ARTICLE DE PRESSE: La droite divisée, la gauche relève la tête
Publié le 17/01/2022
Extrait du document
23 avril 1995 - La droite massivement dominante, mais divisée la gauche largement minoritaire, mais présente et à la première place pour le second tour de l'élection présidentielle : le scrutin du 23 avril montre la permanence du paysage politique qui s'est dessiné à la fin des années 80. Depuis 1986, la droite parlementaire réunit quelque 40 % des Français. Depuis la même date, l'extrême droite pèse sur cette droite, dont elle détourne une partie des électeurs, tout en se nourrissant de l'amertume des déçus de la gauche et des réactions de ceux pour qui les gouvernements successifs, droite et gauche confondues, sont responsables de tous les maux de la société.
François Mitterrand, qui calculait que Jacques Chirac et Edouard Balladur devraient se partager 44 % des voix et que ce serait bien le diable si Lionel Jospin n'arrivait pas à se glisser entre les deux, avait raison. Plus encore qu'il ne le croyait, peut-être, puisque Philippe de Villiers a " stérilisé ", comme dit Jean-Marie Le Pen, près de 5 % des voix et fait baisser d'autant le total de la droite RPR-UDF, contribuant ainsi à assurer non seulement la présence du candidat socialiste au second tour, mais sa place en tête de la course.
Toutes proportions gardées, la droite et la gauche se retrouvent dans une situation comparable à celle des élections législatives qui avaient débouché sur la première cohabitation. Comme en 1986, M. Chirac se voit à la tête d'une majorité un peu juste, qui lui permet d'envisager raisonnablement d'accéder à la présidence de la République, il y a neuf ans, il s'agissait du poste de premier ministre, mais à condition de rassembler son camp, d'une part, et d'éviter, d'autre part, le récif du Front national. Le maire de Paris va devoir se livrer à un exercice qui pourrait lui rappeler à la fois les affres de la formation de son gouvernement en 1986, faire une place à chacun, rassurer les uns, calmer les autres, n'oublier personne et les contorsions de sa campagne présidentielle de 1988, qui l'avait vu ignorer Jean-Marie Le Pen tout en tendant la main à ses électeurs.
Lionel Jospin apparaît comme un miraculé, à l'égal du Parti socialiste de mars 1986. Il y a neuf ans, les socialistes dépassaient 30 % des voix, et les communistes approchaient encore de 10 %; le PS est loin, aujourd'hui, de son niveau d'alors, mais, jointes ensemble, les voix de M. Jospin, de M. Hue, de Mme Laguiller et de Mme Voynet se situent au-dessus de 40 %. Le rapport des forces n'a cessé de se dégrader au détriment de la gauche. Cependant, le niveau auquel il se situe aujourd'hui est, à certains égards, inespéré pour celui qui a la charge de la représenter au second tour de scrutin.
En somme, il faudrait, pour avoir une chance de l'emporter, que M. Jospin réussisse face à M. Chirac, en deux semaines, ce qui avait demandé deux ans à M. Mitterrand. Posé en ces termes, le défi est impossible à relever, sauf à souligner la persistance de trois éléments défavorables à M. Chirac : son score relativement faible: l'ex-président du RPR réussit enfin, à sa troisième tentative, à franchir la barre des 20 %, mais pas de beaucoup le score de M. Balladur témoigne d'une méfiance tenace, dans les rangs de la droite, envers le maire de Paris M. Le Pen, renforcé, est toujours acharné à la perte du chef du parti gaulliste.
La nouvelle progression, même modeste, du Front national est une donnée qui le dispute en importance à la première place de M. Jospin. Alors que son président avait abordé cette nouvelle campagne, la troisième pour lui aussi, sans en attendre beaucoup, le renversement de la situation aux dépens de M. Balladur, qui captait une partie de son électorat, et à l'avantage de M. Chirac, son adversaire favori, lui a permis de revenir sur le devant de la scène.
En tête de tous les candidats dans sept départements le Bas-Rhin, le Haut-Rhin, la Moselle, la Loire, les Bouches-du-Rhône, le Vaucluse et le Var et à égalité avec M. Chirac dans les Alpes-Maritimes, le chef de l'extrême droite accroît son audience dans toute la partie est du pays et, singulièrement, dans la région lyonnaise. Les différences entre son électorat et celui de M. de Villiers sont confirmées par le fait que l'ex-député de Vendée obtient ses meilleurs scores, au contraire, dans " sa " portion de l'Ouest, c'est-à-dire, outre son département, ceux, limitrophes, de Maine-et-Loire et des Deux-Sèvres, et leur pourtour. MM. Le Pen et de Villiers portent à eux deux le niveau de l'extrême droite ou de la droite extrême à près de 20 %.
Entre les deux candidats de la droite parlementaire, qui se partagent moins de 40 % des voix, M. Balladur l'emporte sur M. Chirac dans quarante-cinq départements. Là aussi, les différences géographiques sont nettes : le premier ministre devance le maire de Paris en milieu rural et dans des régions marquées par le centrisme, comme la Bretagne ou Rhône-Alpes, par un vieux légitimisme gaulliste, comme la Basse-Normandie, ou par ces deux traditions, comme l'Alsace et la Lorraine. M. Chirac est largement en tête, en revanche, dans son fief du Massif central : le Limousin, où il domine la droite, et l'Auvergne, où le RPR est fortement implanté et où l'appui tacite de Valéry Giscard d'Estaing a porté ses fruits.
Le maire de Paris écrase son rival, naturellement, dans sa ville, comme dans l'ensemble de l'Ile-de-France et, particulièrement, dans les Hauts-de-Seine, où la position de Charles Pasqua risque bien de devenir inconfortable. Le vote Chirac est, au total, réserve faite du Massif central et du Sud-Ouest, plus " urbain " le vote Balladur, à l'exception du Rhône, de la Loire et des villes de Bretagne ou d'Alsace, plus " rural ". La droite parlementaire n'est majoritaire à elle seule que dans quatorze départements : Paris, la Manche, l'Orne, la Mayenne, le Maine-et-Loire, la Vendée, les Deux-Sèvres, la Haute-Savoie, la Corrèze, le Cantal, l'Aveyron, la Haute-Loire et les deux Corse.
La gauche, toutes familles confondues, ne franchit 50 % des voix que dans l'Ariège et l'Aude, ce qui est assez dire sa faiblesse. Ses zones de force relative restent le Nord du pays (Nord, Pas-de-Calais, Somme, Aisne, Seine-Martitime), la Bretagne, le Sud-Ouest, l'Auvergne industrielle (Allier et Puy-de-Dôme). Le Parti communiste, dont le nouveau secrétaire national a su réunifier l'électorat, n'est pas sorti des limites qui sont les siennes depuis dix ans : Robert Hue rassemble les siens, mais il n'agrandit pas la famille. Arlette Laguiller, qui dépasse pour la première fois 5 % des voix, a suscité un vote ouvrier et protestataire sur les terres occupées par le PS et le PCF. Dominique Voynet n'est pas parvenue à ranimer les espérances écologistes des élections régionales de 1992.
Contrairement à ce que pensait Jacques Chirac, l'électorat socialiste n'a pas disparu. Il semble même que le maire de Paris soit le plus apte à le remobiliser. Contre lui.
PATRICK JARREAU
Le Monde du 25 avril 1995
Liens utiles
- Article de presse: Waldeck Rochet, l'artisan de l'union de la gauche
- Article de presse: Le casse-tête des économistes soviétiques
- Article de presse: Nikita Khrouchtchev : la tête de linotte du Kremlin
- Article de presse: Kennedy relève le défi
- Article de presse: Léon Jouhaux 38 ans à la tête de la CGT