Article de presse: David et sa fronde
Publié le 17/01/2022
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25 septembre 1982 - Après les massacres commis par les miliciens dans les camps palestiniens de Sabra et Chatila les 16 et 17 septembre 1982 et la mise en cause de l'armée israélienne accusée d'avoir laissé faire, une immense manifestation de protestation rassemble a Tel-Aviv 250 000 personnes.
Peu de peuples supportent longtemps que leurs dirigeants bafouent l'image qu'ils se forment d'eux-mêmes. Dans le silence humilié des dictatures, on répond à cet outrage par une colère sourde ou une passivité contrainte que le maître prend pour un acquiescement. Dans une démocratie, la rue précède l'isoloir, et le citoyen peut demander des comptes ailleurs que sur des calicots. Il est trop tôt pour dire si Menahem Begin, sommé d'en rendre, samedi, par la plus grande manifestation de l'histoire de son pays, perdra le pouvoir et si son peuple lui retirera sa confiance. L'émotion peut défaire ce que l'émotion a fait. Les enquêtes s'ensablent, les colères retombent, et les comptes à rebours les plus évidemment engagés ne vont pas toujours à leur terme.
Pourtant, dans l'histoire de l'Etat hébreu, ce samedi 25 septembre 1982 est, d'ores et déjà, une date d'une immense conséquence. Menahem Begin et Ariel Sharon ne peuvent s'en étonner. Même si, sur le plan politique, la division ou la faiblesse de leurs adversaires travaillistes lui permettait de sauver la mise, ce qui vient de se passer en Israël marque le début d'une ère nouvelle. En voyant son premier ministre et le responsable de sa défense glisser dans le sang des Palestiniens, le pays, bouleversé, a clamé ce qu'il refusait dans ses profondeurs. Du même coup, il a dissipé aux yeux du monde l'illusion, entretenue souvent par la malveillance, qui touchait à sa nature même.
En effet, la protestation de centaines de milliers d'Israéliens exprime beaucoup plus qu'un malaise. Elle sanctionne une transgression fondamentale du mythe fondateur de David et Goliath. Pour un petit Etat encerclé et haï, créé par les rescapés d'un génocide au bout d'une errance millénaire, la force est et demeure une exigence absolue. L'armée, plus qu'ailleurs confondue avec la nation, se trouve entourée d'une admiration et même d'une indulgence que renforcent, outre la menace extérieure, aujourd'hui déclinante, les souvenirs poignants des ghettos sans défense et d'un peuple aux mains nues allant à l'abattoir.
L'exaltation de " Tsahal ", de ses hauts faits, de sa supériorité évidente sur tous ses adversaires fait passer sur le rôle parfois peu reluisant que lui assigne un pouvoir obsédé par son rêve de " Grand Israël " et l'imposant dans les territoires occupés par la force des armes.
Dans l'inconscient collectif, Israël, enfin guerrier, tire de sa puissance plus de fierté que de complexes. Aux yeux de l'immense majorité de la population, sa cause est juste. Même dans ses opérations les plus contestables et les plus meurtrières-tel l'assaut de Beyrouth-Ouest où, pour tuer des " terroristes ", on acceptait de faire mourir des civils en bien plus grand nombre,-l'armée de l'Etat hébreu doit rester fidèle à une image : cette fronde dans la main d'un enfant que l'Eternel, dans sa justice, rend mortelle au géant du Mal.
Soudain, brisant le pacte, voici que les dirigeants de l'Etat compromettent l'armée dans un scandale sans précédent. On ne peut plus douter que des soldats d'Israël ont laissé sciemment, trente-six heures durant, comme le dit Menahem Begin, " des non-juifs massacrer des non-juifs ". Dans ce qu'il a de plus lucide et de plus exigeant, le pays n'accepte pas ce dont tant d'autres se sont accommodés. Ne supportant pas d'être " comme les autres ", il proclame qu'existe " un autre Israël ".
Dans ce sursaut moral, une réflexion sur les limites de la force est enfin engagée. Si David et Goliath inversent leur rôle, si l'injustice change de camp, c'est que la force, qui peut tout, peut aussi altérer l'essentiel, sans quoi le reste n'est rien. Les armes qui sauvèrent l'Etat vont-elles le rendre indigne d'être sauvé ? Le pouvoir ne peut esquiver la question qui, au-delà de sa politique, touche à la base même du pacte social.
Menahem Begin et Ariel Sharon, comme tant d'autres avant eux, ne voient sans doute dans ce débat que le tourment de belles âmes. En discréditant la force d'Israël, orgueil de la nation et instrument de son salut, en compromettant dans un pogrom la " pureté des armes ", ils ont blessé la conscience même du peuple juif. Ils lui ont, du même coup, donné l'occasion de crier qu'il n'était pas ce qu'à la longue ses ennemis souhaitaient et ses amis déploraient qu'il devînt. Avec la fin d'un complexe, la levée d'une équivoque et le refus d'un travestissement, " un autre Israël " amorce désormais l'évolution sans laquelle il n'est pas de paix concevable au Proche-Orient.
PAUL-JEAN FRANCESCHINI
Le Monde du 28 septembre 1982
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