Article de presse: Boris Pasternak, l'humiliation plutôt que l'exil
Publié le 17/01/2022
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30 mai 1960 - Boris Pasternak était un vieux Moscovite. Il était né le 10 février 1889 dans cette ville qui n'était pas encore redevenue la capitale et où son père dirigeait l'école de peinture. Les grands artistes de ce temps, notamment Tolstoï et Scriabine, étaient des amis intimes de la famille. La mère de Boris Pasternak était elle-même une musicienne de talent.
Tandis qu'il faisait ses études à Moscou, puis en Allemagne, le jeune homme semblait promis à la musique. Mais c'est la littérature qu'il choisit. Ses débuts dans la carrière sont liés à l'activité du groupe futuriste. Ses amis s'appelaient Essenine et Maïakovski. Il publia sa première plaquette de vers en 1913 et, mis à part un récit autobiographique, il n'écrivit pendant trente ans que des poèmes. Son oeuvre lyrique aurait suffi à sa gloire. Il avait un second métier : il traduisait Goethe, Shakespeare, Schiller, Rilke, et tel était son génie du mot que parfois l'adaptation était plus belle que l'original.
Pasternak habitait à une trentaine de kilomètres de Moscou, dans ce village de Peredelkino, qui est comme une petite capitale de la littérature soviétique. Ses voisins, les auteurs qui écrivent comme il faut, l'aimaient bien. Les poèmes qu'il composait n'étaient sans doute pas dans la ligne, mais il ne les publiait pas. Dans ces conditions, on reconnaissait qu'il avait un très grand talent. Il tenait table ouverte, et quand les romanciers et poètes du monde occidental allaient à Moscou, ils lui rendaient visite. Sa renommée, en fin de compte, bénéficiait à tout le village.
Mais il fallait qu'il se tût ou qu'il n'écrivît que pour ses tiroirs.
Or Pasternak avait une histoire à raconter, l'histoire d'un homme happé par la révolution qui cherche à découvrir " l'énigme de la vie, l'énigme de la mort ", et qui avoue : " Quant aux petites affaires du monde, comme la reconstruction du bloc terrestre, nous regrettions beaucoup, mais ce n'était pas notre affaire. " Ou encore : " Personne ne fait l'histoire. On ne la voit pas plus qu'on ne voit l'herbe pousser. " C'en était trop pour les fidèles du marxisme-léninisme, qui ne peuvent adhérer au parti de la sérénité. Il posait des questions auxquelles le régime n'a jamais répondu. Il ne jouait pas le jeu.
Au début Pasternak n'avait aucune illusion sur le sort de son roman, le Docteur Jivago. Il s'était mis à l'ouvrage alors que Jdanov exerçait une dictature implacable sur les artistes, et il écrivait pour lui ou pour la postérité, en tout cas pas pour un éditeur. Mais après la mort de Staline, l'inespéré parut possible. Une revue (Znania) publia quelques extraits du livre, tandis qu'une autre (Novy Mir) refusait la totalité du roman. Sur ces entrefaites, il confia le manuscrit à un éditeur italien qui appartenait encore au Parti communiste. L'affaire Pasternak commençait.
Jivago, traduit en Italie, en France, en Angleterre et dans d'autres pays, restait encore inconnu du public soviétique. L'auteur cependant ne se décourageait pas. Il espérait qu'avec quelques coupures il pourrait forcer le barrage, mais, en vérité, quelles coupures auraient pu donner satisfaction aux censeurs ? On ne trouve guère de passages anticommunistes : c'est le livre tout entier qui est acommuniste. Et l'épisode du prix Nobel en 1958 transforma en scandale politique ce qui n'était encore qu'un conflit littéraire.
Les raisons littéraires du choix de l'Académie suédoise étaient peu contestables. Pasternak, qui depuis longtemps se plaçait au premier rang des lyriques, venait de renouer avec la grande lignée des romanciers russes. En cette année 1958, son livre était lu dans le monde entier, sans doute parce qu'un Soviétique décrivait de façon tout à fait insolite l'histoire de son pays, mais aussi parce que ce qu'il disait avait une valeur universelle. L'Académie pécha-t-elle par imprudence ? Il faut bien admettre qu'elle n'avait pas vu que son choix apparaîtrait comme une provocation aux autorités soviétiques et qu'elle n'avait pas examiné les conséquences possibles de son acte.
Pasternak, " bouleversé, ravi ", accepta le verdict du jury. Quelques jours plus tard, il dut se raviser. Puis il envoya une lettre à la Pravda dans laquelle il promettait de se " réhabiliter ". Enfin, il supplia Nikita Khrouchtchev de ne pas porter contre lui une condamnation à l'exil ainsi que ses confrères l'exigeaient. L'écrivain avait traversé sans se salir l'époque stalinienne il avait tranquillement refusé de signer des pétitions pour demander le châtiment des " traîtres ", et ses collègues n'avaient pas osé le dénoncer. Mais voilà que, après avoir provoqué l'orage dont il n'avait pas pressenti la violence, il était désarçonné. Certes, il était étranger au système soviétique, mais, pour lui, il n'y avait pas de vie possible hors de sa Russie. S'il était exilé comme il en était menacé, il trouverait sans doute dans une terre d'accueil la fortune et les honneurs. Mais il préférait les humiliations, toute cette souffrance indicible, la misère totale peut-être, pourvu qu'on le laissât enraciné. Il n'y eut personne à Moscou qui osât publiquement le défendre. Les meilleurs portèrent contre Jivago une condamnation mesurée. Les auteurs de seconde zone parlèrent avec hargne. Pasternak fut exclu de l'Union des écrivains et jeté aux analphabètes. Des milliers de gens, dont les plus sincères avouaient qu'ils n'avaient pas lu-et pour cause!-une oeuvre aussi méprisable, le traînèrent dans la boue.
BERNARD FERON
Le Monde du 1er juin 1960
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