Article de presse: John Foster Dulles, croisé de l'anticommunisme
Publié le 17/01/2022
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24 mai 1959 - John Foster Dulles évoque toujours dans l'esprit de ses contemporains un austère croisé de l'anticommunisme et le symbole d'une inébranlable fermeté envers ce que le président Reagan appelle aujourd'hui l' " empire du mal ". Certes, le nom de l'ancien secrétaire d'Etat est associé à des formules nouvelles et alarmantes dans les annales de la diplomatie : celle de l' " agonizing reappraisal " -la " révision déchirante " -, de l'attitude des Etats-Unis envers la France au moment où celle-ci rejetait le projet de communauté européenne de défense; ou encore celle du " brinkmanship " -la diplomatie du " bord du gouffre " -menée au sujet de l'Indochine et surtout des îles Quemoy et Matsu, au large de Formose. A son arrivée au département d'Etat en 1953, il avait inquiété ses alliés européens et un certain nombre d'Américains en prônant la doctrine du " roll-back " (refoulement) qu'il opposait à celle du " containement " (endiguement) conçue par George Kennan (il l'obligea à démissionner) et mise en oeuvre par les administrations démocrates.
Le nouveau secrétaire d'Etat estimait alors que les dirigeants soviétiques devaient " payer " pour leurs " violations de la loi morale du bien et du mal " et il dénonçait l'endiguement comme " négatif, futile et immoral ", l'accusant de condamner d' " innombrables êtres humains au despotisme et au terrorisme sans Dieu ".
Mais était-il vraiment convaincu qu'aucun compromis n'était possible entre le bien et le mal? En fait, les contradictions de ce personnage complexe ne tardent pas à apparaître. Rigide sur les principes, il se montre souple dans l'action et, au fil des années, le fossé s'élargit entre une rhétorique des théories audacieuses parfois téméraires, et le réalisme prudent qui, en dépit des apparences, le guida dans les moments de crise.
Avec la même foi que les paroissiens du Kremlin convaincus de l'effondrement imminent du capitalisme, Foster Dulles, victime de ses contradictions, croyait fermement que le communisme, " phénomène historique passager ", se désagrégerait de lui-même. Il suffisait seulement à l'Occident d'en accélérer la dégradation, en se montrant ferme, en résistant à tous les empiétements, en accentuant la guerre psychologique, en aidant les éléments agissant derrière le rideau de fer, en encourageant le titisme...
Général de la guerre froide
Mais ce général de la guerre froide connaissait-il les limites d'une politique de libération des peuples captifs ? " Nous ne désirons pas une série de soulèvements suivis de représailles sanglantes ", déclara-t-il. La thèse du " roll-back " ne résistait pas, en effet, à l'épreuve. Au moment de la révolte hongroise de 1956, Dulles lui-même, résistant à de nombreuses pressions intérieures (celles des groupes d'émigrés notamment), se refusa à toute action qui eût pu être interprétée à Moscou comme une intervention américaine.
Qu'un homme aussi vigoureux dans la dénonciation de l' " apaisement " ait pu mener une politique favorisant leurs adversaires dans le tiers-monde a surpris ses alliés français et britanniques. Mais outre l'anticolonialisme naturel aux Américains, il estimait que le combat décisif contre le communisme soviétique exigeait de ne pas s'associer trop étroitement aux anciennes puissances coloniales, afin de ne pas rejeter les peuples dans les bras de Moscou. D'où la ligne ambiguë suivie dans la crise de Suez, puis son opposition ouverte à l'intervention israélo-franco-britannique. D'où le refus d'apporter son soutien militaire actif à la France en Indochine.
Un puritain pragmatique
Dans un de ses essais, Foster Dulles recommandait de s'adapter au " réel mouvant ". Il avait lui-même donné l'exemple de cette adaptation. Il fut wilsonien puis isolationniste. En 1939, il était contre l'entrée en guerre des Etats-Unis dans un conflit " vide de sens opposant les forces tactiques et dynamiques ", et justifiait les efforts de l'Allemagne et de l'Italie pour se dégager du statu quo imposé par les puissances " nanties ". Avec beaucoup d'autres, il répudia l'isolationnisme, participa à la création des Nations unies (il avait en son temps critiqué vivement la SDN) et il devint même " mondialiste ". Cette versatilité n'affectait en rien sa compétence. Ce petit-fils et neveu de secrétaires d'Etat (John Foster et Robert Lansing) s'était fait depuis longtemps, notamment aux conférences de La Haye, en 1907, et de Versailles, en 1918, une réputation de technicien hors pair, d'exécutant expérimenté de la diplomatie. Il fit une incursion malheureuse dans la politique (poussé par son associé Dewey) et fut battu à l'élection sénatoriale de New-York, mais Truman, beau joueur, nomma ce républicain conseiller du département d'Etat. Il travailla ainsi dans l'ombre des secrétaires d'Etat démocrates Byrnes, Marshall, Acheson, avant qu'Eisenhower ne lui confie en 1953 le premier rôle, convoité depuis longtemps... A soixante-quatre ans, il se lança avec passion dans l'aventure de sa vie. Sillonnant les airs, infatigable, participant à toutes les rencontres internationales. Il a toujours mené une " triple vie ", associant ses activités de diplomate à celles, plus lucratives, d'avocat d'affaires international au service de grands intérêts privés, notamment les konzerns allemands. Mais ce businessman était, en même temps, un ardent champion des valeurs morales et des idéaux chrétiens. Lui-même avait un moment songé à entrer dans les ordres, comme son père. Plus tard, il présida le Federal Council of Churches, la très puissante organisation protestante. Aussi, il n'est pas étonnant que dans ses écrits comme dans ses discours il ait souvent associé Dieu aux entreprises de la diplomatie américaine. Le communisme était pour lui une " foi rivale " et il assimilait l'Union soviétique à ce que fut l'islam.
Dulles savait naviguer dans les eaux profondes de la diplomatie. Mais parfois sa bonne conscience de puritain l'entraînait à prononcer des paroles imprudentes et fâcheuses ou à faire preuve de mesquinerie.
Seul un homme de conviction pouvait commettre des enfantillages comme le refus de serrer la main de Zhou Enlai à Genève ou de rencontrer Mendès France après l'échec de la CED...
HENRI PIERRE
Le Monde du 20-21 mai 1984
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