Article de presse: Joseph Laniel et les grèves de l'été
Publié le 22/02/2012
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5 août 1953 - Gaston Duphil, Camille Mourguès, et Jean Viguié, ces noms ne vous disent rien, bien sûr? C'étaient trois postiers, trois syndicalistes Force ouvrière. Tous trois bordelais. D'origine modeste, pacifistes, autodidactes, passionnés. En 1946 déjà, ces trois hommes avaient déclenché, depuis Bordeaux, Clermont-Ferrand et Lille, où ils étaient affectés, une première grève des postes. Avec succès. En huit jours, presque toutes leurs revendications avaient été satisfaites.
En août 1953, auréolés de leur prestige, ils récidivent. A la fin du mois de juin, après trente-six jours de crise ministérielle et neuf " tours de piste " de personnalités pressenties par le président de la République, un président du conseil vient d'être enfin investi par les députés. Ce chef de gouvernement, c'est M. Joseph Laniel, un conservateur normand, dont François Mauriac écrit : " Il y a du lingot dans cet homme-là ", appelant son pouvoir " la dictature à tête de boeuf ".
M. Laniel, dès son arrivée à l'hôtel Matignon, fait préparer un projet de statut des fonctionnaires; ne faut-il pas mettre un terme au déficit de l'Etat ? " Atteinte intolérable aux droits acquis, projets rétrogrades ", protestent les syndicats. Les fédérations de fonctionnaires appellent à manifester le 4 août en observant, dans les administrations, une grève d'une heure. La consigne est partout suivie, puis le travail reprend. Sauf à la poste de Bordeaux, où Jean Viguié propose et fait approuver la grève illimitée, téléphonant à son compère Gaston Duphil qui, de Paris, alerte à son tour tous les départements.
Le 5 août, la fédération FO des PTT officialise le mouvement. Le 6, l'ordre est étendu à toute la fonction publique. Le 7, la CFTC, puis la CGT rejoignent la grève. Le 8, à l'EDF, dans les chemins de fer, les mines, la marine marchande, à Air France, le travail s'arrête. Le 12, c'est le tour de la métallurgie, le 13, des banques et des assurances, le 14, du bâtiment et des produits chimiques. Le 15, on compte quatre millions de grévistes. La France, gares désaffectées, postes désertes, usines, mines, banques et bureaux fermés, privée de téléphone, de télégraphe, d'électricité et de transports, est littéralement paralysée.
Il s'agit, écrira Georgette Elgey (1), " d'une grève de tristesse, d'une grève psychique. On s'arrête de travailler parce que rien ne va... On en a assez. De quoi ? De tout et de rien... Tout un peuple s'assied moralement au bord de la route et se croise les bras...Pour autant, les Français ne sont pas révoltés. Ils n'ont pas envie de faire la révolution, mais si quelqu'un s'en charge, pourquoi pas ? L'histoire semble devenir fluide ".
Le ministre de l'intérieur se plaint : " Je ne peux plus tenir le Midi. Il me faut une division. " M. Laniel, personnage anachronique, d'une incroyable maladresse, mais qui n'est pas dénué de bon sens, coupe court : " Et l'artillerie lourde ? " Le président du conseil s'adresse au pays le 12 août : " Je dis non à la grève ! " Et la semaine suivante : " Il n'y aura plus aucuns pourparlers avec ceux qui n'auront pas repris le travail demain. " Rien n'y fait. " Le meuh est l'ennemi du bien ", titre le Canard enchaîné. Et M. Laniel, dans le privé : " Vous savez ce que c'est que le populo. Ces gens-là, on ne peut jamais prévoir leurs réactions. Ils sont prêts à tout croire ".
Lorsque la grève aura pris fin, le 31 août, le gouvernement sera saisi d'un rapport confidentiel du chef d'état-major de l'armée de terre qui assure : " Le corps des officiers est indigné par la faiblesse du gouvernement devant les syndicats. " De son côté, le maréchal Juin, sous le timbre " très secret " de commandant en chef du secteur centre Europe de l'OTAN, appelle l'attention sur " l'urgence de faire prendre par le gouvernement les mesures nécessaires pour limiter le droit de grève ", réclamant " une série de mesures passives ou actives, à caractère préventif ou curatif ".
C'est en évoquant cette grève que Pierre Mendès France, le Cassandre de la IVe République, s'écrie quelques jours plus tard : " Nous sommes en 1788 ! "
PIERRE VIANSSON-PONTE
Le Monde du 10-11 novembre 1974
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