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Article de presse: Conférence d'Helsinki, les mots et les choses

Publié le 17/01/2022

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30 juillet 1975 - Les organisateurs de la conférence d'Helsinki ont tout fait pour persuader l'opinion de l'importance de cette première rencontre " au sommet " paneuropéenne depuis le Congrès de Vienne, qui, au milieu des valses, jeta les bases de l'Europe post-napoléonienne. Non seulement, à quelques exceptions près, fort explicables, comme celles du pape et du général Franco, la plupart des trente-cinq gouvernements invités se feront représenter par celui qui, chef d'Etat, premier ministre ou secrétaire général de parti, détient effectivement la responsabilité du pouvoir, mais, afin de faire nombre, on a convié des Etats jugés habituellement trop petits pour avoir droit à la parole. Le Vatican, Saint-Martin et la principauté de Monaco seront donc là, ainsi que le Liechtenstein, mais non, pour des raisons compliquées, les vallées d'Andorre. La Suisse, qui, pour cause de neutralité, se tient à l'écart des Nations unies, a jugé que, pour une fois, sa présence n'était pas inutile. Un seul pays a refusé de venir : l'Albanie, qui voit, comme la Chine, dans toute l'entreprise une escroquerie manigancée par les grandes puissances, avec lesquelles elle entend ne jamais se réconcilier. En revanche, le président des Etats-Unis et le premier ministre du Canada seront présents, pour cette raison qu'ils entretiennent, l'un et l'autre, des troupes en Europe et que, dans ces conditions, parler sans eux de la sécurité du continent n'aurait pas de sens. Pourquoi cette réunion, dont les Soviétiques ont lancé l'idée, au début de 1954, et dont la préparation, une fois l'idée acceptée, a nécessité des années de négociations? Le préambule de l'acte final nous le dit. Il s'agit d'apporter une " contribution majeure " aux " efforts pour faire de la détente un processus tout à la fois continu, de plus en plus viable et global, de portée universelle ". L'élégance de ce charabia dans sa version française ne mesure pas seulement la décadence d'une langue qui fut longtemps celle de l'Europe; elle met en lumière l'un des travers des diplomates de tous les temps qui consiste à essayer de corriger par des mots, dont le creux ne peux manquer de sauter aux yeux, des réalités qu'on ne se sent pas en mesure de changer, mais dont on a du mal à prendre son parti. Les signataires sont-ils sincères ? Aussi n'est-ce pas sans malaise qu'un esprit non prévenu prend connaissance du document que s'apprêtent à approuver les trente-cinq chefs de délégations. Ce n'est pas que l'on ne trouve dans ses cent dix pages toutes sortes de bons principes et d'engagements rassurants. Mais on peut s'interroger, pour le moins, sur le degré de sincérité avec lequel nombre d'Etats, qui n'ont cessé d'en prendre à leur aise avec la charte des Nations unies ou la Déclaration des droits de l'homme, s'apprêtent à signer un acte qui en reprend les dispositions essentielles. " Aucune considération ne peut être invoquée ", dispose le paragraphe I.A. 2, " pour servir à justifier le recours à la menace ou à l'emploi de la force... contre l'intégrité territoriale ou l'indépendance politique d'un Etat... ". Les cinq pays qui ont envahi la Tchécoslovaquie en 1968 s'apprêtent à signer ce texte. " Les participants s'abstiennent chacun de faire du territoire de l'un d'entre eux l'objet d'une occupation militaire... aucune occupation de cette nature ne sera reconnue comme légale. " (I.A. 4). La Turquie occupe depuis un an la moitié de Chypre : elle s'apprête à signer ce texte. " Les Etats participants sur le territoires desquels existent des minorités respectent le droit de ces minorités à l'égalité devant la loi. " L'Espagne, qui réprime durement l'autonomisme basque et catalan, va signer ce texte. " Tous les peuples ont le droit de déterminer en toute liberté et comme ils le désirent leur statut politique interne et externe sans ingérence extérieure. " (I.A. 8). Que se passerait-il si le peuple allemand en tirait la conclusion qu'il peut se réunifier au moyen d'élections libres? " Les Etats participants ont le droit d'être parties ou non à des traités d'alliance : ils ont également le droit à la neutralité. " (I.A. 1). Que se passerait-il si le gouvernement roumain, qui lorgne vers le non-alignement, décidait de se retirer du pacte de Varsovie, comme celui de Budapest a tenté de le faire en 1956? On n'a pas eu, dans ce palmarès bien incomplet, l'occasion de citer les Etats-Unis. Eux, au moins, on laissé la France et la Grèce quitter l'organisation intégrée atlantique. Mais hors d'Europe ils prennent moins de gants avec le principe de non-ingérence réaffirmé par l'acte d'Helsinki. L'ancien sous-secrétaire d'Etat George Ball vient de confirmer que Washington avait bel et bien donné en 1963 l'ordre de renverser le président Diem à Saigon. La CIA, non contente d'organiser le débarquement de la baie des Cochons et de comploter au Chili, a essayé d'empoisonner Fidel Castro. Les Américains auraient-ils deux poids et deux mesures suivant qu'il s'agit de l'Europe ou du reste du monde? On a peine à le croire. On comprend, dans ces conditions, que l'acte final d'Helsinki se réfère avec autant d'insistance à la nécessité " de surmonter la méfiance et d'accroître la confiance " (sic), et qu'aux engagements par eux souscrits, les participants ajoutent celui de les exécuter " de bonne foi ". Précisions dérisoires qui s'apparentent aux rites de conjuration et ne font que souligner les doutes nourris par les uns et par les autres. N'est-il pas significatif que, à la veille même de l'ouverture de la conférence, M. Henry Kissinger ait mis en garde les Soviétiques contre toute ingérence dans l'affaire portugaise, au moment même où se développe aux Açores un mouvement indépendantiste qui fait trop l'affaire des Américains pour qu'on ne les soupçonne pas d'y jouer un certain rôle? Recul américain... Paradoxalement, en effet, cette rencontre qui devrait asseoir le statu quo européen, qui devrait avoir l'effet " stabilisateur " assigné depuis un quart de siècle par la Maison Blanche à sa diplomatie, se déroule alors que la prédominance américaine sur l'Europe, se trouve de plus en plus remise en cause. Une tendance répandue chez les responsables occidentaux tend à rendre l'Union soviétique responsable des revers de l'Oncle Sam. Mais, pour ne parler que de l'Europe, ce n'est pas elle qui a lancé les colonels d'Athènes, hommes liges des Etats-Unis, dans la criminelle aventure du putsch de Chypre. Ce n'est pas elle qui a fait voter le Congrès américain contre l'aide militaire à la Turquie. Ce n'est pas elle qui a poussé les électeurs italiens à voter pour un parti de toute façon assez rebelle à ses conseils. Ce n'est pas elle non plus qui a renversé le pouvoir archi usé de Marcelo Caetano, pour lequel les Américains avaient tant de complaisance. " Nous ne pouvons tout de même pas demander aux Russes de nous aider à nous opposer à la progression du communisme ", nous disait un jour quelqu'un qui ressemble beaucoup à Henry Kissinger. Au recul américain, il existe dans chaque pays des causes spécifiques. Mais il n'aurait pas une telle ampleur si des causes proprement américaines n'avaient pas entraîné une diminution générale du prestige des Etats-Unis et, avec eux, du modèle de société dont ils se sont faits les champions. Le rôle, en cette affaire, de la guerre du Vietnam est immense, Watergate et la récession n'ont rien arrangé. Comment une image aussi ternie à l'intérieur conserverait-elle son éclat à l'extérieur alors que l'économie capitaliste paraît incapable de maîtriser l'inflation, le désordre monétaire, la stagnation économique et le chômage? Alors que se sont effondrées en un an une demi-douzaine de dictatures appuyées par les Etats-Unis? ...et progression soviétique De cette perte de prestige, l'Union soviétique profite, bien entendu, même si l'idée mythique que des millions de gens s'en faisaient à travers le monde au lendemain de la victoire de l'Axe a elle aussi largement décliné. Plus personne ne voit en elle, comme à l'époque de " pépé Staline ", le paradis sur terre. Mais seule une minorité croit, avec Soljenitsyne, qu'elle n'est qu'un enfer. Maintenant qu'elle a cessé de s'ériger en modèle universel, et qu'il lui faut prendre son parti de la différenciation croissante tant au sein des Etats à gouvernement communiste qu'entre les divers PC de la diaspora, le jugement à son propos tend, dans un sens comme dans l'autre, à devenir moins passionné. Ses admirateurs de toujours en découvrent les ombres au moment même où beaucoup de non-communistes se disent que ses habitants, s'ils restent privés de certaines libertés fondamentales, ignorent à tout le moins le chômage et l'insécurité. Est-ce à dire que l'idylle va se poursuivre, la coexistence se muer en paix véritable et la coopération se substituer dans les relations entre Etats à la loi de la jungle à laquelle elles doivent tant? Le croire serait singulièrement s'abuser. L'appui délibéré donné par l'Union soviétique à Indira Gandhi au moment où celle-ci liquide la démocratie que lui avait léguée son père, la lutte pour les mers, l'affaire de l'Angola, la poursuite, malgré tous les SALT, de la course aux armements entre les deux superpuissances, sont des signes parmi d'autres que la compétition planétaire-comme ne cessent de le répéter les Chinois aux Européens assoupis-ne connaît pas de véritable pause. Et à qui fera-t-on croire que le conflit du Proche-Orient durerait toujours si Washington et Moscou étaient vraiment d'accord sur les conditions de son règlement? L'histoire, depuis qu'elle s'écrit, est lutte entre des courants contradictoires. C'est une vue de l'esprit que de s'imaginer que les engagements les plus solennels, et même les plus sincères, peuvent soudain la figer : trop de forces sont à l'oeuvre qui provoquent réactions et contre-réactions, échappant bien souvent, d'ailleurs, à ceux qui les ont mises en mouvement. Aussi bien la liste des traités violés ou tombés en désuétude est-elle singulièrement plus longue que celle des accords respectés jusqu'à leur terme. Du bon usage d'Helsinki Est-ce à dire qu'Helsinki est inutile, et que les cent dix pages de l'Acte final rejoindront dans les cartons verts des archives les innombrables monuments dédiés par l'humanité à l'esprit d'illusion? Pas le moins du monde. D'abord, parce qu'il n'est pas inutile, dans la mesure où il existe des divergences à l'intérieur du camp socialiste, d'apporter à ceux qui ont misé sur la détente l'appoint d'un succès. Mais aussi parce que, dans les dispositions de l'Acte final, il en est un grand nombre qui, à condition qu'on ne s'en exagère pas le poids, peuvent fournir une certaine aide à tous ceux que la politique a tendance à traiter par le mépris, parce que, citoyens, familles, groupes ou nations, ils ont peu de force à leur disposition. Ce serait se voiler les yeux que de croire que, parce que l'acte aura été signé, la réalité se trouvera modifiée du jour au lendemain. Mais disons que, pendant au moins un temps, il devrait y avoir des choses qu'il sera plus difficile de faire... Le tout est de prendre suffisamment au sérieux les engagements qui vont être contresignés pour être déterminé à rappeler à leur respect dès la première violation. ANDRE FONTAINE Le Monde du 29 juillet 1975

« uns et par les autres.

N'est-il pas significatif que, à la veille même de l'ouverture de la conférence, M.

Henry Kissinger ait mis engarde les Soviétiques contre toute ingérence dans l'affaire portugaise, au moment même où se développe aux Açores unmouvement indépendantiste qui fait trop l'affaire des Américains pour qu'on ne les soupçonne pas d'y jouer un certain rôle? Recul américain... Paradoxalement, en effet, cette rencontre qui devrait asseoir le statu quo européen, qui devrait avoir l'effet " stabilisateur "assigné depuis un quart de siècle par la Maison Blanche à sa diplomatie, se déroule alors que la prédominance américaine surl'Europe, se trouve de plus en plus remise en cause. Une tendance répandue chez les responsables occidentaux tend à rendre l'Union soviétique responsable des revers de l'OncleSam.

Mais, pour ne parler que de l'Europe, ce n'est pas elle qui a lancé les colonels d'Athènes, hommes liges des Etats-Unis,dans la criminelle aventure du putsch de Chypre.

Ce n'est pas elle qui a fait voter le Congrès américain contre l'aide militaire à laTurquie.

Ce n'est pas elle qui a poussé les électeurs italiens à voter pour un parti de toute façon assez rebelle à ses conseils.

Cen'est pas elle non plus qui a renversé le pouvoir archi usé de Marcelo Caetano, pour lequel les Américains avaient tant decomplaisance.

" Nous ne pouvons tout de même pas demander aux Russes de nous aider à nous opposer à la progression ducommunisme ", nous disait un jour quelqu'un qui ressemble beaucoup à Henry Kissinger. Au recul américain, il existe dans chaque pays des causes spécifiques. Mais il n'aurait pas une telle ampleur si des causes proprement américaines n'avaient pas entraîné une diminution générale duprestige des Etats-Unis et, avec eux, du modèle de société dont ils se sont faits les champions.

Le rôle, en cette affaire, de laguerre du Vietnam est immense, Watergate et la récession n'ont rien arrangé. Comment une image aussi ternie à l'intérieur conserverait-elle son éclat à l'extérieur alors que l'économie capitaliste paraîtincapable de maîtriser l'inflation, le désordre monétaire, la stagnation économique et le chômage? Alors que se sont effondrées enun an une demi-douzaine de dictatures appuyées par les Etats-Unis? ...et progression soviétique De cette perte de prestige, l'Union soviétique profite, bien entendu, même si l'idée mythique que des millions de gens s'enfaisaient à travers le monde au lendemain de la victoire de l'Axe a elle aussi largement décliné.

Plus personne ne voit en elle,comme à l'époque de " pépé Staline ", le paradis sur terre.

Mais seule une minorité croit, avec Soljenitsyne, qu'elle n'est qu'unenfer.

Maintenant qu'elle a cessé de s'ériger en modèle universel, et qu'il lui faut prendre son parti de la différenciation croissantetant au sein des Etats à gouvernement communiste qu'entre les divers PC de la diaspora, le jugement à son propos tend, dans unsens comme dans l'autre, à devenir moins passionné.

Ses admirateurs de toujours en découvrent les ombres au moment même oùbeaucoup de non-communistes se disent que ses habitants, s'ils restent privés de certaines libertés fondamentales, ignorent à toutle moins le chômage et l'insécurité. Est-ce à dire que l'idylle va se poursuivre, la coexistence se muer en paix véritable et la coopération se substituer dans lesrelations entre Etats à la loi de la jungle à laquelle elles doivent tant? Le croire serait singulièrement s'abuser. L'appui délibéré donné par l'Union soviétique à Indira Gandhi au moment où celle-ci liquide la démocratie que lui avait léguéeson père, la lutte pour les mers, l'affaire de l'Angola, la poursuite, malgré tous les SALT, de la course aux armements entre lesdeux superpuissances, sont des signes parmi d'autres que la compétition planétaire-comme ne cessent de le répéter les Chinoisaux Européens assoupis-ne connaît pas de véritable pause.

Et à qui fera-t-on croire que le conflit du Proche-Orient dureraittoujours si Washington et Moscou étaient vraiment d'accord sur les conditions de son règlement? L'histoire, depuis qu'elle s'écrit, est lutte entre des courants contradictoires.

C'est une vue de l'esprit que de s'imaginer que lesengagements les plus solennels, et même les plus sincères, peuvent soudain la figer : trop de forces sont à l'oeuvre qui provoquentréactions et contre-réactions, échappant bien souvent, d'ailleurs, à ceux qui les ont mises en mouvement.

Aussi bien la liste destraités violés ou tombés en désuétude est-elle singulièrement plus longue que celle des accords respectés jusqu'à leur terme. Du bon usage d'Helsinki Est-ce à dire qu'Helsinki est inutile, et que les cent dix pages de l'Acte final rejoindront dans les cartons verts des archives lesinnombrables monuments dédiés par l'humanité à l'esprit d'illusion? Pas le moins du monde.

D'abord, parce qu'il n'est pas inutile, dans la mesure où il existe des divergences à l'intérieur du camp. »

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