ARTICLE DE PRESSE: Huit cents millions d'affamés
Publié le 17/01/2022
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30 décembre 1995 - " Nourrir la planète. " L'objectif était aussi généreux qu'ambitieux. Il fut assigné à l'Organisation pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), il y a cinquante ans, le 16 octobre 1945, lorsque quarante-quatre pays réunis à Québec, au Canada, dans un château au style rococo, créèrent officiellement la première des institutions spécialisées des Nations unies.
Un demi-siècle plus tard, force est de constater que la planète ne nourrit toujours pas la totalité de ses habitants, il s'en faut. En Afrique subsaharienne, estiment les spécialistes, la situation nutritionnelle s'est même dégradée au cours des vingt dernières années. Et, au total, quelque 800 millions de personnes sont toujours sous-alimentées de par le monde, dont une majorité en Asie et en Afrique. Le chiffre a fléchi au fil des années il n'a pas baissé de façon sensible.
Les progrès sont pourtant là, bien tangibles mais masqués par une explosion démographique sans précédent. Dopée par des avancées scientifiques et techniques considérables qui ont permis de tripler les rendements, la production agricole a fait mieux que coller à la croissance de la population mondiale. Elle l'a fait oublier. D'un point de vue arithmétique, chaque individu dispose aujourd'hui de 2 700 calories/jour contre 2 300 calories au début des années 60. Les pays en développement, dans l'ensemble, ne sont pas restés à la traîne de ce mieux incontestable. Il y a une génération, 80 % de la population du tiers-monde vivait dans des pays aux disponibilité alimentaires largement insuffisantes. Ajourd'hui, le pourcentage est inférieur à 10 %.
Peut-on parier sinon sur une accélération, du moins sur la poursuite de l'amélioration ? Autrement dit, les trente prochaines années vont-elles voir la faim et la malnutrition éradiquées? Un Américain, Lester Brown, directeur du Worldwatch Institute, un institut de prospective qui publie chaque année un État de la planète roboratif, s'est fait le chantre de la thèse inverse, celle d'une dégradation, en se fondant sur le ralentissement de la croissance de l'agriculture mondiale observée depuis plus d'une quinzaine d'années.
Ses idées rencontrent un écho favorable dans l'opinion publique anglo-saxonne. " En 1993, fait-il observer, le produit de la pêche par habitant a baissé de 7 % par rapport à son maximum historique de 1989. A partir de 1984, l'augmentation de la production céréalière a ralenti brusquement pour retomber à un niveau inférieur au taux de croissance démographique. "
Les raisons de ce tassement s'expliquent aisément, selon M. Brown : les innovations technologiques marquent le pas, la productivité stagne tandis qu'augmentent les contraintes physiques (érosion des sols, pollution atmosphérique, épuisement des nappes phréatiques, disparition des matières organiques, augmentation de la salinité des terres irriguées...). Dans ce contexte, " aucune solution n'apparaît susceptible d'inverser la tendance mondiale à la baisse de la production céréalière par habitant ". Et le prévisionniste américain de conclure : " Cela signifie que l'on ne peut plus compter sur les agriculteurs pour nourrir les nouvelles bouches que prévoient les projections démographiques. L'instauration d'un équilibre (...) dépend désormais plus des politiques de planning familial que des efforts des agriculteurs. "
La vision catastrophiste du Worldwatch Institute n'emporte pas la conviction. La baisse de la production céréalière par habitant ne résulte pas d'une quelconque " fatigue " de la terre ou d'un essoufflement du progrès technique, comme l'affirme M. Brown, mais, plus simplement, de mesures d'ajustement techniques comme le gel des terres prise par la poignée des grands pays exportateurs de céréales (Etats-Unis, Union européenne, Canada...) pour contenir l'accumulation des stocks et mettre un terme à des cours maintenus artificiellement trop bas.
Deux autres causes pèsent sur la baisse de la production par habitant : le ralentissement de la croissance démographique mondiale (le nombre de bouches à nourrir croît moins rapidement qu'auparavant) et la saturation des besoins alimentaires dans les pays développés, où la consommation a atteint de tels niveaux qu'elle ne peut que plafonner.
Pour les experts de la FAO, l'affaire est entendue : " Il ne paraît pas y avoir d'obstacles insurmontables en matière de ressources et de technologies au niveau mondial qui empêcheraient d'accroître les disponibilités alimentaires mondiales dans la mesure requise par la croissance de la demande réelle. (...) Une telle croissance de la production est possible même si l'on prend des mesures pour orienter l'agriculture vers un mode de production plus durable ", écrivent-ils dans le rapport " Agriculture mondiale Horizon 2010 ", dont ils viennent de publier une version réactualisée.
Manque de moyens
Sur un point, en revanche, le pessimisme du Worldwatch Institute est justifié : l'épuisement progressif des ressources halieutiques. La mer est surexploitée, des espèces sont en voie de disparition, et il est vain d'espérer que les prises de poissons pourront augmenter fortement à l'avenir. Ni le recours à de nouvelles ressources, telle que l'aquaculture, ni l'évolution technologique ou des investissements accrus ne sont à même de modifier ce que les économistes appellent " les fondamentaux " : une offre mondiale de poissons inférieure à la demande.
Si la terre est capable de nourrir tous ceux qui l'habitent, pourquoi des centaines de millions d'individus continuent-ils à souffrir de malnutrition ? Pourquoi un Américain dispose-t-il de 3 600 calories quotidiennes quand un Indien doit se contenter de 2 200 calories ? Choquée de voir des agriculteurs européens détruire à intervalles réguliers des montagnes de pommes de terre ou de fruits quand on meurt de faim dans certaines régions d'Afrique, l'opinion publique est convaincue qu'il s'agit là d'un simple problème de distribution de la nourriture, d'un problème de vases communicants, en quelque sorte. C'est une vue simpliste et erronée. En réalité, si des individus ne parviennent pas à satisfaire leurs besoins alimentaires, ce ne sont pas les caprices de la nature qu'il faut incriminer. On meurt de faim parce qu'on ne dispose pas des revenus nécessaires pour assouvir ses besoins. Plutôt que de pénurie d'aliments, fait observer la FAO, mieux vaudrait parler " de pénurie de revenus ou de pouvoir d'achat, en bref, de pauvreté ou de manque de moyens donnant accès à la nourriture ". Si les plus démunis disposaient des ressources nécessaires pour cultiver leur lopin de terre ou acheter de la nourriture à autrui, le ralentissement de la croissance de la production agricole mondiale, qui divise tant les experts, n'existerait peut-être pas.
C'est une perspective lointaine. Le fléau de la sous-alimentation n'est pas près de disparaître. A l'horizon 2010, pour quelque six cents millions de personnes, le souci quotidien sera toujours celui de la nourriture. Peut-on se satisfaire d'une amélioration aussi lente ?
JEAN-PIERRE TUQUOI
Le Monde du 17 octobre 1995
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