Article de presse: A L'échelle du siècle
Publié le 22/02/2012
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31 janvier 1977 - Le 5 janvier 1875, le maréchal Mac-Mahon inaugurait, en présence du roi d'Espagne et du lord-maire de Londres, le nouvel Opéra de Paris. Ce 31 janvier 1977, le président de la République inaugure, en présence de plusieurs souverains et chefs d'Etat, le Centre national d'art et de culture Georges-Pompidou.
Si l'on rapproche ces deux événements, en négligeant d'autres du même ordre qui furent moins significatifs (les " palais " des expositions de 19OO à 1937 ), c'est qu'ils apparaissent, à un siècle de distance, comme les jalons essentiels de l'histoire architecturale, culturelle et sociale du Paris moderne et contemporain, peut-être de la France elle-même.
Pivôt d'une immense opération d'urbanisme et correspondant à un besoin précis, l'édifice de Garnier était né de la " fête impériale ", de l'épicurisme d'une société qui ne concevait l'expérience artistique qu'en termes de cérémonie, de plaisir et de symbolisme de puissance. Conçu lui aussi en terme de prestige, austère et résolument technique, socialement ambigu, le Centre Pompidou accumule des fonctions moins clairement définies, mais plus ambitieuses et riches de possibilités diverses se confortant l'une l'autre. Violemment attaqué dans son principe dès son origine, il apparaît aujourd'hui comme le champ clos du débat sur la culture. Sera-t-il une institution de plus ou un véritable lieu de création, un moyen de réduire ce que l'on nomme pudiquement les inégalités culturelles ? Tout ce que l'on peut dire, c'est qu'il a été réalisé avec une générosité qui paraîtra à certains choquante dans le contexte économique actuel, mais qui peut être demain payante. Qu'il est l'édifice le plus important et moderne, au meilleur sens du terme, qui ait été construit à Paris depuis le siècle dernier, et qu'il marquera son époque comme avait marqué la sienne le chef-d'oeuvre de Charles Garnier. Sur ce point, le pari fait le 25 décembre 1969, lorsque fut décidé sa création, a été gagné.
Deux mots d'histoire, où le hasard intervient plus que la nécessité. Sur les 2 hectares libérés par la destruction de l'îlot insalubre Beaubourg, on pensait depuis longtemps construire une grande bibliothèque destinée à désengorger la Nationale et à pallier l'insuffisance notoire des équipements parisiens en matière de lecture publique. Le projet était dès 1967 programmé dans ses détails, chiffré, et l'on avait même commencé à en envisager les solutions architecturales. C'est alors qu'intervint le président de la République, Georges Pompidou. Il n'aimait pas le musée d'art moderne, il s'interessait à l'art contemporain, il voulait redonner à Paris son lustre culturel et attacher son nom à l'un de ces grands établissements qui, depuis le dix-septième siècle, ont scandé son histoire.
Il décida donc que serait construit à Beaubourg au centre de la ville, le nouveau musée d'art moderne, d'abord prévu à Nanterre, où il est bien évident qu'il n'avait que faire. Comme il n'était pas question de renoncer à la bibliothèque, il décida encore de faire à la fois la bibliothèque et le musée, auxquels s'ajoutèrent bientôt un institut de recherches musicales et la tête chercheuse du vénérable Musée des arts décoratifs, le Centre de création industrielle. D'où un programme extrêmement chargé, celui d'une sorte de Panthéon culturel, de " Mecque de l'intelligence ", pour parler comme Hugo, le projet rappelant curieusement celui que la Deuxième République avait envisagé pour le Louvre, qui devait abriter à la fois les collections publiques, la nouvelle bibliothèque nationale et les locaux des expositions industrielles.
Beaubourg fit l'objet d'un concours international jugé par un jury international, lequel prima le projet Piano-Rogers-Franchini à l'unanimité moins une voix. Il n'est pas inutile de le rappeler, d'autant que le choix d'architectes étrangers provoqua bien des rancoeurs qui expliquent une partie des attaques dont l'édifice est aujourd'hui l'objet. Le projet Piano-Rogers-Franchini fut un peu l'oeuf de Colomb, et un membre du jury me confia un jour que, s'il n'avait pas été retenu, aucun ne l'aurait été. Au lieu de disperser les éléments du programme en une sorte d'Acropole étrangère à la ville, ce qui est un peu le cas du Lincoln Center à New-York, l'équipe italo-anglaise proposait de les rassembler en un seul volume ouvert, pariant après sur la dynamique réciproque des activités (qui a consulté un livre ira peut être ensuite voir un tableau ou un spectacle), réservant devant la façade de l'édifice une place, un carrefour, un vaste élément de liaison avec l'ensemble du quartier. Et l'on peut ajouter que réunir trois ou quatre édifices en un seul représente une économie évidente sur le plan du fonctionnement comme de la construction.
Par sa franchise, sa brutalité même, et grâce à la qualité des espaces de dégagement, l'intégration du Centre à un voisinage pourtant fragile paraît une réussite remarquable. Alors que la Maison de la radio pâtit d'un environnement assez morne, le quartier, sa trame, ses activités et ses façades contribuent à animer le Centre, et le Centre lui-même a permis la réhabilitation du quartier, naguère un des plus pourris de Paris (sans Beaubourg, il aurait été détruit). Pour peu que l'on conserve les façades de la rue Rambuteau, et que l'on peigne en couleurs mieux étudiées les pignons avoisinants, dans l'ensemble l'opération pourra être considérée comme une réussite, surtout si on la compare à ce qui a été fait ailleurs, Italie ou front de Seine.
Et l'édifice lui-même ? Même si l'expression est démodée, il n'y a aucune raison de ne pas parler de chef-d'oeuvre à son propos : un chef-d'oeuvre qui sauve l'honneur et est à l'échelle du siècle. Que l'on regarde l'édifice ou que l'on y pénètre (on ne peut juger d'un édifice qu'après y être entré), il est bien difficile, si l'on est sans passion, de ne pas être saisi par la force et la rigueur des ensembles, la beauté, la convenance des espaces intérieurs, et je doute qu'aucun musée au monde dispose de surfaces aussi stimulantes et propices que celles qui ont été consenties au département des arts plastiques, où il faudra d'ailleurs recevoir l'accrochage.
Beaubourg fera crier ? Tant mieux. Ceux qui crient aujourd'hui le plus fort auraient mieux fait de consacrer leur énergie pulmonaire à la tour de la Halle aux vins, à Maine-Montparnasse, au centre Morland, j'en passe et des meilleurs, et, en matière d'architecture (celui de tous les arts qui bouge le plus lentement), ce qui est authentiquement créateur suscite toujours l'opprobe et le scandale. La tour Eiffel fit s'arracher de rage mainte lavallière et, lorsque fut inauguré le Théâtre des Champs-Elysées, certains des esprits les plus distingués du temps déclarèrent que cette chose-là était mastoc, munichoise et, pour tout dire, boche.
ANDRE FERMIGIER
Le Monde du 1er février 1
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