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Article de presse: La crise économique menace la " révolution " politique à Séoul

Publié le 17/01/2022

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- Un peu plus de dix ans après le " people's power " , conduit par Cory Aquino, qui renversa la dictature de Ferdinand Marcos aux Philippines, les Coréens viennent de faire une autre " révolution " . Moins spectaculaire mais aussi significative : ils ont choisi comme chef de l'Etat l'homme qui a incarné la conscience démocratique de ce pays depuis quarante ans. Ils n'ont pas mis à bas une dictature : ils l'avaient fait au printemps 1987 par des manifestations de rue qui contraignirent le régime de Chun Too-hwan à des réformes. Mais ils ont eu le courage de dire " non " , certes timidement, à un système politico-affairiste qui a conduit le pays à la faillite. Ils ont également eu l'audace de mettre fin au monopole du pouvoir d'un parti qui, sous diverses appellations, gouverne le pays depuis les années 60. C'est en outre la première fois que les Coréens, victimes d'une grave crise de confiance à l'étranger après leur banqueroute financière, ont pour président un homme de stature internationale, plusieurs fois candidat au prix Nobel de la paix. Les Coréens ont une courte expérience de la démocratie. A l'exception de l'éphémère gouvernement Chang Myon (neuf mois entre 1960 et 1961), le pays n'a connu que des régimes autoritaires. Ce n'est qu'en 1992, après une présidence de transition entre dictature et démocratie sous Roh Tae-woo, qu'un civil a été élu à la tête de l'Etat. La victoire de Kim Young-sam, un ancien dissident opportunément rallié au pouvoir, souleva de grands espoirs dans le pays et sa cote de popularité était élevée. Il mit en route des réformes visant à enrayer une corruption devenue endémique. Mais sa présidence s'achève sur un fiasco. Il a laissé l'économie partir à la dérive et n'a pu mettre un terme à la collusion qui sévit entre pouvoir politique et milieux d'affaires. Concussions, pots-de-vin ou crédits bancaires accordés sur des pressions politiques ont toujours existé : la collusion des pouvoirs a été l'un des rouages du décollage économique du pays. Mais au cours du mandat de Kim Young-sam le mal a empiré : il a perverti tout le système au point de lui faire perdre son efficacité, au demeurant contestable du point de vue démocratique. Le président sortant a certes fait juger et condamner ses prédécesseurs, les généraux-présidents Chun Too-hwan et Roh Tae-woo, pour le massacre de cinq cents civils à Kwangju en 1980 et leur implication dans des affaires de corruption. Mais la fin de son mandat a été marquée par une suite ininterrompue de scandales. Son fils a été condamné et lui-même pourrait bien, un jour, avoir des comptes à rendre. Nostalgie de l'autoritarisme Cette expérience de démocratie incomplète a laissé aux Coréens un arrière-goût amer. Elle a engendré chez certains une nostalgie de l'autoritarisme de Park Chung-hee qui mena le pays d'une main de fer de 1961 à 1979. Le fantôme du dictateur, qui, dans les sondages, venait juste derrière un des héros de la lutte contre le colonialisme japonais et Mère Teresa, a paradoxalement plané sur les premières élections vraiment libres, c'est-à-dire exemptes des flots d'argent déversés par les chaebols sur le candidat du pouvoir, que vient de connaître la Corée. Cette réhabilitation de Park, sorte de Bismarck local élevé au rang de " père " de la Corée moderne (car c'est sous sa férule que ce pays pauvre et agricole entama une transformation qui allait en faire la onzième puissance économique du monde), est symptomatique du malaise ressenti par l'opinion avant même que le pays ne sombre dans la banqueroute. " Les Coréens se sentent trahis par les gouvernements civils " , écrivait en avril l'éditorialiste du quotidien Dong-A Ilbo. A la veille des élections, un commerçant d'une cinquantaine d'années nous disait : " Un peu d'autoritarisme, c'est ce qu'il faut à ce pays. " Le " syndrome Park Chung-hee " , dans la mémoire des Coréens, a été engendré par la déception et la frustration. Car c'est sous ce régime, qui réprima les intellectuels, tortura les dissidents et jugula la presse et les syndicats, qu'ont pris racine les maux actuels de la Corée. C'est Park qui mit les conglomérats naissants au service de l'Etat et ordonna aux banques de leur ouvrir des crédits illimités. La recette fut un succès : sous le patronage du gouvernement, Hyundai, qui vendait ses bateaux avant même d'avoir fini ses chantiers navals, et Daewoo, dont le président est devenu le " représentant de commerce globe-trotter " , sont devenus des géants mondiaux. Beaucoup ont voulu oublier les excès de ce régime pour ne voir en Park qu'un chef autoritaire mais honnête dans la veine de la tradition confucéenne : il eut recours à la politique de l'argent mais lui-même n'était pas corrompu. Par un ironique retour de l'histoire, c'est au moment où une partie de l'opinion flirte avec la mémoire de Park qu'accède à la présidence l'homme qui combattit la dictature avec le plus d'acharnement et fut victime de sa répression. Mais il est encore plus ironique de constater que c'est en s'alliant aux héritiers de Park que le dissident Kim Dae-jung parvient à ses fins. Contre le courant dévoyé du " parkisme " , qui allait donner les régimes de Chun Too-hwan et de Roh Tae-woo, Kim Dae-jung a cherché à réconcilier les deux autres " âmes " de la politique coréenne : le centre droit traditionnel, représenté par l'ancien premier ministre de Park, Kim Jong-pil, et le centre gauche, défenseur des valeurs démocratiques qu'il incarne. Alliance contre nature Sans cette alliance contre nature, qui sonne à certains comme un reniement (Kim Jong-pil organisa la KCIA, les services de renseignement qui furent l'instrument de la répression du régime), Kim Dae-jung n'aurait pu rassurer une partie de l'électorat conservateur et l'emporter. Kim Dae-jung a pris sa revanche sur les défaites passées. Il lui reste à être fidèle à lui- même. Mais il hérite d'un pays à la dérive et d'une société inquiète, soumise à des tensions que la crise et ses conséquences (faillites et chômage) vont accentuer. Les nouvelles générations se sont habituées au confort de la prospérité, à la carte de crédit, au téléphone mobile et aux produits importés. Elles ne sont guère préparées à l'austérité qui s'annonce. La société sud-coréenne est en outre devenue pluraliste, comme en témoignent les films de jeunes réalisateurs qui prennent pour thèmes un héros du syndicalisme qui s'immola par le feu en 1970, les bas-fonds de Séoul ou la vie sexuelle des femmes. Elle est donc plus difficile à contrôler. La moitié de la population a moins de trente ans et n'a sans doute pas l'endurance de la génération précédente ni la mémoire des privations. Avec l'élection de Kim Dae-jung, les Coréens ont tourné une page de l'histoire politique. Il leur reste à boucler un cycle économique. Une opération plus douloureuse. PHILIPPE PONS Le Monde du 20 décembre 1997

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