Article de presse: Jean Moulin, l'unificateur
Publié le 17/01/2022
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21 juin 1943 - Un peu plus loin que la mairie de Caluire, en venant de Lyon, la maison ouvre sa façade sur la place Castellane, immuable au bout d'un demi-siècle. C'est là - une plaque commémorative le signale aux passants - que le 21 juin 1943, vers 15 heures, Jean Moulin a été arrêté par la police allemande conduite par Klaus Barbie. Avec lui, elle s'emparait de six autres membres importants de la Résistance, conviés à une réunion qui avait pour objet la désignation d'un successeur au général Charles Delestraint, chef de l'Armée secrète, arrêté lui-même à Paris, le 9 juin. Un huitième participant à la réunion de Caluire, dont on reparlera beaucoup et longtemps par la suite, René Hardy, parvient à s'échapper. En ce début de l'été 1943, c'est l'un des plus rudes coups portés par la Gestapo à la Résistance française. C'est la mise hors de combat, en attendant une prochaine mise à mort dans des conditions incertaines, du représentant personnel en France occupée du général de Gaulle, de l'homme qui avait reçu pour mission du chef de la France libre, le 4 novembre 1941, de " réaliser en zone non directement occupée de la métropole l'unité d'action de tous les éléments qui résistent à l'ennemi et à ses collaborateurs ".
On a beaucoup épilogué sur les raisons qui conduisirent " l'homme du 18 juin " à choisir ce préfet de la Troisième République qui n'appartenait pas aux fidèles des tout premiers jours. En juin 1940, Jean Moulin vient juste de dépasser la quarantaine. Il a conduit, jusque-là, une carrière préfectorale qui l'a, plus d'une fois, fait distinguer. Il a été depuis longtemps lié, d'estime d'abord, d'amitié ensuite, à Pierre Cot, qui, devenu ministre de l'air du gouvernement du Front populaire, en fera son chef de cabinet. Comme le veut la logique, il sera révoqué par Vichy dès le 2 novembre 1940. Alors, de lui-même, et avec suffisamment d'habileté pour ne pas éveiller l'attention, il va se mettre en quête des premières réalités d'une résistance qui va à tâtons.
Il entend prendre l'exacte mesure de tout ce qui, ici ou là, de Lyon à Marseille, de Montpellier à Toulouse, s'apparente à un refus de la défaite, à une volonté de lutte et d'opposition. Il épie les signes, il rencontre et jauge les hommes. Ainsi va-t-il rencontrer, dès juillet 1941, Henry Frenay, fondateur du Mouvement de libération, qui deviendra Combat, et déjà jaloux d'une indépendance ombrageuse. On a été tenté de voir là les origines d'un conflit qui ira en s'amplifiant et conduira même Frenay, beaucoup plus tard en 1977, à porter contre Jean Moulin cette accusation de crypto-communisme plus nourrie de déductions et de suppositions que de preuves. Elle laissera les gaullistes de marbre. A maintes reprises, ils répéteront que Jean Moulin fut un compagnon fidèle, un envoyé rigoureux, toujours respectueux des missions qui lui furent confiées.
En tout cas, lorsque Jean Moulin ira en octobre 1941, via le Portugal, présenter à Charles de Gaulle son état de la France du refus, il relèvera pour ce qui concerne les trois principaux mouvements, Combat, Libération et Francs-Tireurs, le désir d'indépendance des uns, et celui d'unification, mais seulement partielle ou occasionnelle, des autres. Il n'en recevra pas moins la mission de réaliser cette unité dont le chef de la France libre a besoin pour affirmer face aux Alliés une autorité qui lui est encore contestée.
De retour en France, où il est parachuté dans la nuit du 1 au 2 janvier 1942, Jean Moulin va, en dix-huit mois, accomplir ce dont il a été chargé. Durant un an et demi, ce sera pour lui une vie d'exaltation, de dangers, de qui-vive et d'affrontements souvent rudes. Il n'est pas facile de faire accepter par les trois grands mouvements de la résistance intérieure l'idée d'une séparation de l'action militaire et de l'action politique. Et moins facile encore de les faire souscrire à celle d'une allégeance à Charles de Gaulle, reconnu comme chef unique. De réunions en réunions, de jeux de cache-cache en nouvelles rencontres à Londres, Jean Moulin, qui est aussi " Max ", " Rex ", quand il ne s'appelle pas " Jacques Martel ", directeur d'une galerie d'art à Nice, réalise l'unité souhaitée.
En juin 1943, non seulement les mouvements ont été rassemblés dans les MUR (Mouvements unis de la Résistance), mais encore les éléments militaires de ces mouvements se retrouvent au sein de l'Armée secrète (AS), dont il est entendu qu'elle n'aura à intervenir que sur les seules instructions du général de Gaulle. C'est le résultat d'échanges plus d'une fois violents, de la manifestation d'oppositions si rudes qu'elles se trouveront plus d'une fois formulées en des termes propres à consommer les ruptures. Lorsqu'il s'agira d'aller encore plus loin avec la constitution d'un Conseil national de la Résistance (CNR), instance où doivent siéger aussi politiques et syndicalistes, Frenay ira jusqu'à suspecter Moulin d'être un " fossoyeur " de la Résistance. Sans Frenay, mais avec des représentants de Combat, le CNR tiendra sa première réunion le 27 mai 1943, 48, rue du Four à Paris. Ils seront là dix-sept dans un petit appartement, pour approuver à l'unanimité l'esquisse d'un programme de politique générale.
Cependant, depuis l'occupation de la zone sud en novembre 1942, la police allemande et ses auxiliaires français ont dangereusement étendu leur emprise. Le printemps 1943 sera celui des plus cruelles épreuves. L'arrestation de Multon, alias Lunel, membre de l'état-major de Chevance-Bertin à Marseille, tourne au drame. Multon, " retourné " par la Gestapo, livre noms et organigrammes avant d'être mis à la disposition de Klaus Barbie à Lyon.
Le 8 juin, Jean Moulin, revenu à Lyon, accompagne le général Delestraint, chef de l'Armée secrète, à la gare de Perrache. Le général se rend à Paris. Il y a rendez-vous avec " Didot ", auteur d'un plan de sabotage ferroviaire. " Didot ", c'est René Hardy. Lui aussi a pris un train pour Paris. Mais, en gare de Chalon-sur-Saône, la police allemande, renseignée par Multon, l'arrête.
De la mort de Jean Moulin, aucun de ses compagnons ne fut témoin. Les derniers à l'avoir vu ont été, à Lyon, le docteur Dugoujon, Raymond Aubrac et Christian Pinault, détenus au fort Montluc. Ceux-là parlent d'un homme méconnaissable que les geôliers emmenaient et ramenaient.
C'est de ce même état de délabrement que se souviendront le général Delestraint et André Lassagne, l'un et l'autre mis en présence de Jean Moulin dans la villa de Neuilly qu'occupait alors le patron du SD allemand, Boemelburg.
Ces témoignages seront corroborés par ceux des fonctionnaires de la police allemande. Ceux-ci ont vu " un homme très malade qui n'en avait plus pour longtemps à vivre, les yeux fixes et hagards ". Enfin, ultime témoin, allemand lui aussi, Johan Meiners dira que, fonctionnaire à la police de Francfort, il fut avisé, au cours de l'été 1943, du dépôt, en gare de cette ville, d'un homme décédé peu avant l'arrivée d'un train à destination de Berlin.
Quelques jours plus tard, un autre membre de la police allemande à Paris recevait de l'infirmier chargé d'accompagner le moribond un certificat de décès du 8 juillet 1943. Un autre document signalait que, " sur ordre ", Jean Moulin avait été incinéré au crématoire du Père-Lachaise et que l'urne contenant ses cendres portait le numéro 10137. C'est cette urne qui entrera au Panthéon le 19 décembre 1964, après le salut rendu par André Malraux au " chef du peuple de la nuit ".
JEAN-MARC THEOLLEYRE
Le Monde du 21 juin 1993
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