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Article de presse: La déroute de la baie des Cochons

Publié le 22/02/2012

Extrait du document

16 avril 1961 - José Miro Cardona n'est évidemment pas le grand vaincu des opérations qui viennent de se dérouler à Cuba. Déjà, à la fin du siècle dernier, José Marti, héros d'une " guerre d'indépendance " qui devait jeter la " perle des Antilles " dans la dépendance économique des Etats-Unis, affirmait qu'il n'accepterait aucune forme de domination coloniale, " quelles que soient les nouveautés en uniforme yankee dont on la pare ". Soixante ans plus tard, Fidel Castro a renoué avec cette tradition, qui n'est d'ailleurs pas sans rapport avec l'héritage spirituel de Simon Bolivar, et qui, par là, touche l'ensemble de l'Amérique latine. Et, dans le conflit qui oppose Cuba et les Etats-Unis, Fidel Castro peut, comme le faisait autrefois José Marti, évoquer le combat de David contre Goliath. Les quelques centaines d'envahisseurs regroupés sous la direction de José Miro Cardona peuvent être tentés de se reconnaître dans le rôle de David, puisqu'ils affrontaient les milices populaires de Fidel Castro, fortes de quelques deux cent cinquante mille hommes. Leur combat est resté en effet disproportionné malgré le soutien apporté par les Etats-Unis. C'est sur les instances de Washington que José Cardona a été choisi comme le chef des multiples groupes et groupuscules d'émigrés. C'est avec les fonds de la Central Intelligence Agency (CIA), dirigée par Allen Dulles, qu'ils se sont organisés. C'est sur des bases installées en Floride et en Louisiane, sans parler du Guatemala, qu'ils ont pu s'entraîner, avec des instructeurs américains. Les armes dont ils étaient équipés étaient américaines, alors que les barbudos de Fidel Castro, aux temps héroïques de la sierra Maestra, devaient arracher les leurs aux forces de Batista, les agents du FBI et de la CIA faisant alors preuve à leur égard d'une sévérité égale à la confiance qu'ils accordent aujourd'hui aux émigrés vaincus. Leurs stations de radio, par exemple celle de l'île du Cygne, sont en territoire américain, alors que naguère les fidélistes devaient émettre sur les ondes de Radio-Caracas. Mais, surtout, Washington croyait fournir aux contre-révolutionnaires un atout capital sur le plan diplomatique. Après la suppression des importations de sucre, l'embargo économique total et la rupture des relations diplomatiques, le Livre blanc publié le mois dernier par le département d'Etat servait un double but :-D'une part, il manifestait solennellement l'appui des Etats-Unis aux forces antifidélistes;-D'autre part, il invitait implicitement les gouvernements sud-américains à faire cause commune avec Washington contre La Havane. C'est en raison de ce soutien multiforme que le Goliath américain est, à travers José Miro Cardona, le grand vaincu du combat qu'il a voulu livrer au David cubain. Voilà plus d'un an déjà que la revue Life, dressant un bilan des efforts américains pour venir à bout de la révolution cubaine, comparait les Etats-Unis à un marteau-pilon cherchant à écraser une mouche. La mouche a eu raison du marteau-pilon, et cela sans même que Nikita Khrouchtchev ait eu besoin de brandir de nouveau la menace d'envoyer ses fusées sur New-York. Les héritiers de Monroe Pour les Etats-Unis, le désastre dépasse l'imagination. Comment le président Kennedy en est-il arrivé là? Trop d'éléments sont encore inconnus pour qu'il soit possible de répondre pleinement à cette question, mais un certain nombre d'arguments précis peuvent cependant être mis en avant. En premier lieu, il faudrait expliquer l'hostilité des Etats-Unis à l'égard de la révolution cubaine. Il s'agit, pour certains, d'une hostilité plus passionnelle que raisonnée, et c'est pourquoi des hommes comme Adolf Berle et Arthur Schlesinger, qui appartiennent à la " gauche " de l'équipe démocrate, ont inspiré le Livre blanc contre Cuba : un pays qui, dans la dépendance économique des Etats-Unis, n'a recueilli que dictature et corruption , et a choisi de s'écarter de la voie américaine, c'est là un affront d'autant moins supportable qu'il est infligé par un petit pays. Mais il faut aussi et surtout tenir compte des facteurs économiques et diplomatiques. Le capitalisme classique, par le jeu des investissements privés et de l'aide économique, n'a pas réussi à résoudre les problèmes du monde latino-américain, qui regarde avec espoir du côté de Cuba. Telle est l'une des principales clés de la contagion fidéliste. Ne pas l'enrayer, c'est accepter que l'hémisphère sud échappe à l'influence des Etats-Unis. Républicains et démocrates l'avaient compris bien avant que, quatorze mois après la victoire de Fidel Castro sur Batista, Anastase Mikoyan se rende à La Havane pour proposer l'aide de l'URSS. Or l'Amérique latine est, pour les Etats-Unis, un irremplaçable réservoir de matières premières, sans lequel la prospérité et le confort du pays le plus riche du monde seraient menacés. Si des pays comme le Mexique, le Venezuela ou le Brésil refusent de couper les ponts avec les Etats-Unis, ils ne rejettent pas moins cette " doctrine de Monroe " qui inspire successivement le " gros bâton " ( " big stick " ) de Théodore Roosevelt, la " dollar diplomacy " de l'époque de Taft, puis, sous Franklin D. Roosevelt, une " politique de bon voisinage " qui n'alla pas sans quelques vexations. Il est significatif que, l'été dernier, John F. Kennedy, à propos de Cuba, ait invoqué la " doctrine de Monroe " quelques jours avant que le gouvernement Eisenhower ait songé à l'usage qu'il pourrait en faire. Et, lorsque le jeune président démocrate propose à l'Amérique latine une " nouvelle alliance pour le progrès ", il tient un langage qui présente quelque analogie avec celui du " bon voisinage " rooseveltien. Mais, désormais, pour une majorité grandissante en Amérique latine, ce vocabulaire libéral recouvre une politique qui n'a répudié ni le " big stick " ni la " dollar diplomacy ". Mais le drame de John Kennedy est que son " big stick " n'a pas été assez gros. Jusqu'à la première guerre mondiale, les débarquements des " marines " à Cuba, à Haïti, au Nicaragua, à Saint-Domingue, produisaient toujours le résultat souhaité par Washington. Cette ère est révolue. Mais on doit admettre qu'une intervention directe des forces américaines à Cuba au début de 1959 aurait écrasé la révolution fidéliste, tout comme les chars soviétiques écrasèrent l'insurrection de Budapest, et l'indignation n'aurait probablement pas été plus durable que dans l'autre. On pensa sans doute, à Washington, que l'intervention indirecte pourrait réussir à Cuba comme elle avait réussi au Guatemala en 1954. Les responsables en seraient les démocrates et non les républicains, mais le principal artisan resterait le même : Allen Dulles, chef de la CIA. La différence était pourtant notable : Jacobo Arbenz fut renversé peu après son accession au pouvoir, alors qu'en deux ans Fidel Castro avait eu le temps de mettre sur pied son appareil de défense, d'acheter des armes (à l'URSS, mais aussi à la Belgique, à l'Italie, à l'Allemagne de l'Ouest) et de créer ses milices populaires. Cependant, croyait-on à Washington, l'intervention indirecte devait réussir grâce à la faiblesse du régime fidéliste. Faiblesse non pas militaire, certes, mais politique: le peuple se soulèverait, les miliciens retourneraient leurs armes contre le " dictateur " barbu dès l'annonce du débarquement. Il n'en fut rien, ce qui montre à quel point le département d'Etat et la CIA se sont trompés sur la réalité cubaine. Fidel Castro est un " dictateur " parce qu'il n'a pas organisé d'élections, alors que Batista avait droit au soutien de Washington. Mais les paysans préfèrent la réforme agraire de Fidel Castro aux " élections " du régime Batista. Fidel Castro est impopulaire parce qu'il a nationalisé les entreprises privées. Mais le peuple cubain a plus d'écoles, de logements, de travail, peut mieux-ou moins mal-se nourrir et s'habiller. Les nationalisations et l'absence d'élections gênent sans aucun doute les Cubains riches ou aisés qui ont émigré, mais beaucoup moins les paysans, les jeunes, les ouvriers, les étudiants. Les émigrés ont pris leurs désirs pour des réalités; la CIA et le département d'Etat ne connaissent sûrement pas les paysans cubains, et c'est sur une fausse image de Cuba que John Kennedy a joué le pari qu'il vient de perdre. La naïveté dont ont fait preuve les responsables américains est à peine croyable. Renseignés par les antifidélistes, ils ont fait foi à des affirmations péremptoires que des journalistes tant soit peu expérimentés recueillaient avec la prudence d'usage. Ils ont gravement sous-estimé la force et la popularité du régime de Castro, qu'ils imaginaient fondé sur une terreur pire que celle de Batista ou de Trujillo. Ils n'ont pas été étonnés d'apprendre que Santiago-de-Cuba, véritable capitale du fidélisme, se serait ralliée à la contre-révolution. Dès lundi, ils estimaient que Raul Castro était prisonnier, et mercredi encore ils se réjouissaient du " suicide " du docteur Ernesto " Che " Guevara. Il faut n'avoir jamais pénétré dans l'état-major de Raul Castro, à La Havane, pour imaginer qu'il puisse être prisonnier quelques heures après un débarquement dans les marécages de Zapata. Il faut fort mal connaître Guevara, ce médecin qui abandonna les malades pour faire la révolution au Guatemala et à Cuba, pour supposer qu'il puisse se suicider en une heure critique. Et, à Washington, on brossait de Fidel Castro un portrait hystérique au moment même où le président barbu rédigeait son communiqué de victoire... Tout s'est passé comme si le gouvernement américain, après avoir attaqué les antifidélistes à des fins de propagande, avait fini par se laisser intoxiquer par ses propres slogans. CLAUDE JULIEN Le Monde du 22 avril 1961

« songé à l'usage qu'il pourrait en faire.

Et, lorsque le jeune président démocrate propose à l'Amérique latine une " nouvelle alliancepour le progrès ", il tient un langage qui présente quelque analogie avec celui du " bon voisinage " rooseveltien.

Mais, désormais,pour une majorité grandissante en Amérique latine, ce vocabulaire libéral recouvre une politique qui n'a répudié ni le " big stick "ni la " dollar diplomacy ". Mais le drame de John Kennedy est que son " big stick " n'a pas été assez gros.

Jusqu'à la première guerre mondiale, lesdébarquements des " marines " à Cuba, à Haïti, au Nicaragua, à Saint-Domingue, produisaient toujours le résultat souhaité parWashington.

Cette ère est révolue.

Mais on doit admettre qu'une intervention directe des forces américaines à Cuba au début de1959 aurait écrasé la révolution fidéliste, tout comme les chars soviétiques écrasèrent l'insurrection de Budapest, et l'indignationn'aurait probablement pas été plus durable que dans l'autre. On pensa sans doute, à Washington, que l'intervention indirecte pourrait réussir à Cuba comme elle avait réussi au Guatemalaen 1954. Les responsables en seraient les démocrates et non les républicains, mais le principal artisan resterait le même : Allen Dulles,chef de la CIA.

La différence était pourtant notable : Jacobo Arbenz fut renversé peu après son accession au pouvoir, alors qu'endeux ans Fidel Castro avait eu le temps de mettre sur pied son appareil de défense, d'acheter des armes (à l'URSS, mais aussi àla Belgique, à l'Italie, à l'Allemagne de l'Ouest) et de créer ses milices populaires. Cependant, croyait-on à Washington, l'intervention indirecte devait réussir grâce à la faiblesse du régime fidéliste.

Faiblesse nonpas militaire, certes, mais politique: le peuple se soulèverait, les miliciens retourneraient leurs armes contre le " dictateur " barbudès l'annonce du débarquement.

Il n'en fut rien, ce qui montre à quel point le département d'Etat et la CIA se sont trompés sur laréalité cubaine. Fidel Castro est un " dictateur " parce qu'il n'a pas organisé d'élections, alors que Batista avait droit au soutien de Washington. Mais les paysans préfèrent la réforme agraire de Fidel Castro aux " élections " du régime Batista. Fidel Castro est impopulaire parce qu'il a nationalisé les entreprises privées.

Mais le peuple cubain a plus d'écoles, delogements, de travail, peut mieux-ou moins mal-se nourrir et s'habiller. Les nationalisations et l'absence d'élections gênent sans aucun doute les Cubains riches ou aisés qui ont émigré, mais beaucoupmoins les paysans, les jeunes, les ouvriers, les étudiants.

Les émigrés ont pris leurs désirs pour des réalités; la CIA et ledépartement d'Etat ne connaissent sûrement pas les paysans cubains, et c'est sur une fausse image de Cuba que John Kennedy ajoué le pari qu'il vient de perdre. La naïveté dont ont fait preuve les responsables américains est à peine croyable.

Renseignés par les antifidélistes, ils ont fait foià des affirmations péremptoires que des journalistes tant soit peu expérimentés recueillaient avec la prudence d'usage.

Ils ontgravement sous-estimé la force et la popularité du régime de Castro, qu'ils imaginaient fondé sur une terreur pire que celle deBatista ou de Trujillo.

Ils n'ont pas été étonnés d'apprendre que Santiago-de-Cuba, véritable capitale du fidélisme, se serait ralliéeà la contre-révolution.

Dès lundi, ils estimaient que Raul Castro était prisonnier, et mercredi encore ils se réjouissaient du" suicide " du docteur Ernesto " Che " Guevara.

Il faut n'avoir jamais pénétré dans l'état-major de Raul Castro, à La Havane,pour imaginer qu'il puisse être prisonnier quelques heures après un débarquement dans les marécages de Zapata.

Il faut fort malconnaître Guevara, ce médecin qui abandonna les malades pour faire la révolution au Guatemala et à Cuba, pour supposer qu'ilpuisse se suicider en une heure critique. Et, à Washington, on brossait de Fidel Castro un portrait hystérique au moment même où le président barbu rédigeait soncommuniqué de victoire... Tout s'est passé comme si le gouvernement américain, après avoir attaqué les antifidélistes à des fins de propagande, avait finipar se laisser intoxiquer par ses propres slogans. CLAUDE JULIEN Le Monde du 22 avril 1961. »

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