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Article de presse: Chine : le grand bond en avant des privatisations

Publié le 17/01/2022

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5 mars 1998 - La tâche est titanesque. Si énorme que nombre d'observateurs craignent que l'économie chinoise ne connaisse à cette occasion son premier déraillement sérieux depuis le lancement des réformes en 1979 par feu Deng Xiaoping. Certes, la Chine a été maintes fois secouée depuis deux décennies. Elle a tangué au rythme des poussées inflationnistes, des forces centrifuges provinciales, du creusement des inégalités et d'un bref mais ardent soulèvement démocratique en 1989. Mais ce dont il est question maintenant se joue sur une tout autre échelle. C'est au coeur du système, celui de l'économie planifiée calquée sur le modèle soviétique, que s'attaquent les dirigeants chinois. Deng Xiaoping avait décollectivisé l'agriculture, décentralisé les responsabilités aux bureaucraties locales et ouvert un chapelet d'enclaves côtières aux capitaux étrangers. Les effets induits par ces réformes avaient été globalement contrôlés. La maison Chine avait ouvert son balcon au vent du large, mais les termes du bail restaient inchangés. Le propriétaire restait l'Etat, ou plutôt, le Parti communiste, maître de l'Etat. Or voilà que ses successeurs poussent l'audace encore plus loin. Ils prennent pour cible le régime de propriété. Le sujet était jusque-là tabou. On ne l'évoquait que du bout des lèvres tant que deux monstres sacrés de la politique chinoise étaient encore en vie : Deng, bien sûr, mais aussi Chen Yun, économiste orthodoxe, dont la théorie de la " cage et l'oiseau " avait longtemps balisé la pensée économique chinoise. La métaphore stipulait que l'oiseau (la propriété non étatique) devait rester dans la cage (l'économie étatique). La récente disparition des deux patriarches vient d'ouvrir la voie à l'hérésie doctrinale. Bien sûr, la révolution en cours ne se lit pas dans les mots. Le verbe officiel reste d'un très grand classicisme. Lors du quinzième congrès du Parti communiste tenu à l'automne 1997, le président Jiang Zemin a très pudiquement appelé à une " diversification des formes de propriété" . L'objectif demeure de " conserver la position dominante de la propriété publique " . Il y a un mot à ne pas prononcer : privatisations. Mais ces circonlocutions ne doivent pas cacher l'essentiel : la réforme engagée touche au noeud du système. Ses implications administratives, financières et surtout sociales sont considérables. C'est un saut dans l'inconnu. De quoi s'agit-il ? Officiellement, l'ambition est de restructurer un secteur d'Etat qui tire l'économie vers le bas. En 1997, sur les 305 000 entreprises d'Etat - dont 118 000 dans l'industrie -, plus de la moitié perdaient de l'argent. Pléthoriques, archaïques et inefficaces, pourvoyeuses de services sociaux du berceau à la tombe (écoles, logements, cliniques, retraites...), ces anciennes vitrines de l'économie planifiée exercent aujourd'hui sur la richesse nationale une ponction insoutenable. Leurs pertes se montent à 1,3 % du PIB et elles absorbent les trois quarts du crédit. Leur insolvabilité, qui a flambé depuis que l'Etat a resserré en 1995-1996 le robinet des subventions pour lutter contre l'inflation, a plombé le système bancaire chinois : celui-ci souffre de créances douteuses représentant 20 % (voire 30 %) du total des encours. Il y avait urgence à réagir. Le premier ministre Zhu Rongji, chouchou des colloques de Davos, s'est donné trois ans pour " résoudre le problème" . Dans cette entreprise, les autorités chinoises usent d'une méthode qui a déjà fait ses preuves : expérimentations locales et gradualisme. Ainsi le récent XVe congrès du Parti, souvent présenté comme un " tournant " historique, n'a-t-il fait qu'entériner et inscrire dans les tables de la loi des expériences déjà menées localement. Dès 1986, Shenyang, capitale de la province du Liaoning (Nord-Est), avait joué un rôle de laboratoire. Au lendemain du massacre de Tiananmen, la reglaciation idéologique interdit toute avancée. Puis à l'automne 1993, la réflexion s'ébroue de nouveau : le Parti adopte le principe de la séparation des fonctions de l'administration de celles de l'entreprise. Dans la foulée, est lancé le programme des 10 000-1 000-100-10. En clair, il s'agit d'évaluer les actifs de 10 000 entreprises, d'en placer 1 000 sous le contrôle de " comités de gestion des actifs " fraîchement constitués, d'en transformer 100 en sociétés par actions et de consacrer 10 villes pilotes. Les premiers enseignements de ces expériences locales ont été tirés et le plan du pouvoir central est maintenant plus clair. Illustré par la formule " renforcement des grandes entreprises et libération des petites " , il se décline sur trois niveaux. Au sommet : l'Etat conserve la pleine maîtrise d'un millier de gros conglomérats dans des secteurs dits stratégiques (défense, énergie, hautes technologies, infrastructures). Au niveau intermédiaire : dans les entreprises moyennes et grandes " non stratégiques " , l'Etat accepte de n'être plus qu'un actionnaire de référence aux côtés de nouveaux partenaires. Enfin, au niveau inférieur : l'Etat est invité à se désengager d'une multitude de petites entreprises dont la privatisation est envisagée sans l'ombre d'un complexe. S'appuyant sur un embryon d'appareil juridique (loi sur les faillites de 1986, loi sur les sociétés de 1993, loi sur les valeurs boursières de 1995, etc.), ce programme s'est déjà traduit par une cascade de fusions, acquisitions et faillites. Un exemple parmi d'autres : Wuhan, capitale de la province du Hubei, une région considérée comme défavorisée par rapport aux riches zones côtières. Un bastion des industries lourdes (sidérurgie, mécanique). Trois " sociétés de gestion des actifs de l'Etat " ont été créées sur le modèle des holdings publiques italiennes pour mener à bien cette restructuration. Chacune d'entre elles valorise, pour le compte de l'Etat, des participations dans plusieurs dizaines d'entreprises. " Notre objectif est de soustraire ces entreprises des secteurs commerciaux et industriels pour les orienter vers la finance, les infrastructures et les hautes technologies " , explique Li Yong, président de Wuhan State-owned Assets Management Company. Flanqué de deux jeunes collaborateurs, à la mine sage et appliquée de titulaires de MBA, M. Li est fier de pouvoir annoncer que huit de ses entreprises sont cotées sur les Bourses de Shanghaï et Shenzhen, soit la moitié du quota (seize) dont bénéficie Wuhan. C'est en fait à un véritable exercice de Mécano que se livrent les trois holdings de Wuhan. Elles s'arrachent les actifs les plus juteux, transfèrent aux municipalités les services sociaux (écoles, cantines) et cherchent à se débarrasser, non sans mal, des actifs les plus improductifs. La faillite est une pratique répandue. Une centaine a été déclarée à Wuhan. " Nous sommes les leaders en Chine des décisions de faillites " , se vante-t-on à la commission de restructuration de la municipalité. Autre option pour les petites entreprises : les investisseurs étrangers qui sont sollicités, voire courtisés. Les quelques investisseurs qui se sont laissé convaincre sont en général des Hongkongais, des Taïwanais ou des Chinois de la diaspora. D'Occidentaux, point. Faillites Le même scénario se joue à l'échelle nationale. En 1997, 4 500 faillites ont été déclarées. Le chiffre est certes en diminution par rapport à 1996 (6 200), en raison de la tendance des banques à opposer leur veto à une pratique qui malmène leurs droits de créanciers. Mais selon Cao Siyuan, un expert cité par le South China Morning Post, le nombre de faillites devrait rebondir cette année. Autre indicateur des grandes manoeuvres en cours : le pays a connu l'année dernière 3 000 fusions, dont les deux tiers impliquaient des grandes et moyennes entreprises. Les dérives dans la mise en oeuvre de la restructuration sont nombreuses. On peut en identifier quatre. La première tient dans la fascination persistante pour le modèle coréen des chaebols. A coups de fusions arbitraires, les municipalités rivalisent d'ardeur pour bâtir des conglomérats susceptibles de figurer au palmarès de Fortune des 500 premiers groupes mondiaux. Au total, la Chine veut " placer " entre quarante et cinquante de ses conglomérats. L'effondrement des chaebols coréens n'a visiblement inspiré aucune leçon. " Ce n'est pas la taille des groupes qui est en cause dans les problèmes de la Corée, explique Huang Qifan, directeur de la commission économique de Shanghaï. C'est leur niveau d'endettement et l'étroitesse de leurs liens avec les autorités politiques. " La deuxième dérive est l'omnipotence des bureaucraties locales. Les fameuses " sociétés de gestion des actifs de l'Etat " , ces holdings pivots de la restructuration, ne servent souvent qu'à recycler les anciens apparatchiks des administrations locales de tutelle en voie de démantèlement. " On prend les mêmes et on recommence " , soupire un observateur étranger. Plus grave, le pouvoir central contrôle peu la boulimie de ces bureaucrates locaux. " Les provinces et municipalités profitent d'un certain attentisme au niveau central pour se hâter de délimiter leurs actifs, explique Jean-François Huchet, économiste au Centre d'études français sur la Chine contemporaine, basé à Hongkong. Pour l'instant, la réforme est donc pilotée par les bureaucraties locales. " Vu le morcellement administratif de la Chine, on peut aisément imaginer les dégâts infligés à la cohésion de la réforme. Pillage C'est dans ce contexte que s'épanouit la troisième dérive : l'emballement d'une logique financière au détriment d'une restructuration authentiquement industrielle. Dans ces huis clos provinciaux où se scellent des mariages d'intérêt entre bureaucrates locaux et directeurs d'entreprise, le pillage des actifs de l'Etat est un sport répandu. " La moitié des sociétés à responsabilité limitée qui ont été créées ces dernières années à Shanghai et dans le Sichuan l'ont été dans le secteur financier, dénonce un rapport de la Banque mondiale (China's Management of Enterprise Assets : the State as Shareholder, août 1997). Ce qui suggère la constitution de coquilles pour absorber les actifs. " Selon une étude de la Banque mondiale sur un échantillon d'entreprises, ce " siphonnage " touche environ 10 % des actifs de l'Etat. Enfin, dernière dérive : la souscription forcée des salariés à des actions de l'entreprise. Le Quotidien des travailleurs rapporte souvent, pour les dénoncer, des exemples où les salariés se voient contraints d'acheter des actions sous peine de perdre leur emploi. Parmi les abus rapportés dans la presse chinoise, un drame a retenu particulièrement l'attention : dans la province du Shaanxi, une famille entière est venue devant les portes de son usine se suicider en avalant du poison, car elle ne pouvait pas réunir les fonds nécessaires à l'achat des actions. Cette pratique tient d'autant plus de l'abus de pouvoir que les salariés ne sont ensuite plus libres de revendre leurs parts. Ils deviennent des otages aux mains de dirigeants prêts à tout pour éviter une prise de participation d'un investisseur extérieur. Sans compter que, vu l'état financier des entreprises en question, leur épargne forcée investie en actions risque de fondre comme neige au soleil. Quels seront les effets de cette restructuration sur la nature du système économique ? Tout dépend de la strate où l'on se situe. Au niveau des micro-entreprises, la voie est désormais libre pour un décollage du secteur privé. Au niveau des grands groupes, c'est un capitalisme d'Etat nourri d'idéologie nationaliste qui va triompher. C'est au niveau intermédiaire que se jouera la grosse bagarre : il est certes aujourd'hui " tenu " par les bureaucraties provinciales, mais le capital privé peut très bien finir par s'émanciper. " L'ouverture du capital de ces sociétés recèle un puissant effet de levier car l'Etat ne pourra pas longtemps suivre les futures augmentations de capital " , dit Hubert Bazin, avocat au cabinet Gide Loyrette Nouel qui a réalisé des enquêtes de terrain. En d'autres termes, si les dirigeants chinois évitent soigneusement d'utiliser l'embarrassante formule de " privatisation " , c'est bien ce qui attend à terme une partie croissante de l'économie chinoise. FREDERIC BOBIN Le Monde du 5 mai 1998

« elles valorise, pour le compte de l'Etat, des participations dans plusieurs dizaines d'entreprises.

" Notre objectif est de soustraireces entreprises des secteurs commerciaux et industriels pour les orienter vers la finance, les infrastructures et les hautestechnologies " , explique Li Yong, président de Wuhan State-owned Assets Management Company.

Flanqué de deux jeunescollaborateurs, à la mine sage et appliquée de titulaires de MBA, M.

Li est fier de pouvoir annoncer que huit de ses entreprisessont cotées sur les Bourses de Shanghaï et Shenzhen, soit la moitié du quota (seize) dont bénéficie Wuhan. C'est en fait à un véritable exercice de Mécano que se livrent les trois holdings de Wuhan.

Elles s'arrachent les actifs les plusjuteux, transfèrent aux municipalités les services sociaux (écoles, cantines) et cherchent à se débarrasser, non sans mal, des actifsles plus improductifs.

La faillite est une pratique répandue.

Une centaine a été déclarée à Wuhan.

" Nous sommes les leaders enChine des décisions de faillites " , se vante-t-on à la commission de restructuration de la municipalité. Autre option pour les petites entreprises : les investisseurs étrangers qui sont sollicités, voire courtisés.

Les quelquesinvestisseurs qui se sont laissé convaincre sont en général des Hongkongais, des Taïwanais ou des Chinois de la diaspora.D'Occidentaux, point. Faillites Le même scénario se joue à l'échelle nationale.

En 1997, 4 500 faillites ont été déclarées.

Le chiffre est certes en diminution parrapport à 1996 (6 200), en raison de la tendance des banques à opposer leur veto à une pratique qui malmène leurs droits decréanciers.

Mais selon Cao Siyuan, un expert cité par le South China Morning Post , le nombre de faillites devrait rebondir cette année.

Autre indicateur des grandes manoeuvres en cours : le pays a connu l'année dernière 3 000 fusions, dont les deux tiersimpliquaient des grandes et moyennes entreprises. Les dérives dans la mise en oeuvre de la restructuration sont nombreuses.

On peut en identifier quatre.

La première tient dansla fascination persistante pour le modèle coréen des chaebols.

A coups de fusions arbitraires, les municipalités rivalisent d'ardeurpour bâtir des conglomérats susceptibles de figurer au palmarès de Fortune des 500 premiers groupes mondiaux.

Au total, la Chine veut " placer " entre quarante et cinquante de ses conglomérats.

L'effondrement des chaebols coréens n'a visiblementinspiré aucune leçon.

" Ce n'est pas la taille des groupes qui est en cause dans les problèmes de la Corée, explique Huang Qifan,directeur de la commission économique de Shanghaï.

C'est leur niveau d'endettement et l'étroitesse de leurs liens avec lesautorités politiques.

" La deuxième dérive est l'omnipotence des bureaucraties locales.

Les fameuses " sociétés de gestion des actifs de l'Etat " , cesholdings pivots de la restructuration, ne servent souvent qu'à recycler les anciens apparatchiks des administrations locales detutelle en voie de démantèlement.

" On prend les mêmes et on recommence " , soupire un observateur étranger. Plus grave, le pouvoir central contrôle peu la boulimie de ces bureaucrates locaux.

" Les provinces et municipalités profitentd'un certain attentisme au niveau central pour se hâter de délimiter leurs actifs, explique Jean-François Huchet, économiste auCentre d'études français sur la Chine contemporaine, basé à Hongkong.

Pour l'instant, la réforme est donc pilotée par lesbureaucraties locales.

" Vu le morcellement administratif de la Chine, on peut aisément imaginer les dégâts infligés à la cohésionde la réforme. Pillage C'est dans ce contexte que s'épanouit la troisième dérive : l'emballement d'une logique financière au détriment d'unerestructuration authentiquement industrielle.

Dans ces huis clos provinciaux où se scellent des mariages d'intérêt entrebureaucrates locaux et directeurs d'entreprise, le pillage des actifs de l'Etat est un sport répandu.

" La moitié des sociétés àresponsabilité limitée qui ont été créées ces dernières années à Shanghai et dans le Sichuan l'ont été dans le secteur financier,dénonce un rapport de la Banque mondiale ( China's Management of Enterprise Assets : the State as Shareholder , août 1997).

Ce qui suggère la constitution de coquilles pour absorber les actifs.

" Selon une étude de la Banque mondiale sur unéchantillon d'entreprises, ce " siphonnage " touche environ 10 % des actifs de l'Etat. Enfin, dernière dérive : la souscription forcée des salariés à des actions de l'entreprise.

Le Quotidien des travailleurs rapporte souvent, pour les dénoncer, des exemples où les salariés se voient contraints d'acheter des actions sous peine de perdre leuremploi.

Parmi les abus rapportés dans la presse chinoise, un drame a retenu particulièrement l'attention : dans la province duShaanxi, une famille entière est venue devant les portes de son usine se suicider en avalant du poison, car elle ne pouvait pasréunir les fonds nécessaires à l'achat des actions.

Cette pratique tient d'autant plus de l'abus de pouvoir que les salariés ne sontensuite plus libres de revendre leurs parts.

Ils deviennent des otages aux mains de dirigeants prêts à tout pour éviter une prise departicipation d'un investisseur extérieur.

Sans compter que, vu l'état financier des entreprises en question, leur épargne forcée. »

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