Article de presse: Kennedy, un président de charme
Publié le 17/01/2022
Extrait du document
8 novembre 1960 - De tous les Américains le moins surpris de l'élection de Kennedy est à coup sûr Kennedy lui-même. Cette victoire, il y songe depuis qu'il a pris la relève de son frère Joseph, destiné par droit d'aînesse à faire une carrière politique et qui a été tué dans le Pacifique au début des hostilités il la prépare depuis son entrée au Congrès, il y a quatorze ans il la prévoit depuis son échec, à quelques voix près, pour l'investiture de la convention démocrate de Chicago, il y a quatre ans. Il n'en a d'ailleurs jamais fait mystère : à l'automne 1959, son succès lui paraissait si assuré et son heure si proche qu'il commençait volontiers ses phrases par : " Quand je serai à la Maison Blanche... " Et si le premier mot que balbutiait alors sa fille Caroline, née en 1958, était classiquement " papa ", le second était " président ".
A la tribune du Congrès, le sénateur du Massachusetts méritait sa réputation de " debater " agressif et documenté. Dans son bureau, entouré d'un véritable état-major de conseillers, il faisait penser à un fort en thème dirigeant une équipe de " cerveaux ". Sur les estrades des réunions publiques ou devant les caméras de la télévision, c'était Superman, enthousiaste, dynamique et fort. Mais ceux qui ont été ses hôtes dans la simple et confortable maison qu'il habite à Georgetown, le vieux quartier de Washington (vieux signifiant évidemment élégant), découvraient un quatrième personnage, qui complétait les trois autres en même temps qu'il les expliquait.
Là, au sein de sa famille, à la fois arbitre et enjeu de l'agitation permanente d'une petite foule, où frères, soeurs, beaux-frères et belles-soeurs, parents et cousins, l'emportaient nettement en nombre et en charme sur quelques professeurs, diplomates ou financiers, il devenait l'administrateur méthodique, non tant de sa propre ambition que de celle d'un clan où l'on rêve depuis un demi-siècle de porter le nom de Kennedy au firmament de la vie publique américaine.
" Oui, il joue au golf, mais assez mal, et puis, il n'aime pas beaucoup cela. Son sport préféré, c'est le base-ball. Non, il n'était pas au Sénat le jour où fut votée la condamnation de McCarthy, mais c'est parce qu'il était à l'hôpital, en traitement pour les suites de sa blessure de guerre-mais il est maintenant en excellente santé, vraiment en bonne forme, vous savez : 76 kilos pour 1,82 m, c'est bien. On vous a raconté comment il a été blessé ? En sauvant les dix hommes de son PT-boat, après que leur bateau eut été coulé par les Japonais au large des îles Salomon, en août 1943. S'il pratique sa religion ? L'église de Hyannis-Hyannis, c'est le berceau de sa famille, au cap Cod, près de Boston-est dédiée à saint Joseph en l'honneur de son père, l'ambassadeur, Old Joe comme nous disons, un homme merveilleux... " C'est Jacqueline Kennedy, plus délicieuse encore que sur les couvertures des magazines, avec sa silhouette souple et ce visage enfantin malgré la trentaine proche, qui récite d'une voix de petite fille sage et un peu timide, l'éloge du grand homme qu'on attend.
Quand il entre, il paraît d'abord un peu moins jeune que ne le disent ses photographies, un peu plus soucieux peut-être. Une ride barre ce front buté à demi dévoré par une chevelure touffue et qui trahit l'entêtement irlandais. Rien d'un intellectuel : plutôt un solide jeune premier, bien habillé, portant une cravate de (bon) goût européen. Aux côtés de sa femme, il fait aussitôt penser à l'affiche publicitaire dont rêve l'Amérique, si criante de vérité que c'est à n'y pas croire : Jack et Jackie, beaux, jeunes, riches, heureux. Il a pourtant une sorte de raideur dans l'attitude : la ceinture-corset qu'il doit porter pour maintenir sa colonne vertébrale. Et cette assurance est peut-être celle d'un garçon à qui son père a donné pour sa majorité, comme à chacun de ses huit frères et soeurs, un chèque de 1 million de dollars cette dureté qui perce parfois et dément le sourire exprime-t-elle l'expérience de l'homme qui a souffert durement dans son corps, l'ambition en voie d'être satisfaite ou l'énergie toute tendue vers un but désormais proche ?
Une époque nouvelle
Dès qu'il parle, le français hésitant, et même l'anglais distingué de Jackie, qui sent son Vassar College et sa Nouvelle-Angleterre, paraissent par contraste terriblement embarrassés et lents la réplique et bientôt le monologue de son mari, qu'elle écoute avec une admiration toute neuve et qui ne semble pas feinte, font penser au débit d'une mitrailleuse : " Vous connaissez déjà ce pays ? Ne vous fiez pas aux apparences : chaque soir dix-sept millions d'Américains vont se coucher sans avoir mangé à leur faim. Et pourtant que de ressources, que d'esprit pionnier encore inemployé, que d'intelligences aussi ! On vous a dit sans doute que j'avais la chance de pouvoir travailler avec des hommes comme Archibald Cox, le professeur de droit de Harvard, Kenneth Galbraith, Arthur Schlesinger, Chester Bowles, l'ancien ambassadeur en Inde. " Suit une liste imposante de noms illustres dans l'Université, les affaires et la diplomatie américaines.
Du cocktail-Daiquiri ou Bloody Mary ?-à la glace au chocolat, il a fallut accomplir des prouesses pour calculer exactement l'instant où allait surgir ce que les musiciens appellent un soupir, entre la soupe de poisson et le steak purée ( " C'est mon menu préféré, et ce vin rosé n'est pas là parce que vous êtes Français, mais parce qu'il est bon " ), pour placer au moins le début d'une question : " Votre discours de 1957 sur l'Algérie... " -Oui, je sais, on m'a dit, j'ai lu qu'en France... Mais, voyez-vous, un discours comme celui-là, il faut le juger dans l'optique de Washington. On le prononce devant quinze ou vingt sénateurs, au milieu d'un long débat ennuyeux. C'est nécessaire, cela pose. Pour ma part, j'avais déjà traité des affaires d'Asie à plusieurs reprises, j'avais lancé le premier l'idée de l'importance de l'Inde dans la compétition Est-Ouest-c'était en 1954, après avoir rencontré Nehru. Il fallait absolument que je traite un problème africain. Alors mes amis m'ont préparé le schéma de ce discours sur l'Algérie, la documentation. Va pour l'Algérie ! Ce fut une assez mauvaise affaire, à tout prendre : aucun écho ici, et beaucoup trop de bruit en France et même en Europe.
Evidemment, quand j'ai dit que l'Afrique allait vers l'indépendance, l'Algérie comprise, je le pensais, et je le pense toujours. C'est même aujourd'hui un des problèmes entièrement nouveaux auxquels l'Amérique doit faire face dans des conditions révolutionnaires.
" Ne souriez pas : je sais très bien qu'on me reproche d'employer trop souvent des mots comme ceux-là : nouveaux, révolutionnaires. Ils ne font pas partie du vocabulaire traditionnel d'un sénateur. Ce n'est pourtant pas ma faute si l'époque est à la nouveauté et même à la révolution ".
Le cigare à peine allumé, l'invasion commence collaborateurs, amis, familiers, quelques frères aussi. " Voilà Bob, le grand spécialiste des affaires syndicales, et Ethel. Connaissez-vous ma belle-soeur Joan et mon frère Ted ? " Puis brusquement : " Allons marcher un peu. Il y a trop de monde ici, et puis on ne marche pas assez ". Une demi-heure plus tard, l'opération " séduction " du futur " président de charme " s'achevait avec plein succès par une rapide promenade autour du pâté de maisons, dans les rues provinciales et presque désertes de Georgetown verdoyant et calme.
PIERRE VIANSSON-PONTE
Le Monde du 10 novembre 1960
Liens utiles
- Article de presse: Le pari du président Ronald Reagan
- Article de presse: Le président Zeroual détient tout le pouvoir en Algérie
- ARTICLE DE PRESSE: Monsieur le président !
- Article de presse: La mort de Kennedy : un meurtre encore mal expliqué
- Article de presse: Le domaine réservé du président