Devoir de Philosophie

Après le 11 septembre, une nouvelle Russie

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

24 mai 2001 CE fut sans doute le moment le plus étrange de la récente visite de Vladimir Poutine à Washington. Pendant la rituelle conférence de presse à la Maison- Blanche, un journaliste russe se lève. Il fait remarquer à George Bush que, depuis le 11 septembre, l'administration américaine semble avoir compris les mérites de l'approche russe en matière d'information. A savoir qu'il faut mettre quelques limites à la liberté de la presse. Et Vladimir Poutine saisit aussitôt la perche pour dispenser à son auditoire une leçon de déontologie. Comme s'il avait senti le piège, M. Bush s'en est tiré plutôt adroitement par une boutade sur le thème : mais non, la presse américaine est irrécupérable, et j'ai depuis longtemps renoncé à la discipliner... Il y avait tout de même eu, brièvement, comme un malaise. Que, au nom de la sainte alliance contre le terrorisme, les Etats-Unis et la Russie puissent être à peu près d'accord en tout, très bien. Mais, prétendre r la patrie du New York Times au pays où les services diligentés par le Kremlin ont entrepris de réduire un à un tous les médias indépendants, c'est tout de même pousser le bouchon un peu loin. L'incident - l'incongruité plutôt - fut vite oublié. Et il ne change rien à l'essentiel : jamais les relations entre les deux pays n'ont paru aussi excellentes. La « convergence » jadis chantée par les zélotes de la détente est devenue une réalité. Bien sûr, ce n'est pas d'hier que les Américains souhaitent voir les Russes sous leur meilleur jour. Et cela fait belle lurette - près de quinze ans - que les Russes s'emploient à séduire les Américains. Bien avant Poutine, il y eut Gorbatchev, qui se tailla, à Washington et à New York, de véritables triomphes, des raz-de-marée de « gorbymania ». Et Boris Eltsine, tombant la veste, plaisantant lourdement et esquissant des pas de danse, avait fait presque aussi bien. L'un et l'autre, chacun dans son style, avaient des arguments autrement plus forts que ceux de Vladimir Poutine. Chaleureux, médiatiques, ils avaient brisé des tabous, suscité ou épousé la métamorphose révolutionnaire de leur pays. Mais ni l'un ni l'autre n'avait eu droit, que ce soit de la part de Ronald Reagan ou de la part de George Bush, à ces débordements d'amitié (de la part de la Maison-Blanche, car le public américain, désormais, s'intéresse à tout autre chose). C'est bien à Poutine que Bush fils a accordé sa totale confiance, après avoir entrevu « le fond de son âme ». Le moment décisif, celui de la première illumination, remonte au sommet de Ljubljana, cet été. Mais la chaleur n'a en rien été moindre à Washington et dans le ranch présidentiel de Crawford, au point que M. Bush a fait valoir qu'en matière de limitation des armes stratégiques, une « poignée de mains » valait beaucoup mieux qu'un traité. De son côté, M. Poutine, qui, à Ljubljana, avait gardé une certaine distance, affichant même, par sa maîtrise des dossiers, une discrète supériorité intellectuelle sur le président américain, en a cette fois rajouté dans le style « popu » - bonnes blagues et bons sentiments - qui est le fort de George W. Bush. Devant les élèves d'une école texane, il a même surpassé son hôte sur son terrain. De la part de l'administration américaine, cet adoubement de la Russie de Poutine est-il fondé sur un acte de foi, ou sur un calcul d'intérêts ? Il n'est pas exclu que George Bush croie profondément en la « sincérité » de son interlocuteur. Dans son dernier livre (une biographie de Ronald Reagan), la journaliste Peggy Noonan relate le récit que lui a fait l'actuel président de sa première conversation avec Poutine. M. Bush semble avoir été particulièrement ému d'apprendre que son interlocuteur avait reçu de sa mère une croix, que cette croix avait échappé à l'incendie d'une maison, que M. Poutine y tenait énormément, et que, donc, il croyait vraisemblablement, comme lui-même, à l'existence d'une « puissance supérieure ». Emotion mise à part, le « pari sur la Russie », pour reprendre une expression du théoricien républicain Richard Perle, semble procéder d'un raisonnement, largement antérieur aux événements du 11 septembre, et où l'on retrouve la patte de la spécialiste de l'URSS qu'est Condoleezza Rice, la conseillère pour les affaires de sécurité. Le point de départ semble être que la Russie, affaiblie, ne doit pas être traitée vraiment d'égal à égal, comme l'était l'URSS, et qu'il n'est donc pas question de lui demander son assentiment pour des décisions qui sont dans l'intérêt supérieur de l'Amérique, et seront prises en tout état de cause. Cela vaut en particulier pour la défense antimissile - et donc la dénonciation, inéluctable à terme, du traité ABM -, mais aussi pour la réduction des armements stratégiques, qu'il n'est plus question de discuter pied à pied - mais qui a fait l'objet, de la part de George Bush, d'une annonce unilatérale, à charge pour Vladimir Poutine d'emboîter le pas. En même temps, pour faire passer la pilule, ou si l'on préfère pour masquer la perte par la Russie de son statut de réelle superpuissance, l'Amérique lui prodigue les marques extérieures de la plus haute considération, la place, avec l'Union européenne, au premier rang de ses « amis ». Et pare son président de toutes les vertus. C'est là une approche asymétrique, où les apparences n'équilibrent pas vraiment la réalité de la suprématie américaine. Mais la Russie de Vladimir Poutine, faute peut-être de meilleure option, a accepté le marché. Pas tout de suite, et pas sans traîner un peu des pieds - en particulier à propos du traité ABM, dont elle essaie toujours de défendre quelques lambeaux. Mais quand l'occasion s'est présentée, le 11 septembre dernier, de justifier la confiance que M. Bush avait ostensiblement placée en lui, Vladimir a sauté à pieds joints : il a été le premier - c'est du moins ce qu'on dit à Washington - à appeler le président Bush, et a repris totalement à son compte le discours américain sur la lutte contre le terrorisme. De plus, même s'il a peut-être été mis devant le fait accompli, il n'a pas donné l'impression de contrarier en quoi que soit les projets de déploiement des forces américaines en Asie centrale ex-soviétique. A-t-il du même coup pris un risque vis-à-vis de l'opinion russe, prêté le flanc aux reproches de faiblesse, voire d'alignement sur les Etats-Unis ? « La Russie commence à comprendre qu'elle n'a pas d'autre choix que de glisser vers l'Ouest », estime Zbigniew Brzezinski, qui fut le conseiller des affaires de sécurité du président Carter. Et « Poutine joue très bien avec une main très faible ». Le jeu consiste selon toute apparence à accepter ce à quoi on ne peut de toute manière pas s'opposer, tout en obtenant des compensations, dont certaines pourraient s'avérer fort substantielles. Le bénéfice le plus évident, pour M. Poutine, de la guerre universelle contre le terrorisme a été de lui permettre de mettre dans le même sac les insurgés tchétchènes et Ben Laden (tout en acceptant enfin une esquisse de négociations dont on ne sait pas encore si elle est ou non de pure forme). Mais son évidente bonne volonté après le 11 septembre pourrait aussi l'aider à atteindre un très vieil objectif de la diplomatie soviétique puis russe : transformer la nature de l'OTAN. Au lieu - comme lui et ses prédécesseurs l'avaient fait jusqu'à présent - de s'opposer inutilement à un élargissement vers les pays baltes, il préfère prendre la perche qui lui est généreusement tendue par les Alliés, et tout particulièrement par le secrétaire général, George Robertson. Avec une Russie traitée en partenaire privilégié, associée aux décisions de l'organisation au point de pouvoir exercer une sorte de droit de veto de fait, l'OTAN perdrait ses dents, et ressemblerait assez à ce que Moscou voulait en faire depuis longtemps : une sorte d'OSCE, d'organisation de la sécurité en Europe. Ce « pari », russe cette fois, n'est pas tout à fait gagné. Mais il y a d'autres occasions pour le Kremlin de montrer qu'il a gardé quelques ambitions. Même promu - ou plutôt rétrogradé - au rang d'ami des Etats-Unis, Moscou sait encore surprendre. La subite arrivée d'un détachement russe au centre même de Kaboul, alors que les Britanniques patientent à Bagram, que les Français se morfondent en Ouzbékistan et que les Américains chassent Ben Laden dans le sud, confirme s'il le fallait que les Russes n'ont pas renoncé à « jouer ». Que leurs diplomates, leurs généraux et leurs colonels du KGB ne sont pas tous nés de la dernière pluie. Et que leurs experts ne connaissent peut-être pas plus mal les Etats-Unis que Condoleezza Rice ne connaît la Russie.

« Vladimir a sauté à pieds joints : il a été le premier - c'est du moins ce qu'on dit à Washington - à appeler le président Bush, et arepris totalement à son compte le discours américain sur la lutte contre le terrorisme.

De plus, même s'il a peut-être été misdevant le fait accompli, il n'a pas donné l'impression de contrarier en quoi que soit les projets de déploiement des forcesaméricaines en Asie centrale ex-soviétique. A-t-il du même coup pris un risque vis-à-vis de l'opinion russe, prêté le flanc aux reproches de faiblesse, voire d'alignement surles Etats-Unis ? « La Russie commence à comprendre qu'elle n'a pas d'autre choix que de glisser vers l'Ouest », estime ZbigniewBrzezinski, qui fut le conseiller des affaires de sécurité du président Carter.

Et « Poutine joue très bien avec une main très faible ».Le jeu consiste selon toute apparence à accepter ce à quoi on ne peut de toute manière pas s'opposer, tout en obtenant descompensations, dont certaines pourraient s'avérer fort substantielles. Le bénéfice le plus évident, pour M.

Poutine, de la guerre universelle contre le terrorisme a été de lui permettre de mettre dansle même sac les insurgés tchétchènes et Ben Laden (tout en acceptant enfin une esquisse de négociations dont on ne sait pasencore si elle est ou non de pure forme).

Mais son évidente bonne volonté après le 11 septembre pourrait aussi l'aider à atteindreun très vieil objectif de la diplomatie soviétique puis russe : transformer la nature de l'OTAN.

Au lieu - comme lui et sesprédécesseurs l'avaient fait jusqu'à présent - de s'opposer inutilement à un élargissement vers les pays baltes, il préfère prendre laperche qui lui est généreusement tendue par les Alliés, et tout particulièrement par le secrétaire général, George Robertson.

Avecune Russie traitée en partenaire privilégié, associée aux décisions de l'organisation au point de pouvoir exercer une sorte de droitde veto de fait, l'OTAN perdrait ses dents, et ressemblerait assez à ce que Moscou voulait en faire depuis longtemps : une sorted'OSCE, d'organisation de la sécurité en Europe. Ce « pari », russe cette fois, n'est pas tout à fait gagné.

Mais il y a d'autres occasions pour le Kremlin de montrer qu'il a gardéquelques ambitions.

Même promu - ou plutôt rétrogradé - au rang d'ami des Etats-Unis, Moscou sait encore surprendre.

Lasubite arrivée d'un détachement russe au centre même de Kaboul, alors que les Britanniques patientent à Bagram, que lesFrançais se morfondent en Ouzbékistan et que les Américains chassent Ben Laden dans le sud, confirme s'il le fallait que lesRusses n'ont pas renoncé à « jouer ».

Que leurs diplomates, leurs généraux et leurs colonels du KGB ne sont pas tous nés de ladernière pluie.

Et que leurs experts ne connaissent peut-être pas plus mal les Etats-Unis que Condoleezza Rice ne connaît laRussie. JAN KRAUZE Le Monde du 3 décembre 2001 CD-ROM L'Histoire au jour le jour © 2002, coédition Le Monde, Emme et IDM - Tous droits réservés. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles