Article de presse: La crise économique : un grand remue-ménage
Publié le 17/01/2022
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16 décembre 1980 - Si l'on confiait à un ordinateur le soin de repérer l'emploi du mot crise dans les livres, revues et journaux français depuis dix ans, on serait effaré du résultat. Les zéros s'ajouteraient aux zéros pour un nombre faramineux. C'est que le vocable est bien pratique pour désigner le marasme du monde économique, même s'il n'est pas spécialement approprié. La première ambiguïté est là : qui dit crise dit rupture d'équilibre, état de tension entre deux situations plus ou moins " normales ". Or il s'agit plutôt d'une longue maladie. On ne meurt pas, heureusement, de tous les cancers. Mais, après une décennie de " crise ", bien malin celui qui pourrait indiquer la date de l'entrée prochaine en convalescence.
Est-on même sûr de la date de démarrage de l'affection? Même pas.
Conventionnellement, on la situe au dernier trimestre de 1973 où, à partir du 17 octobre de cette année-là, en pleine guerre du Kippour, les ministres de l'Organisation des pays arabes exportateurs de pétrole (OPAEP) prennent une série de décisions qui aboutiront à un triplement du prix de l'or noir. C'est la deuxième ambiguïté, car nombre d'observateurs préfèrent choisir la date du 15 août 1971 comme vrai point de départ de la crise : celle où, le président Nixon décidant de détacher le dollar de l'or, l'ébranlement du système monétaire international fut définitivement consacré.
Ce qui est sûr, c'est que la conscience de la crise, elle, n'est apparue que lentement, la plupart des gouvernements et notamment celui de la France s'ingéniant à faire croire aux citoyens que les décisions des producteurs arabes pouvaient être noyées dans la croissance économique, et qu'il y avait un mauvais moment à passer. De fait, avec une grande légèreté tenant sans doute à la peur de demander quelques sacrifices au pays, les pouvoirs publics réussirent non seulement à maintenir mais à augmenter la consommation intérieure au détriment des investissements. Comme il faut que tout se paie, l'austérité devait bien poindre un jour, et à un degré plus intense que si l'on avait dès le début mieux choyé l'industrie et un peu moins les Français.
Le paradoxe est que les mesures de rigueur ont dû être appliquées en France par un gouvernement de gauche. Il est vrai que la stratégie de relance (à contretemps) lancée après mai 1981 devait aggraver la note, déjà alourdie par le second choc pétrolier de 1979. Notons que c'est à partir de cette dernière date que les politiques de restriction de la demande ont convergé dans la plupart des pays du monde, les effets de ces grandes manoeuvres internationales dévoilant cette fois aux yeux de tous l'ampleur du sinistre.
C'est sur la nature même du phénomène qu'une troisième ambiguïté apparaît. Sans doute, la " crise " -puisqu'il faut l'appeler par ce nom convenu-a toutes les apparences d'une phase basse de cycle conjoncturel avec son cortège de chômeurs, ses " guerres " de commerce extérieur, et toutefois une particularité, celle d'avoir continué d'alimenter l'inflation, à un taux très variable, certes, selon les pays.
Mais de nombreux signes font pencher beaucoup d'observateurs vers une analyse différente. Le monde vivrait aujourd'hui une profonde mutation structurelle qui se manifeste aussi bien par la baisse de rentabilité du capital que par la remise en cause du " fordisme " et le ralentissement des innovations techniques créatrices d'emploi.
Le noeud est peut-être là : l'informatique, la télématique, la robotique, la biogénétique, etc., exécutent une danse de plus en plus frénétique dans notre environnement. Mais toutes ces trouvailles sécrètent des consommations (et des emplois) bien moins importantes que l'invention du chemin de fer, de l'électricité ou de l'automobile.
Elles bouleversent les procédés de fabrication, non la gamme des produits. Elles demandent, malgré tout, aux citoyens de s'adapter beaucoup plus vite qu'ils ne le peuvent. Les mentalités n'évoluent pas au rythme binaire, celui des ordinateurs.
Ces ambiguïtés expliquent à quel point les théories économiques et les politiques gouvernementales qui en sont souvent l'application pratique bafouillent aujourd'hui. On a même vu la même année (1981) la France prêcher la relance par la demande, et les Etats-Unis par l'offre, puis notre pays exécuter un virage à 180 degrés, retrouvant les méthodes classiques de la pression sur la consommation pour essayer de colmater les brèches énormes du commerce extérieur et d'endiguer la poussée de l'inflation.
A l'échelle de la planète, on assiste en tout cas à un grand remue-ménage et à des remises en cause. Citons-en deux : 1-L'Etat-providence montre de plus en plus les défauts de sa cuirasse; 2-Après avoir cru en l'industrialisation rapide du tiers-monde, l'énorme endettement accumulé réfrène les ardeurs des prêteurs, et des voix convergent pour encourager des initiatives de toute sorte mais moins coûteuses en faveur des progrès des cultures vivrières, seule manière, au reste, de lutter efficacement contre la faim.
Il y a aussi un " bon usage " de la crise : elle force à un vaste redéploiement culturel, à se poser des questions fondamentales sur la société, que le tourbillon de la croissance empêchait d'entendre.
PIERRE DROUIN
Décembre 1983
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