Article de presse: La démocratie africaine à l'épreuve de la misère
Publié le 22/02/2012
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27 janvier 1996 - La simultanéité entre les coups d'Etat militaires qui ont affecté le Niger, la Guinée et le Congo est aussi frappante que les différences qui les séparent. Quoi de commun entre le colonel Baré Maïnassara, Cincinnatus des bords du Niger, factieux par devoir, et les jeunes miliciens de Brazzaville, à peine intégrés dans l'armée régulière, qui exigent avant tout le paiement de leur solde ? Quant aux mutins guinéens, ils ont commencé par réclamer, eux aussi, une amélioration de l'ordinaire, avant de se découvrir des velléités putschistes.
Est-ce assez pour pronostiquer une contagion kaki ? Les réactions africaines au pronunciamento du colonel Maïnassara ont en tout cas fait apparaître une fracture de plus en plus nette entre les pays acquis au jeu démocratique et les partisans d'une restauration des régimes autoritaires.
Les Etats qui ont trouvé des circonstances atténuantes aux putschistes particulièrement la Côte d'Ivoire, le Togo et le Burkina Faso appartiennent à la catégorie des régimes auto- réformés. Après les premières manifestations pro-démocratiques fin 1989 et l'aval donné par la France, au sommet de la Baule en juin 1990, à un mouvement qu'elle avait longtemps freiné, voire contrarié, les dirigeants de ces pays se sont, en apparence, conformés aux nouvelles exigences démocratiques, tout en s'efforçant avec succès de conserver le pouvoir. Certains, comme Félix Houphouët-Boigny en Côte-d'Ivoire ou Blaise Compaoré au Burkina Faso, ont exécuté la manoeuvre sans entamer leur crédit international. Au Togo, Gnassingbé Eyadéma a dû faire couler le sang, en abondance, pour conserver la magistrature suprême. Les présidents gabonais et camerounais ont eu recours à la violence et aux manipulations électorales pour se maintenir. Aujourd'hui, le général Eyadéma apparaît comme la figure de proue de ce camp conservateur, soupçonné de visées restauratrices.
En face, les autorités du Mali ou du Bénin, où des conférences nationales ont abouti à la déposition des dirigeants d'hier, restent attachées à la démocratie et au suffrage universel. Ce camp a reçu le renfort imprévu du général Lansana Conté, qu'a priori tout rapprochait des restaurateurs. Mais, arrivé à la tête de la Guinée grâce à un coup d'Etat en 1984, maintenu par une élection présidentielle aussi contestable que contestée en 1993, il a failli perdre le pouvoir dans les premiers jours de 1996, lors de la mutinerie de Conakry, au cours de laquelle le palais et le bureau présidentiels ont été pillés.
De même, le président congolais, Pascal Lissouba, a dû faire face à la rébellion de militaires issus de la milice qu'il a lui-même formée en 1994, lorsque les élections législatives se sont soldées par un début de guerre civile. Aujourd'hui, le seul rempart de MM. Conté et Lissouba face à une armée imprévisible est leur légitimité démocratique, aussi entachée qu'elle soit par l'état désastreux dans lequel se trouvent les institutions et les services publics de leurs pays.
L'attachement à la démocratie du président béninois Nicéphore Soglo ou de son homologue malien Alpha Konaré est d'un autre ordre. Les deux hommes ont succédé à des dictateurs, ils ont déjà traversé avec plus ou moins de succès mais en tout cas dans le calme l'épreuve d'autres scrutins, législatifs et municipaux. Contrairement au Niger, leurs pays ont bénéficié des effets de la dévaluation du franc CFA, qui a correspondu à la hausse des cours de la principale culture d'exportation, le coton.
Ajustement structurel
Toutefois, le Bénin et le Mali restent loin d'un décollage économique qui, en Afrique de l'Ouest, n'est envisageable à moyen terme que pour la Côte d'Ivoire ou le Ghana. Ils appartiennent donc à ces pays menacés de crise (massacres, changements de régime violents, guerres civiles) que recensait une étude de la CIA, remise en novembre 1995 au vice-président Gore. Car, quels que soient les distinguos politiques, la plus dure épreuve que doit affronter la démocratie en Afrique reste la misère.
Depuis quinze ans, face aux menaces d'effondrement des économies africaines sous les fardeaux conjugués de la dette, de la chute des cours des matières premières et du gaspillage, les pays riches, par la voix des institutions de Bretton Woods, ont imposé l'ajustement structurel. Aujourd'hui, en Afrique, le débat économique est très étroitement borné par les dogmes des " staliniens du FMI ", comme les appelle un ancien ministre de l'économie africain. " Voilà dix ans que l'ajustement structurel nous empêche de recruter des fonctionnaires, explique le président malien Konaré. Les réformes sont donc appliquées par le personnel du régime de parti unique. En termes d'hommes, rien n'a changé. "
Ce qui vaut pour les fonctionnaires vaut aussi pour l'armée. Souvent, les cadres supérieurs ont ressenti le mouvement de démocratisation comme une mise à l'écart, voire comme une humiliation. Leurs conditions de vie se sont dégradées, phénomène d'autant plus cruellement ressenti que certains d'entre eux ont été engagés dans des opérations internationales de maintien de la paix au cours desquelles leur solde a été considérablement augmentée. Dans d'autres pays, au Mali ou au Congo, l'armée régulière a dû ouvrir ses rangs à des éléments issus de rébellions ou de milices politiques, ce qui a exacerbé les tensions. Enfin, alors qu'elles étaient autrefois les garantes de l'unité nationale, les forces armées sont soumises aux forces centrifuges de l'ethnicisme.
Soumis à ces turbulences, certains militaires sont tentés par la fuite en avant. Mais l'exemple du Nigeria le plus peuplé et l'un des plus riches des Etats subsahariens a montré que les intentions réformatrices des généraux cèdent vite la place à un simple souci de domination et d'enrichissement, parfaitement imperméable aux pressions internationales.
THOMAS SOTINEL
Le Monde du 2 mars 1996
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