Article de presse: La fin du pétrole bon marché
Publié le 22/02/2012
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17 octobre 1973 - En forçant les pays dits " modérés " du golfe Persique à s'aligner sur les régimes arabes " progressistes ", la guerre israélo-arabe a considérablement accéléré le cours de l'histoire pétrolière. Cette fois, l'ère de l'énergie " bon marché " est définitivement terminée.
Ainsi tous les Etats producteurs ont maintenant acquis la maîtrise à la fois des quantités de pétrole qu'ils vendent et du prix auquel ils le vendent. La boucle est bouclée. Autrefois c'étaient les compagnies qui faisaient la loi sur le marché.
Maintenant, le véritable cartel, ce n'est plus celui des grandes compagnies pétrolières, mais celui qui est constitué par les Etats pétroliers. C'est lui qui domine véritablement le marché.
Le prix du pétrole qui résulte de cette situation est-il plus " juste " pour autant ? Empressons-nous de dire qu'ici, au niveau économique auquel nous raisonnons, il ne peut s'agir de morale ou d'équité. Pour l'économiste, le juste prix est égal au " coût marginal ", c'est-à-dire au coût de la dernière tonne produite. Or qu'observe-t-on depuis quelques années ?
L'exploration pétrolière se fait dans des conditions de plus en plus difficiles, dans un milieu hostile (Alaska, mer du Nord, etc.) elle est de plus en plus coûteuse. Autrement dit, le coût marginal ne cesse de croître.
Qu'il ait fallu une guerre meurtrière pour que le royaume de Fayçal et les émirats du golfe Persique se décident à aligner leur prix de vente sur le coût marginal du brut montre à quel point ces régimes étaient encore dans un état de sujétion à l'égard de l'Occident et du cartel des grandes compagnies, qui lui servaient de truchement. Et le fait qu'ils aient enfin su capter la quasi-totalité de la rente colossale qu'engendre l'exploitation de leurs ressources, du fait que le coût moyen du pétrole du Proche-Orient reste très inférieur au coût marginal, ne doit pas étonner. Il était inéluctable qu'ils en profitent, car un hasard de la géographie peut, certes, apparaître " injuste ", mais pas plus que la " rente climatique " des pays tempérés, ou la " rente charbonnière " qui, en d'autres temps, a permis à l'Europe, et principalement à la Grande-Bretagne, de dominer le monde.
Sans doute le réveil va-t-il être douloureux pour les sociétés dites de consommation. On découvre aujourd'hui seulement-un peu tard!-que la prospérité de l'Occident était en partie fondée sur une énergie à bon marché et sur la croyance aveugle que cette situation pourrait durer indéfiniment. Imaginons un instant que dans ces économies l'énergie ait été facturée à son prix depuis une longue période, autrement dit que l'on ait prévu dès le lendemain de la seconde guerre mondiale la raréfaction actuelle des ressources pétrolières. C'est une tout autre société qui se serait formée. La civilisation de l'automobile individuelle n'aurait pu se développer d'une manière aussi foudroyante, avec les conséquences que l'on connaît aujourd'hui sur l'orientation de l'espace économique, l'habitat, l'urbanisme, les moeurs.
Alors que les prix du pétrole-et partant ceux de l'énergie-grimpent à une allure vertigineuse, la conversion de l'appareil industriel des sociétés développées ne pourra se faire du jour au lendemain, du fait de l'inertie des structures. Nous entrons dans une période de transition fort difficile, il ne faut pas se le cacher, et il n'est pas sûr que la loi du profit, qui demeure la dominante de nos sociétés, soit capable de nous la faire vivre sans des troubles graves. Quant aux pays sous-développés-du moins ceux qui n'ont pas la chance de disposer d' " or noir " dans leur sous-sol et qu'on oublie trop souvent dans cette affaire-il va sans dire que cette conversion leur sera encore plus pénible. Par un mimétisme dont on peut discuter à perte de vue, à savoir s'il a été spontané ou imposé par le néocolonialisme, ces pays ont eux aussi fondé leur développement sur une énergie à bon marché ils encourent aujourd'hui les mêmes conséquences.
Sans montrer un goût trop prononcé pour le paradoxe, on pourrait même se réjouir que le pétrole soit enfin facturé à son vrai prix. Il apparaît en effet de plus en plus clairement que la " civilisation de l'automobile " aboutit à une sorte d'impasse à divers points de vue trop de gouvernements lui avaient sacrifié des infrastructures et des sites. Une économie à énergie chère donnera peut-être à la société industrielle, dans la mesure où elle amortira les à-coups les plus dangereux, un visage moins inhumain.
PHILIPPE SIMONNOT
Le Monde du 30 octobre 1973
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