Article de presse: Eamon de Valera, le père de l'indépendance irlandaise
Publié le 17/01/2022
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19 juin 1959 - L'homme qui, toute sa vie, se considéra comme le symbole vivant de son pays était né en fait à New-York le 12 octobre 1882 d'un père espagnol et d'une mère irlandaise. Ce n'est qu'à l'âge de deux ans, lorsque son père mourut et que sa mère le confia à ses grands-parents à Bruree, dans le comté de Limerick, que le petit Edward de Valera mit le pied sur la terre de ses ancêtres maternels.
Bon élève, Edward, bientôt rebaptisé Eamon, à l'irlandaise, vécut toute son enfance la vie des pauvres fermiers qui lui servaient de parents. Très doué en mathématiques, il obtint une bourse au collège des Frères des écoles chrétiennes, près de Cork. Il poursuivit ses études au collège des Frères du Saint-Esprit, à Blackrock, dans la banlieue de Dublin, où il devait revenir quelques années plus tard comme professeur de mathématiques, puis à l'Université nationale d'Irlande.
C'est à cette époque qu'il commença à s'intéresser à la cause de l'indépendance, adhéra au Sinn Fein et se mit à étudier systématiquement la langue irlandaise.
Lorsqu'en 1914 les négociations entre les députés irlandais du Parlement de Londres et le gouvernement Asquith échouèrent et que le Sinn Fein décida de se transformer en mouvement révolutionnaire, Eamon de Valera ne tarda pas à s'affirmer comme l'un de ses leaders.
Très grand, très maigre, le cheveu en bataille, avec ses lunettes cerclées de fer et ses manières austères, il ressemblait plus à un théoricien qu'à un " terroriste ". Il se révéla pourtant très vite un homme d'action aussi lucide que courageux. Arrêté au cours du soulèvement de 1916, c'est à ses attaches américaines qu'il dut de ne pas être fusillé comme ses compagnons. Le gouvernement britannique était peu soucieux de s'attirer l'hostilité de l'importante communauté irlandaise des Etats-Unis, sur le point d'entrer en guerre. Condamné à la prison à vie, enfermé à Dartmoor, Eamon de Valera fut libéré lors de l'amnistie générale de 1917.
Son retour à Dublin fut triomphal. Elu député du comté de Clare, il refusa de siéger au Parlement de Westminster selon la tradition observée par les élus du Sinn Fein. Arrêté de nouveau en mai 1918 sous l'inculpation de complot au bénéfice de l'Allemagne, il fut incarcéré à la prison de Lincoln. Evadé à la suite d'un audacieux coup de main de ses compagnons de lutte, il fut proclamé solennellement président d'une République d'Irlande... encore à naître. Il s'enfuit alors aux Etats-Unis, où il entreprit une tournée de propagande et de collecte de fonds en faveur de l'indépendance irlandaise. Le jour de Noël 1920, il débarquait de nouveau en Irlande. Tandis qu'à Dublin la presse d'inspiration britannique écrivait : " De Valera appartient à une race de traîtres assassins, et il a poussé l'Irlande à une trahison meurtrière propre à sa race " , Lloyd George, le nouveau président du conseil, invitait celui qu'il appelait " le chef de la race irlandaise " à une conférence bipartite le 11 juillet 1921. De Valera refusa de discuter le projet de partage de l'Irlande proposé par Londres.
Mais le 10 octobre de la même année, cinq autres négociateurs acceptaient le projet de partage britannique; Eamon de Valera décidait de quitter la scène politique. Il fut une nouvelle fois arrêté, par les Irlandais cette fois, et pour près d'un an, tandis que la guerre civile faisait rage entre partisans et adversaires du traité de partage.
La traversée du désert d'Eamon de Valera allait prendre fin en 1928 avec la création de son nouveau parti, le Fianna Fail (Soldats du destin) qui devait arriver au pouvoir en 1932 et ne plus le quitter jusqu'en février 1973, sauf pendant deux intervalles de trois ans en 1948 et en 1954. Premier ministre presque sans interruption après 1932, Eamon de Valera devient en 1959 président de la République.
De 1952 à 1959, l'action politique d'Eamon de Valera allait se poursuivre sans relâche, malgré l'opposition fréquente que lui valaient ses manières tranchantes et la méfiance souvent hautaine qu'il témoignait à son entourage.
En 1937, il élaborait la nouvelle Constitution de l'Etat libre d'Irlande et rompait les derniers liens constitutionnels avec la Grande-Bretagne. Ce qui ne l'empêchait d'ailleurs pas de conclure, l'année suivante, un traité de commerce très avantageux avec Londres.
Eamon de Valera poursuivra cependant son grand rêve : la réunification des deux Irlandes. Mais il se refusa toujours, lui l'ancien terroriste, à soutenir l'action violente de l'IRA. Il désavoua publiquement la campagne d'attentats à la bombe que celle-ci lança en Angleterre au début de la seconde guerre mondiale, et réprima impitoyablement toutes les tentatives de l'armée clandestine pour se procurer des armes et des complicités dans la République Si certains de ses concitoyens lui reprochèrent son intransigeance à l'égard de l'IRA, tout le pays lui fut reconnaissant de la fermeté qu'il montra pendant la dernière guerre pour maintenir l'Irlande en dehors du conflit. Dès 1939, il mit le pays sur le pied de guerre pour être en mesure de repousser tout chantage britannique comme toute menace allemande. Accusé d'être pro-anglais par les uns, pro-allemand par les autres, Eamon de Valera déclare : " Il n'y a qu'un danger qui plane sur ce pays, il n'y a qu'une sûreté : être prêt à défendre contre n'importe qui les libertés que nous avons conquises. " Les militants de l'IRA lui reprochèrent de faire le jeu des Anglais en refusant l'alliance que les Allemands lui proposaient; les Anglais de leur côté lui reprochaient amèrement de leur refuser les bases de ravitaillement qui auraient été si utiles à leur marine et à leur aviation.
Après la guerre, le prestige de celui que ses admirateurs appelaient familièrement " Dev ", ou " le Grand ", était plus solide que jamais. Dans les années qui suivirent, il allait devenir peu à peu une sorte d'emblème national, avec sa longue silhouette ascétique vêtue de noir, son grand chapeau, noir lui aussi, son col dur et ses lunettes de métal. L'âge l'avait rendu presque aveugle, et il fallait le conduire à travers les foules qui venaient, toujours nombreuses, applaudir ses discours un peu longs, un peu monotones, mais qui s'accordaient si bien à l'image que le pays se faisait du " père de la patrie ".
Menant une vie familiale exemplaire, pratiquant un catholicisme scrupuleux, Eamon de Valera se refusa toute sa vie au fanatisme. Avant la seconde guerre mondiale, alors qu'il siégeait à la Société des nations, il avait voté les sanctions contre l'Italie catholique, l'agresseur de l'Abyssinie. De la même façon, il s'était prononcé en faveur de la non-intervention en Espagne, malgré les pressions exercées par la hiérarchie catholique pour l'engager aux côtés du franquisme.
Il veilla d'ailleurs toujours à ce que les droits des 5 % de protestants de la République fussent scrupuleusement respectés, particulièrement dans la vie publique.
Le Monde du 31 août-9 janvier 1975
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