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Article de presse: Argentine, le procès des années de sang

Publié le 22/02/2012

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argentine
9 décembre 1985 - Le " Nuremberg argentin " en est à son troisième mois. Au fil des semaines, il a pris les dimensions raisonnables, presque rassurantes, d'un procès qui a lieu tous les jours ouvrables, devant un auditoire restreint, loin des caméras et des flashes. A midi, la police commence à faire le vide devant le palais de justice de Buenos-Aires. Trois heures après, le président de séance appelle le premier témoin. Pour inviter à raconter l'horreur, il emploie le langage-élégant-des magistrats : " Avez-vous été affecté par l'action des forces que commandaient les accusés? Avez-vous été privé de votre liberté ? " Le témoin répond que, oui, il a été " affecté " oui, il a perdu sa liberté. Jusqu'en septembre prochain, sept cent neuf cas seront évoqués, où des hommes, des femmes, voire des enfants, auront souvent perdu la vie, avec la liberté. Rien de solennel dans cette salle de la cour d'appel fédérale. Les six juges n'ont ni toge ni perruque. Derrière eux, un christ rappelle que c'est en pays très catholique qu'a prospéré, pendant six ans, la barbarie de style nazi. Les avocats de la défense, en civil eux aussi, sont assis au premier rang du public. C'est à eux qu'il revient d'incarner le mal absolu, en l'absence des neuf commandants en chef qui ont dirigé, de 1976 à 1982, ce qu'ils appelaient dans leur langage fleuri " le processus de réorganisation nationale ". Neuf généraux, donc, sur le banc d'infamie. " C'est beaucoup ", dit le journaliste Jacobo Timerman, qui a compté, pendant des mois, au nombre des " disparus ". " En pays latino-américain, c'est-à-dire dans une région où le militarisme est une tradition, condamner neuf généraux, et même douze ou quatorze car d'autres vont s'ajouter aux membres des trois juntes, c'est une nouveauté. " Pour les mères de la place de Mai, neuf ou quatorze, ce n'est pas assez. " Il y a eu environ 1 500 tortionnaires, dit la doctoresse Diana Korton, de l'association des mères. C'est ce qui ressort de tous les témoignages. " La question qui agite les milieux officiels et les associations spécialisées, c'est de savoir si l'Argentine peut envoyer en prison 100 % de ses gradés. La réponse, le président de la République Raoul Alfonsin l'a déjà donnée. Au cours d'un dîner de " confraternisation " avec les forces armées, le 5 juillet, il a parlé de la nécessité d'une " réconciliation définitive entre les Argentins ". Des mots qui prendront force de loi plus tard, quand le procès sera fini. Il reste encore quelques mois pour ne pas pardonner. " Oui, j'ai été privé de liberté. " Et le récit commence, étonnamment semblable à celui qui l'a précédé. Le kidnapping à domicile ou dans la rue. Les appartements mis à sac. Le séquestré immédiatement couvert d'une cagoule, la capucha qui l'enferme, pendant des mois, dans sa nuit, et livre aux tortionnaires la chair anonyme des boucheries. La torture pour arracher des renseignements, puis pour briser celui qui la subit. Les décharges électriques dans la bouche, sous les aisselles, sur les seins, sur les organes génitaux. Des femmes du camp de La Perla, à Cordoba, décrivant des compagnes aux mamelons brûlés, infectés de pus et l'odeur de chair grillée qui s'élevait de l'amoncellement des corps, dans l'antichambre des supplices. Des centres de torture clandestins, il y en a eu dans tout le pays. On en a dénombré environ deux cent quatre-vingts. Certains dans des bâtiments officiels, comme l'école de mécanique de la marine, dans la capitale, ou le camp de La Perla, déjà cité. D'autres dans des maisons de campagne, avec piscine et gazon anglais. Dans cet univers parallèle, des milliers et des milliers d'Argentins ont été assassinés (neuf mille au moins). L'arrêt de mort arrivait souvent sous la forme, anodine, d'un ordre de transfert. Ce traslado était l'euphémisme en usage pour la balle dans la nuque, ou la piqûre paralysante avant le plongeon dans la mer. Comme les juifs étaient promis par les nazis à la " désinfection ", quand ils allaient à la chambre à gaz. Les " SS argentins " n'ont pas limité là leur plagiat. Ils appelèrent " la nuit des crayons " le kidnapping en masse de lycéens, à La Plata, et " la nuit des cravates " le rapt et l'assassinat de quatre avocats. A leurs victimes, certains militaires faisaient crier " Vive Hitler ! ". Il y avait une croix gammée dans un des bureaux de l'armée que visita le journaliste britannique Robert Cox lorsqu'il s'inquiétait des disparitions, dont il était presque le seul, à l'époque, à parler dans son journal, le Buenos Aires Herald. Les maîtres de la gégène Les maîtres de la " gégène ", les tenanciers des camps de la mort, triomphaient doublement lorsqu'ils s'emparaient de l'âme de leurs victimes en même temps que de leur corps. Il y a eu les gens " brisés " qui ont " collaboré " dans l'espoir de survivre. Il y a eu ceux, aussi, qui ont été retournés complètement, et qui ont redoublé de zèle dans la délation. Lorsqu'elle s'empara du pouvoir en 1976, l'armée avait reçu un an plus tôt, l'ordre d' " anéantir la subversion ". Elle donna au mot " anéantir " un sens absolu. L'ennemi n'était pas seulement le terroriste, le Montonero, mais aussi le marxiste. Sous la présidence d'Isabel Peron, la " Triple A " était déjà passée à l'action. La " Triple A ", c'est-à-dire l'alliance anticommuniste argentine, organisation paramilitaire qui répondait aux bombes et aux assassinats de la guérilla par des opérations du même genre. " L'armée n'a fait qu'institutionnaliser ce que faisaient déjà les commandos clandestins ", explique Luis Zamora, membre d'une organisation de défense des droits de l'homme, le CELS (Centre d'études légales et sociales). Les " disparus " En 1976, la guérilla était en déclin, mais il restait, aux yeux des militaires, ce qui lui servait de support : les syndicats, les organisations populaires, l'université. La lutte contre la subversion fut le prétexte d'une liquidation en masse des opposants. Avec, dès le départ, une préoccupation : ne pas répéter l'erreur commise au Chili, où l' " ennemi " fut enfermé dans des stades et éliminé, pratiquement, sur la place publique. Les " gorilles " argentins choisirent la clandestinité. " Une nouvelle catégorie juridique, alors, a été crée, dit Diana Korton : celle du " disparu " . Les disparitions ont entretenu un climat d'incertitude, provoqué une chaîne de dangers. Faire disparaître quelqu'un, c'était menacer du même sort ceux qui dénonçaient les disparitions. Un tel mécanisme a paralysé la société. " Les militaires ont choisi le meurtre clandestin parce qu'ils étaient convaincus qu'ils ne pourraient pas éliminer physiquement les terroristes en respectant la légalité. " L'opinion publique n'aurait pas permis l'application de la peine de mort ", affirme Luis Zamora. Jacobo Timerman a rapporté à la barre des témoins des conversations avec des collaborateurs du général Videla et de l'amiral Massera. Il dit qu'il leur conseilla d'appliquer la loi martiale pour que les jugements soient publics et que les accusés puissent se défendre. Mais ses interlocuteurs lui répondirent : " Si on édictait des peines de mort, le pape interviendrait. Or on ne peut pas fusiller contre le pape. " Videla savait. Massera savait. Tous, ils savaient. " Et ils n'ont rien fait pour empêcher ce qui s'est passé ", dit le procureur, Strassera. " C'est le minimum qu'on puisse dire, ajoute-t-il. Ce qui, en dix semaines de procès, a été abondamment prouvé. " Non seulement, le général Galtieri savait tout, mais, apparemment, il s'en vantait. Quand il commandait le IIe corps d'armée à Rosario, il dit à une maîtresse d'école, enfermée dans une prison clandestine de la ville : " C'est moi, madame, qui déciderai si vous allez rester en vie. " Cette maîtresse d'école a témoigné. Elle fait partie des quelque six cents personnes qui ont déjà été entendues au cours du procès. Au début, quand les témoins avaient fini leur récit, les avocats de la défense leur demandaient s'ils appartenaient, à l'époque des faits, à une organisation subversive. Ils tentaient de renverser les rôles et de transformer les victimes en coupables. Jusqu'au jour où les juges ont décidé que de telles questions ne se justifiaient pas, et ont obligé la défense à changer de stratégie. CHARLES VANHECKE Le Monde du 12 juillet 1985
argentine

« mot " anéantir " un sens absolu.

L'ennemi n'était pas seulement le terroriste, le Montonero, mais aussi le marxiste.

Sous laprésidence d'Isabel Peron, la " Triple A " était déjà passée à l'action.

La " Triple A ", c'est-à-dire l'alliance anticommunisteargentine, organisation paramilitaire qui répondait aux bombes et aux assassinats de la guérilla par des opérations du même genre." L'armée n'a fait qu'institutionnaliser ce que faisaient déjà les commandos clandestins ", explique Luis Zamora, membre d'uneorganisation de défense des droits de l'homme, le CELS (Centre d'études légales et sociales). Les " disparus " En 1976, la guérilla était en déclin, mais il restait, aux yeux des militaires, ce qui lui servait de support : les syndicats, lesorganisations populaires, l'université.

La lutte contre la subversion fut le prétexte d'une liquidation en masse des opposants.

Avec,dès le départ, une préoccupation : ne pas répéter l'erreur commise au Chili, où l' " ennemi " fut enfermé dans des stades etéliminé, pratiquement, sur la place publique. Les " gorilles " argentins choisirent la clandestinité.

" Une nouvelle catégorie juridique, alors, a été crée, dit Diana Korton : celledu " disparu " .

Les disparitions ont entretenu un climat d'incertitude, provoqué une chaîne de dangers.

Faire disparaîtrequelqu'un, c'était menacer du même sort ceux qui dénonçaient les disparitions.

Un tel mécanisme a paralysé la société.

" Lesmilitaires ont choisi le meurtre clandestin parce qu'ils étaient convaincus qu'ils ne pourraient pas éliminer physiquement lesterroristes en respectant la légalité.

" L'opinion publique n'aurait pas permis l'application de la peine de mort ", affirme LuisZamora. Jacobo Timerman a rapporté à la barre des témoins des conversations avec des collaborateurs du général Videla et de l'amiralMassera.

Il dit qu'il leur conseilla d'appliquer la loi martiale pour que les jugements soient publics et que les accusés puissent sedéfendre.

Mais ses interlocuteurs lui répondirent : " Si on édictait des peines de mort, le pape interviendrait.

Or on ne peut pasfusiller contre le pape.

" Videla savait.

Massera savait.

Tous, ils savaient.

" Et ils n'ont rien fait pour empêcher ce qui s'est passé ",dit le procureur, Strassera. " C'est le minimum qu'on puisse dire, ajoute-t-il.

Ce qui, en dix semaines de procès, a été abondamment prouvé.

" Nonseulement, le général Galtieri savait tout, mais, apparemment, il s'en vantait.

Quand il commandait le II e corps d'armée à Rosario, il dit à une maîtresse d'école, enfermée dans une prison clandestine de la ville : " C'est moi, madame, qui déciderai si vous allezrester en vie.

" Cette maîtresse d'école a témoigné.

Elle fait partie des quelque six cents personnes qui ont déjà été entendues aucours du procès.

Au début, quand les témoins avaient fini leur récit, les avocats de la défense leur demandaient s'ils appartenaient,à l'époque des faits, à une organisation subversive.

Ils tentaient de renverser les rôles et de transformer les victimes en coupables.Jusqu'au jour où les juges ont décidé que de telles questions ne se justifiaient pas, et ont obligé la défense à changer de stratégie. CHARLES VANHECKE Le Monde du 12 juillet 1985. »

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