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Article de presse: Godard avant 68

Publié le 17/01/2022

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1967 - Jean-Luc Godard a vingt-neuf ans lorsque A bout de souffle, réalisé en 1959 et sorti au début de 1960, fait de lui, par son esprit de révolte et ses méthodes de tournage en rupture avec les studios, le symbole d'une nouvelle vague à laquelle il n'appartiendra jamais vraiment. D'être passé par les Cahiers du cinéma ne le range pas dans un groupe. Mais sa révolution du langage cinématographique (désintégration du récit traditionnel, abandon de la psychologie au profit du comportement, liberté d'expression technique allant, par provocation peut-être, jusqu'à l'utilisation " sacrilège " des faux raccords) le transforme en exemple, en modèle pour une génération de spectateurs et d'apprentis cinéastes. Car, plus profondément que les autres, Godard va être un auteur portant, par son style, ses obsessions, une vision du monde contemporain. Si A bout de souffle est le triomphe de l'individualisme marginal à travers le nihilisme romantique de Jean-Paul Belmondo, le Petit Soldat (1960, avec Michel Subor et Anna Karina) aborde, par le biais d'une histoire d'espionnage et de terrorisme, le problème de conscience (les intellectuels désemparés) de la guerre d'Algérie. Sujet tabou pour la censure d'alors. Même si les scènes de torture viennent des militants FLN, le Petit Soldat est un déserteur. Le film ne sortira qu'en 1963, après Une femme est une femme (1961) et Vivre sa vie (1962), deux portraits d'Anna Karina (le deuxième dans l'univers de la prostitution), que Godard a épousée et qui est devenue à la fois son inspiratrice et sa préoccupation première. Ainsi le Mépris (1963, avec Brigitte Bardot) et Une femme mariée (1964, avec Macha Méril) traiteront-ils également des problèmes du couple, de la mort, de l'amour, de la misogynie du réalisateur, qui cache sa sensibilité d'écorché derrière ses lunettes noires, se défoule par des phrases définitives, agressives, sur le cinéma, telle : " Un travelling est affaire de morale. " D'aucuns bâillent encore d'admiration aujourd'hui sur cette déclaration péremptoire. De la même façon, Godard parsème ses films de citations, de discours philosophiques ou autres, d'impressions personnelles, fruits de ses lectures (journaux, romans de la Série noire, annonces publicitaires, etc.) et de ses humeurs. Il respire l'air du temps et le ventile à travers ses films. Célèbre au point qu'on lui confie une production de prestige (le Mépris, avec Brigitte Bardot), il se paie aussi le luxe d'un " flop " retentissant avec les Carabiniers (1962), farce grinçante sur l'absurdité de la guerre. Il tourne très vite, enchaîne un film sur l'autre. Bande à part (1964), où reparaît Anna Karina, est, sous les allures d'un polar à l'action chamboulée, un document sur la délinquance juvénile en banlieue. Alphaville (1965) s'en prend à la civilisation des technocrates. Pierrot le fou (1965), c'est six ans de réflexion sur le cinéma depuis A bout de souffle, l'apogée du mythe romantique de Belmondo en amateur d'absolu et une brûlante histoire d'amour autour d'Anna Karina. A partir de là, les préoccupations politiques vont l'emporter. Masculin féminin (1966) est une vision incisive-dans le désordre apparent de la réalisation-de l'instabilité de la génération des " enfants de Marx et de Coca-Cola ". Quelque chose bouillonne chez ceux, celles qui ont vingt ans ou vont les avoir. Godard le pressent avant tout le monde. Dès ce film il est, sans que le mot soit prononcé, " gauchiste ". Arrivé à la maturité, il s'exaspère d'un monde désaxé, parle de la police et de l'affaire Ben Barka dans le chaos de Made in USA (1966, dernier film avec Anna Karina), de la prostitution occasionnelle dans les grands ensembles : Deux ou trois choses que je sais d'elle (1966). La réalité n'est plus décrite mais renvoyée au spectateur, par divers jeux techniques, comme une agression mentale. Guerre du Vietnam, gaullisme, civilisation industrielle, sexualité : le temps de la contestation est venu. Godard enregistre les mouvements encore faibles des profondeurs de la société française. Avec la Chinoise (1967), qui irrite les intellectuels maoïstes, il prophétise le mouvement étudiant qui éclatera sur les barricades de mai 68. Soyons justes : on ne s'en apercevra qu'après. Si Godard est toujours un phare pour les admirateurs d'un cinéma moderne et " révolutionnaire ", il agace, il dérange, il provoque trop par ses happenings pour que le public le suive. Week-end (1967), passe de la dérision de la liberté sexuelle (là-dessus, Godard restera toujours puritain), aux déchaînements meurtriers des embarras de voitures des fins de semaine et à un maquis d'anthropophages en Seine-et-Oise. Anathème sur la société de consommation. Elle ne s'effondrera pas en 68, et Godard, qui a tourné pour la première fois une oeuvre pour la télévision, le Gai Savoir, se trouve dépassé par son propre élan, retombe le nez dans les échecs du gauchisme, s'égare dans les " ciné-tracts " politisés à l'extrême. Il lui faudra plus de dix ans pour s'en remettre. N'empêche, quel bonhomme ! JACQUES SICLIER Avril 1986

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