Article de presse: Coup d'Etat à Saigon : la fin d'un régime
Publié le 22/02/2012
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1er novembre 1963 - Deux hommes sont morts. Devant leurs cadavres on hésite un peu à accabler les gouvernants qu'ils ont été. Mais, après tout, c'est moins de deux destins individuels qu'il s'agit que d'un régime qu'ils ont inspiré, incarné et dirigé, d'un système oligarchique coupé du peuple qu'ils prétendaient représenter, un régime malhabile et inefficient qui avait survécu à ses fautes politiques mais est venu buter, se suicider en quelque sorte, contre une force morale, car le bouddhisme ce fut cela en l'occurrence.
Ngo Dinh Diem et Ngo Dinh Nhu étaient le troisième et le quatrième fils du grand mandarin catholique Ngo Dinh Kha. Mandarin et catholique, ces deux mots auraient pu suffire à résumer cet étrange régime familial, patriarcal-en tenant compte du fait que le catholicisme de M. Diem était plus proche de celui de Blaise de Montluc que de celui des prêtres de la Mission de France,-si M. Nhu ne lui avait donné l'empreinte de son étrange personnalité. Car le frère et " conseiller politique " du président Diem n'était pas seulement l'éminence grise du dictateur, le mari d'une femme très voyante, très intelligente et très combative: c'était en définitive, chacun le sait, le véritable maître du Vietnam du Sud.
Mais si l'on cherche aujourd'hui les raisons de l'effondrement de ce régime, de cette espèce de dynastie sans prédécesseurs ni héritiers, on ne peut pas les trouver seulement dans la médiocrité intellectuelle du chef de l'Etat, dans le pourrissement par le pouvoir de la belle intelligence et des dons du frère cadet, pas même dans les excès de l'arbitraire policier et d'une corruption qui n'était certes pas l'apanage de la " démocratie ", mais dans une série d'erreurs d'orientation, de fautes contre l'équilibre même et les aspirations profondes de la nation vietnamienne.
La grande pensée du règne familial, de M. Nhu surtout, ce fut la création des " hameaux stratégiques ", en 1961. L'idée nous est familière : c'est celle qui a présidé à l'installation en Algérie, deux ans plus tôt, des " camps de regroupement ". Il s'agissait de rassembler les ruraux dans des enceintes fortifiées ou protégées pour retirer à la rébellion son support populaire, retirer au fameux " poisson " révolutionnaire l'eau où il vit, se meut et se nourrit. Les mêmes causes produisent les mêmes effets-un surcroît d'hostilité des masses paysannes contre les " rassembleurs ". A ceci près que le village ainsi concassé, remodelé, n'a jamais joué dans la société algérienne le même rôle que dans celle du Vietnam.
En touchant au village, M. Nhu et ses partisans attentaient aux fondements mêmes de la civilisation paysanne vietnamienne, où l'agglomération pressée dans son collier de bambous est restée l'unité fondamentale, la matière première de la vie publique, le socle même de la vie privée. Le village, plus que l'homme, c'était l'unité. C'était lui qui était taxé d'impôts, c'était lui qui dialoguait avec le pouvoir central. Tout partait de cette entité, tout revenait à elle.
Elle exprimait cette " harmonie sous le ciel " que tout membre d'une société imprégnée de confucianisme tenait pour essentielle.
En s'en prenant à cette unité, M. Nhu était, du point de vue " mécanique ", plus révolutionnaire que le Vietminh, qui n'avait jamais osé toucher à cette cellule de base. Mais cette " révolution ", si elle bouleversait une société, n'apportait aucune réponse aux problèmes qu'elle se posait. Elle était une fin en soi, elle ne prétendait qu'à jouer un rôle stratégique en vue d'une mission purement circonstancielle, d'une lutte contre des guérilleros dans lesquels le petit peuple des campagnes vietnamiennes voit des frères dangereux plutôt que des ennemis.
Interrogé sur l'origine de l'idée des " hameaux stratégiques ", M. Nhu affirmait un jour qu'il l'avait trouvée, du temps qu'il était à l'Ecole des chartes, dans la description de la société médiévale française. Singulier argument, et pour un Vietnamien et pour un historien. Quelques siècles après les croquants de Bourgogne, les " nhaqués " vietnamiens ont récusé une certaine forme de protection.
Etre catholique, dans la société vietnamienne tolérante et éclairée, ce n'est pas un problème. Mais y faire une politique catholique fondée sur un catholicisme de combat, un catholicisme doux aux riches et dur aux gentils, un catholicisme réduit à une recette d'anticommunisme obstiné, c'était s'enfermer dans une impossible situation.
Ces risques permanents d'une politique catholique dans un Vietnam en proie à la guerre civile, le clan des Ngo les a multipliés en amalgamant follement des éléments de doctrine chrétienne à un programme et à des organisations de type fasciste, comme le Can-Lao, parti à la fois secret et unique, et en prétendant non seulement faire régenter l'Etat par un certain catholicisme, mais l'Eglise par l'Etat clérical. D'où les permanents conflits entre la hiérarchie d' " Etat ", personnifiée par Mgr Thuc, frère aîné du président de la République, et le Vatican, représenté notamment par l'archevêque de Saigon, Mgr Binh. D'où aussi le conflit, en fin de compte décisif, entre le régime et le bouddhisme. Ce débat ne prit jamais, on l'a souvent dit, l'allure d'une guerre de religion entre minorité catholique et majorité bouddhiste; il resta confiné en un tête-à-tête entre le pouvoir politico-militaire et la hiérarchie du " bouddhisme rénové ".
L'affreux martyre des moines bouddhistes
Mais cette lutte, qui aurait pu prendre l'allure de celle qui mena à la révocation de l'édit de Nantes ou à la séparation de l'Eglise et de l'Etat sous M. Combes, fut transformée par les néo-bouddhistes en une affaire de persécution, en un long et affreux martyre : plus que les bombes des caodaïstes de Trinh Minh Thé entre 1950 et 1955, plus même que les guérillas du Vietcong, les bûchers où se sont immolés les moines ont consumé et abattu le pouvoir des Ngo, car ils ont transformé en horreur l'antipathie croissante qu'éprouvait à leur égard l'opinion internationale, et surtout américaine.
Depuis longtemps à la recherche d'un motif de divorce avec le régime diémiste, M. Kennedy et ses lieutenants le trouvèrent mieux que dans son inefficacité dans la lutte contre le communisme, mieux même que dans la dilapidation des dollars de l'aide américaine, dans ces holocaustes qui mobilisèrent soudain contre la famille de Saigon la sensibilité et le puritanisme de l'opinion des Etats-Unis, des clubs de femmes aux ligues de vertu. Peu importe la part que prirent les services américains dans ce dernier acte de l'agonie du régime sud-vietnamien. Inefficace, décrié, sans crédit moral et fort seulement des victoires qu'il remportait sur les libertés, le pouvoir des Ngo ne reposait plus que sur une béquille : l'aide américaine. Il est tombé dès qu'elle lui a été retirée.
JEAN LACOUTURE
Le Monde du 5 novembre 1963
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