ARTICLE DE PRESSE: La communauté noire en quête d'une nouvelle identité
Publié le 17/01/2022
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7 avril 1995 - Comment réagirait le pasteur Martin Luther King s'il revenait sur terre aujourd'hui ? Il y a un peu plus d'un an, Bill Clinton a prononcé sur ce thème l'un des meilleurs discours de sa présidence, à Memphis : " Il dirait : ce n'est pas l'Amérique pour laquelle j'ai donné ma vie. " Mais, à travers l'Amérique, le grand mouvement des droits civiques paraît à des années-lumière du monde d'aujourd'hui. A présent, estime l'un des représentants de la nouvelle génération, Isaac Faris, trente-deux ans, neveu de Martin Luther King, " l'accent doit être mis sur les droits économiques plutôt que sur les droits civiques. Aujourd'hui, tout le monde a le droit de monter dans le bus, mais tout le monde n'a pas de quoi se payer un ticket ".
Les statistiques le montrent : les trois dernières décennies ont profondément fissuré la communauté noire la classe moyenne s'est enrichie et agrandie, mais jamais auparavant autant de pauvres n'avaient été aussi pauvres les Noirs constituent 13 % de la population des Etats-Unis, mais 41 % de la population carcérale, qui a doublé en dix ans. " Avec l'intégration, l'Amérique noire s'est désintégrée ", relève dans le New Yorker l'un des jeunes intellectuels noirs en vue, Henry Louis Gates Jr.
Orphelines de leurs leaders historiques, les organisations noires sont d'autant plus démunies que de nouveaux défis surgissent. Avec le virage à droite de l'Amérique, le poids politique des Noirs a diminué, notamment au Congrès. Traditionnellement pro-démocrates, ils réalisent que les démocrates des années 90 sont plus sensibles aux griefs des classes moyennes blanches qu'aux leurs.
L'onde de choc de la victoire républicaine aux législatives de novembre 1994 n'a pas tardé à se faire sentir : deux des principales batailles qui vont être menées d'ici à l'élection présidentielle de 1996 portent sur la réforme radicale de programmes qui concernent directement les Noirs, l'aide sociale (welfare) et l' " affirmative action ", politique lancée il y a trente ans pour remédier à la discrimination contre les femmes, les groupes et les minorités ethniques. Dans le premier domaine, les républicains de la Chambre des représentants ont déjà remporté une première victoire symbolique en votant des coupes claires dans les programmes sociaux d'aide aux pauvres et aux plus démunis. Le Sénat, qui a hérité du projet, ne devrait toutefois pas adopter en l'état un projet aussi dur dont la communauté noire, notamment, aurait grandement à pâtir.
Thème majeur
Quant à l'offensive contre l'affirmative action, partant de Californie, elle a gagné le reste du pays comme une traînée de poudre. Le sénateur Bob Dole, candidat à l'investiture républicaine en 1996, chef de file des républicains dans la Haute Assemblée, rêve ouvertement d'une " société incolore " (color-blind society). Soucieux de ne pas être en reste sur ce qui s'annonce comme un thème majeur de la campagne, le président Bill Clinton a annoncé une révision de l'ensemble des programmes d'affirmative action. Lancée en 1965 par le président Johnson, puis étendue par Nixon en 1970, cette politique avait déjà subi un premier assaut sous la présidence Reagan, en 1985, en particulier pour avoir introduit plus ou moins ouvertement des quotas à l'emploi.
A l'époque, Bob Dole l'avait défendue. Pourtant, un rapport publié le 15 mars vient de montrer que, sauf dans l'armée, les objectifs de l'affirmative action sont loin d'être atteints : demandé par une commission créée il y a cinq ans par l'épouse de Bob Dole, Elizabeth Dole, alors secrétaire au travail, ce rapport révèle que, si les hommes blancs ne constituent que 43 % de la main-d'oeuvre, ils occupent toujours 95 % des postes d'encadrement supérieur les femmes occupent près de 40 % des emplois d'encadrement moyen et les hommes noirs 4 %.
Mais l'Amérique, en pleine remise en question des valeurs des années 60, se cherche d'autres voies. Si, au Congrès et dans les médias, des voix se font entendre pour la défense de l' " affirmative action ", elles sont encore noyées dans le brouhaha. Le clivage démocrates/républicains commence à s'estomper dans l'électorat noir, qui, lui aussi, se recentre de plus en plus de Noirs des classes moyennes rejettent la mentalité de victime.
Le vieux débat opposant intégrationnistes et séparatistes refait surface. Certains voient le salut dans une plus forte cohésion de la communauté noire, comme au temps de la ségrégation Atlanta, rappelle Isaac Faris, était le meilleur exemple de " séparés mais égaux ", les Noirs avaient leurs maisons, leurs clubs, leurs business. Auburn Avenue, c'était " Black Wall Street ". Mais d'autres, surtout parmi les jeunes intellectuels, remettent en cause l'idée de lutte raciale et lui préfèrent la lutte contre les inégalités sociales.
" Les disparités de classes au sein de la communauté noire, estime Henry Louis Gates Jr, ne sont évoquées qu'avec gêne parce qu'elles sapent le concept même de communauté. L'Amérique a besoin d'un discours dont le thème central ne soit pas l'idée de race ou la préservation de l'unanimité raciale. " Qui l'emportera ? A l'heure où des personnalités respectées, comme le Pr William Julius Wilson de l'université de Chicago, s'inquiètent d'une aggravation des divisions raciales, l'évolution de la NAACP (l'Association nationale pour la promotion des personnes de couleur), dans les mois qui viennent, pourrait fournir une indication : cette organisation, créée il y a quatre-vingt-six ans, vient de se donner une seconde chance en portant à sa tête Myrlie Evers-Williams, veuve du militant des droits civiques Medgar Evers, assassiné en 1963.
La ténacité de cette femme de soixante-deux ans est légendaire : l'an dernier, trente et un ans après, elle a réussi à faire condamner l'assassin de son mari, un extrémiste blanc deux fois acquitté par des jurys blancs du Mississippi. Dès l'élection de Mm Evers-Williams, les fonds ont recommencé à affluer dans les caisses de la NAACP. Celle-ci en aura bien besoin.
SYLVIE KAUFFMANN
Le Monde du 8 avril 1995
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