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Article de presse: Houari Boumediène, l'Etat d'abord

Publié le 17/01/2022

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27 décembre 1978 - A l'occasion de la mort du président Boumediene, Jean Lacouture présente l'activité de cet homme d'Etat algérien et le rôle international qu'il joua. Le pouvoir sculpte les individus, en creux ou en bosse. Il y a ceux qu'il érige en statues, ceux qu'il gonfle de vent, ceux qu'il réduit en poussière. Mohamed Bou-Kharrouba, dit " Houari Boumediène ", ne fut pas de ceux que le pouvoir délite. Qui avait pu le connaître au temps où il surgit de l'ombre des maquis gardait le souvenir d'un loup maigre au regard fuyant, sanglé dans un trench-coat d'agent secret, mi-traqué, mi-chasseur, verrouillé dans un mutisme agressif coupé d'explosions. Un personnage marginal et corrosif, tout en mèches, en angles, en méplats, un archétype de la révolte et du refus. Onze ans plus tard, le 3 septembre 1973, le président Boumediène accueillait à Alger le tiers-monde en leader sûr de lui, de sa force, de son éloquence. Les traits restaient anguleux, les mèches rebelles, la voix rauque, mais le personnage s'était amplifié, bardé de muscles et de certitudes. Il était devenu assez fort pour risquer d'être modéré. Il avait entre-temps découvert les tailleurs et les cravates, appris le français, qu'il pratiquait désormais avec une efficacité surprenante pour ceux qui avaient dû s'efforcer de comprendre, pendant la guerre, les propos du colonel maquisard. Et, quand il accueillit Valéry Giscard d'Estaing, en avril 1975, ce ne fut pas en rustre d'outre-mer mais en voisin fier de faire admirer ses récoltes. Pendant ce temps, l'Algérie était passée de la situation de vestige d'un empire détruit à celle d'Etat en chantier, puis à celle d'une nation pilote du développement autoritaire, sous la férule de ce fils de fellah qui avait préféré d'abord l'exil à la colonisation, puis l'implacable combat, et avait été, le jour de l'indépendance venu, le seul des leaders de la résistance algérienne à signer en langue arabe les textes émancipateurs. Le pouvoir Quand, en 1964, un journaliste égyptien demande à Ben Bella ce qu'il pense de Boumediène, en présence de celui-ci, le président répond dans un éclat de rire : " Vous savez bien que c'est l'homme qui prépare tous les complots contre moi! " Cet humour à la Khrouchtchev ne conjure pas le sort : un an plus tard, le 19 juin 1965. Ahmed Ben Bella est enlevé pendant la nuit et mis au secret par les hommes du même Boumediène. Dans le Conseil de la révolution immédiatement constitué, aucun personnage n'est de taille à balancer l'autorité de Boumediène. Il refuse d'exercer la dictature populaire que pratiquait son prédécesseur-comme il était advenu à Nasser douze ans plus tôt. Dans un pays où les paroles précédaient les actes, au point de les faire parfois oublier, où les rêves étaient si chaleureux que tout retour au réel était déclaré contre-révolutionnaire, Houari Boumediène se fit une gloire de sa réserve. Et lui qui avait l'air, les premières années, avec ses chemises sans cravate et ses mèches romantiques, d'un journaliste d'extrême gauche venu à l'état-major dérober des secrets militaires, il prit progressivement l'assurance, et même l'aisance, d'un patron. Succédant au zaïm, l'homme de l'inspiration, du verbe, il s'imposait non comme un autre zaïm mais comme le raïs, l'homme du commandement, de la gestion-le patron. Le disciple de Fanon n'avait pas pour autant tourné le dos à la révolution. On avait cru pouvoir dire que les impératifs de mise en ordre et en oeuvre l'emportaient en lui sur les aspirations révolutionnaires. Mais si les ambitions majeures du système étaient bien l'efficacité en vue de l'indépendance, l'industrialisation en vue de la grandeur, le déclenchement de la " révolution agraire ", en 1971, vient rappeler que Boumediène n'était pas seulement ce que dénonçaient en lui ses adversaires: un manager qui aurait réussi. On avait longtemps vu en lui un musulman intransigeant, intégriste, un puritain farouche. Mais, comme il était passé de son " fanonisme " fervent du début des années 60 au réalisme audacieux des années 70, il a su prendre ses distances par rapport à la conception dominante de l'islam comme règle de la vie politique. Les non-alignés A partir de 1972, on vit évoluer le personnage. En mai de cette année-là, la visite à Alger de Fidel Castro, dont la légende et l'histoire étaient liées aux heures les plus intenses et aux aspirations les plus radicales de l'émancipation algérienne, ne fut pas l'occasion pour le seul lider maximo de célébrer avec la foule le rite de possession par quoi s'exprime l'alliance entre un certain type de pouvoir et ceux qui le délèguent ou le subissent: comme Ben Bella aux côtés de Nasser neuf ans plus tôt, Houari Boumediène fut englobé dans le triomphe fait au visiteur et y prit le goût d'une certaine ivresse. En septembre 1973, pour la conférence des " non-alignés ", il recevait à Alger plus de soixante-dix chefs d'Etat-une assemblée, à ce niveau, sans précédent dans l'histoire. Il y fit montre d'une maîtrise qui n'étonna pas, mais aussi d'une aisance et d'un art des " relations publiques " qui surprirent la plupart des témoins. Les mêmes qualités-altérées de quelque morgue, peut-être?-il les fit voir en 1975 en deux occasions solennelles: en recevant dans la capitale de l'Algérie indépendante le premier chef d'Etat français qui y fût accueilli en étranger, après avoir présidé l'année précédente, aux Nations unies, l'Assemblée extraordinaire convoquée à sa demande et consacrée aux rapports entre les Etats industrialisés et ceux qui doivent compter sur la vente de leurs matières premières pour assurer leur subsistance. Là encore, on vit s'affirmer l'autorité d'un homme pour lequel la pratique du pouvoir, qui fut si souvent une drogue, semblait avoir été plutôt une école de réalisme. Quant aux quelques images qui le montraient face à ses concitoyens, d'une réception au Palais d'été à une visite de coopérative rurale, elles étaient empreintes d'une bonhomie qui aurait dû faire oublier la raideur de naguère. Bonhomie ? Le mot est tout de même un peu naïf si l'on garde à l'esprit les aspects répressifs du régime et la rudesse des méthodes auxquelles l'homme du 19 juin aura eu recours pour défendre les " acquis de la révolution ", la réforme agraire et le prestige international conquis par le nouvel Etat. Technocratie? Populisme? Bureaucratie? Militarisme? Socialisme? L'ancien maquisard avait fondé un régime singulier, plus près peut-être du néo-socialisme de Nasser que du néo-castrisme de Ben Bella, un régime avide d'efficacité, trop austère pour conquérir l'adhésion sans réserve des Algériens, trop technicien pour séduire, trop policier pour se réclamer de la démocratie classique, mais assez authentique pour s'imposer aux masses et mû par une passion absolue: le patriotisme. Un patriotisme tout entier tendu vers la réalisation d'un objectif: un Etat-nation doté, par croissance interne et diplomatie agissante, de grandeur et d'une totale indépendance. Quant à lui, ne demandait-il rien? Refusait-il vraiment d'être " aimé "? Peu de confidents de Houari Boumediène, en tout cas, viendront témoigner du contraire. Son mariage avec une avocate algérienne, en 1973, fit moins de bruit que celui du moindre de ses secrétaires, encore que l'influence de son épouse, depuis lors, se soit affirmée. Depuis la mort de Chabou, on ne lui connaissait guère d'amis. Sa vie se confondait avec celle de l'Etat qu'il avait sinon fondé du moins cuirassé, élevé et assuré d'un rôle international dont beaucoup de citoyens algériens rétifs à sa férule lui ont su ou lui sauront gré. JEAN LACOUTURE Le Monde du 28 décembre 1978

« " relations publiques " qui surprirent la plupart des témoins.

Les mêmes qualités-altérées de quelque morgue, peut-être?-il les fitvoir en 1975 en deux occasions solennelles: en recevant dans la capitale de l'Algérie indépendante le premier chef d'Etat françaisqui y fût accueilli en étranger, après avoir présidé l'année précédente, aux Nations unies, l'Assemblée extraordinaire convoquée àsa demande et consacrée aux rapports entre les Etats industrialisés et ceux qui doivent compter sur la vente de leurs matièrespremières pour assurer leur subsistance. Là encore, on vit s'affirmer l'autorité d'un homme pour lequel la pratique du pouvoir, qui fut si souvent une drogue, semblaitavoir été plutôt une école de réalisme.

Quant aux quelques images qui le montraient face à ses concitoyens, d'une réception auPalais d'été à une visite de coopérative rurale, elles étaient empreintes d'une bonhomie qui aurait dû faire oublier la raideur denaguère.

Bonhomie ? Le mot est tout de même un peu naïf si l'on garde à l'esprit les aspects répressifs du régime et la rudesse des méthodesauxquelles l'homme du 19 juin aura eu recours pour défendre les " acquis de la révolution ", la réforme agraire et le prestigeinternational conquis par le nouvel Etat. Technocratie? Populisme? Bureaucratie? Militarisme? Socialisme? L'ancien maquisard avait fondé un régime singulier, plus près peut-être du néo-socialisme de Nasser que du néo-castrisme deBen Bella, un régime avide d'efficacité, trop austère pour conquérir l'adhésion sans réserve des Algériens, trop technicien pourséduire, trop policier pour se réclamer de la démocratie classique, mais assez authentique pour s'imposer aux masses et mû parune passion absolue: le patriotisme.

Un patriotisme tout entier tendu vers la réalisation d'un objectif: un Etat-nation doté, parcroissance interne et diplomatie agissante, de grandeur et d'une totale indépendance. Quant à lui, ne demandait-il rien? Refusait-il vraiment d'être " aimé "? Peu de confidents de Houari Boumediène, en tout cas, viendront témoigner du contraire.

Son mariage avec une avocatealgérienne, en 1973, fit moins de bruit que celui du moindre de ses secrétaires, encore que l'influence de son épouse, depuis lors,se soit affirmée. Depuis la mort de Chabou, on ne lui connaissait guère d'amis.

Sa vie se confondait avec celle de l'Etat qu'il avait sinon fondé dumoins cuirassé, élevé et assuré d'un rôle international dont beaucoup de citoyens algériens rétifs à sa férule lui ont su ou lui saurontgré. JEAN LACOUTURE Le Monde du 28 décembre 1978. »

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