André BURGUIÈRE, Le Nouvel Observateur
Publié le 17/01/2022
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« Familles ! je ne vous hais plus «, semble répondre la France profonde de 1982 à la célèbre invective de Gide. A vrai dire, mis à part quelques avant-gardes esthétiques ou anarchistes, les Français n'ont jamais réellement tourné le dos à la famille. Toutes les déplorations sur la crise ou même sur la mort de la famille dont les médias se font longuement l'écho depuis vingt ans nous renseignent plus sur nos fantasmes que sur la réalité de notre société.
Derrière ces visions d'apocalypse, il y a surtout la peur du changement et des nouvelles façons de vivre : peur de l'émancipation féminine, de la libération sexuelle, de l'autonomie culturelle des jeunes. Il y a peut-être aussi un certain sentiment de frustration d'une demande affective sans cesse croissante face à une institution qui est encore conçue beaucoup plus pour distribuer des rôles et des ordres que pour dispenser de l'amour.
Comme la pierre, la famille est à la fois une valeur stable et une valeur refuge. A la faveur traditionnelle dont elle jouit auprès des Français s'ajoute, pour la famille, du fait de la crise, un regain d'attachement à une instance de recours, capable de reprendre en charge ceux que la récession économique a laissés sur le pavé. Les jeunes qui ne trouvent pas de place sur le marché du travail ou qui traînent, à défaut d'autres débouchés, dans des « études-parking « interminables tardent à quitter les parents. Les femmes mariées touchées par le chômage reprennent le chemin des traditions et, faisant contre mauvaise fortune bon coeur, renouent avec les joies du foyer.
On respecte d'autant plus la famille qu'elle est plus susceptible de vous venir en aide. Il est caractéristique que les seuls à rester un peu en retrait dans ce dithyrambe en faveur de la famille sont ceux qui ont entre 50 et 64 ans, c'est-à-dire la part de notre population qui doit supporter la prise en charge des enfants presque adultes... ou des parents très âgés
La dépréciation du mariage, en revanche [...I, témoigne d'un changement d'attitude récent et brutal puisqu'elle apparaît deux fois plus forte chez les moins de 35 ans. Un état d'esprit qui confirme les mutations dans la nuptialité observées par les démographes. Le nombre des mariages n'a cessé de baisser en France depuis 1973, et le mouvement s'est accentué depuis deux ans. Il ne s'agit pas d'un réflexe malthusien, d'un refus de procréer hédoniste ou peureux, car cette baisse des mariages ne se retrouve pas dans la courbe des naissances. La natalité, qui tombait en chute libre en France entre 1965 et 1975, s'est stabilisée ensuite, amorçant même un semblant de reprise après 1978.
On ne renonce ni à vivre en couple ni à faire des enfants, mais on refuse, ou plutôt on retarde l'engagement dans des formes légales. Une enquête de l'INED (Population, juillet-octobre 1982) vient de montrer que les Français sont de plus en plus tolérants à l'égard de ces entorses à la « sainteté « du mariage.
Les Français ne sont pas en train d'inventer un nouveau modèle familial. Ce passage en masse de la famille légale à la famille réelle — ou plutôt à la famille de fait —, les pays scandinaves l'ont fait avant nous, au point qu'au Danemark, par exemple, les naissances illégitimes dépassent les naissances légitimes. La tendance gagnera sans doute demain toute l'Europe occidentale. Certes, les difficultés économiques, en particulier le chômage, ont leur part dans ces mariages différés ; mais tout indique qu'il s'agit d'un mouvement profond, non d'un simple accident de la conjoncture : et d'abord le paradoxe, apparent dans notre sondage, d'une opinion très attachée à la famille mais beaucoup moins au mariage.
Si l'on considère l'échelle des valeurs qui ressort du sondage, on s'aperçoit que la famille se situe aux antipodes de tout ce qui peut évoquer l'adhésion à un engagement ou à un projet collectif : la patrie, l'avenir, la religion, l'idéal politique. Cette image de la famille n'a plus grand-chose à voir avec le vieux discours conservateur. Elle n'est plus le sanctuaire des traditions, le séminaire des disciplines et des vertus sociales ; elle est le temple du bonheur privé, le refuge de tous nos désirs narcissiques.
André BURGUIÈRE, Le Nouvel Observateur, 30 octobre 1982.
1. Vous résumerez ce texte en 175 mots (tolérance : 10 % en plus ou en moins). A la fin de votre résumé, vous indiquerez le nombre de mots employés.
2. Vous expliquerez les expressions suivantes :
a) un regain d'attachement (3e §) ;
b) aux antipodes (dernier §).
3. Lorsque vous évoquez « la famille «, opposez-vous le « temple du bonheur privé « au « sanctuaire des traditions « ? De quelle manière ?
Vous répondrez librement, en construisant votre argumentation sur des analyses précises.
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