LA RELIGION dans L’AVANTURE AMBIGUË de CHEIKH HAMIDOU KANE
Publié le 28/03/2023
Extrait du document
«
INTRODUCTION
Qu’une confrontation puisse opposer culture et foi entre un envahisseur étranger et un
peuple conquis est effectivement la situation que décrit CHEIKH HAMIDOU KANE dans
L’Aventure ambiguë, à propos de la conquête du Pays des Diallobé par l’Occident
colonisateur.
Le conflit entre ce qui est de l’ordre du religieux et ce qui est de l’ordre du
laïque est, sans aucun doute, l’élément le plus structurant du livre puisqu’il se manifeste à
toutes les étapes du récit de la vie de Samba Diallo, puisqu’il revient dans la plupart des
scènes dialoguées qui ponctuent le texte et gouvernent même la composition de ce roman.
De même, son second roman, intitulé Les Gardiens du temple, vient apporter un élément
de réponse à l’apparemment impossible réconciliation qui avait paralysé le pays des
Diallobé et conduit Samba Diallo à l’impasse.
Nous voudrions donc, brièvement, évoquer quelques aspects essentiels de cette
confrontation entre la culture de la foi caractéristique de l’Afrique coloniale et la culture
sécularisée de l’Occident colonisateur.
Pour ce faire, nous voudrions identifier les sources
profondes du conflit entre ces deux ordres, avant d’en montrer les possibles réconciliations.
1
I.
BIOBLIOGRAPHIE DE L’AUTEUR
CHEIK HAMIDOU KANE est un écrivain sénégalais né à Matam en 1928, qui occupa
également des fonctions ministérielles sous la présidence d'Abdou Diouf.
Après des études
d'économie à la Sorbonne, pendant lesquelles il collabore à la revue Esprit et fréquente les
cercles intellectuels, il est nommé, à trente ans, gouverneur de Thiès.
Il est l'auteur de L'Aventure ambiguë (Julliard, 1961), conte du déchirement d'un émigré
africain en Occident pris entre deux cultures : « Si je leur dis d'aller à l'école nouvelle (...)
ce qu'ils apprendront vaut-il ce qu'ils oublieront ? ».
Ce livre reçoit le Grand prix littéraire d'Afrique noire en 1962.
Le 27 mars 1990 il est
nommé ministre délégué auprès du président de la République, chargé de l'intégration
économique africaine.
Après un silence littéraire de plusieurs décennies, il publie en 1995,
aux éditions Stock, Les Gardiens du temple, une suite de L'Aventure ambiguë rapportant de
façon très romancée le conflit qui opposa, en 1962, Mamadou Dia et Léopold Sédar
Senghor, deux hommes dont il avait longtemps été proche.
II.
RESUME DE L’OUVRAGE
L’Aventure ambiguë, un roman semi-autobiographique, retrace le déchirement culturel et
spirituel du jeune Samba Diallo, fils d’un « chevalier » Diallobé, confié dès l’âge de 7 ans à
un maître coranique très strict qui assure son éducation spirituelle.
Deux ans plus tard,
cependant, sa cousine, la pragmatique Grande Royale, prend la décision difficile d’envoyer
les enfants à l’école nouvelle pour « apprendre l’art de vaincre sans avoir raison » (p.
47),
au risque même de perdre les valeurs ancestrales.
Au fur et à mesure que Samba s’immerge dans la culture occidentale à travers ses études, sa
foi en Dieu chancelle : « Ta vérité ne pèse plus très lourd, mon Dieu...
» (p.
139).
Avec ses
études de philosophie, il reconnaît qu’il a « choisi l’itinéraire le plus susceptible de [le]
perdre » et son aventure devient celle de tous les intellectuels africains de l’époque : « Il
nous apparaît soudain que, tout au long de notre cheminement, nous n’avons pas cessé de
nous métamorphoser, et que nous voilà devenus autres.
Quelquefois, la métamorphose ne
s’achève pas, elle nous installe dans l’hybride et nous y laisse.
» (p.
125)
Inquiet de la détresse de son fils, le Chevalier lui demande de rentrer en Afrique.
« Tu
crains que Dieu ne t’ait abandonné, parce que tu ne le sens plus avec autant de plénitude
que dans le passé, [...] mais tu n’as pas songé qu’il se puisse que le traître, ce fût toi ? » (p.
176).
La scène finale du livre se déroule au cimetière des Diallobé, sur la tombe de son cher
maître coranique, Thierno.
Le fou, seul personnage fictif du roman, veut que Samba prie,
interprète le « non » de Samba comme une réponse à ses requêtes et le tue d’un coup de
couteau.
En fait, Samba était en train de parler à Dieu, lui promettant de revenir à Lui.
Le
dernier chapitre, qui a fait couler beaucoup d’encre, est loin d’être un suicide ou ce que
2
certains critiques ont appelé « une conclusion facile », car « voici que s’opère la grande
réconciliation » (p.
189) et l’ambiguïté n’est plus (p.
190).
Selon l’auteur lui-même,
« Samba Diallo, enfant de la foi et de la raison, avait pour mission de sauver Dieu dans un
monde mondialisé qui risquait de mourir sous le poids du matérialisme triomphant.
La mort
du protagoniste, souvent considérée comme un échec, annonce en fait une possibilité de
réconciliation entre la foi et la raison »2.
III.
LA CONFRONTATION ENTRE CULTURE ET FOI
Dans les pages d’ouverture de L’Aventure ambiguë, CHEIKH HAMIDOU KANE s’est
évertué à décrire le contexte historique, en grande partie pour mettre en évidence les
différents aspects de ce conflit entre les deux cultures.
En effet, c’est un pays des Diallobé entièrement dominé par une culture de la foi, d’une foi
mystique tournée vers l’ombre et donnant la primauté à la vie dernière que subjugue, par la
force, un Occident qui, depuis la Renaissance, s’est engagé dans un processus de
sécularisation qui a d’abord « commencé par reléguer Dieu entre des parenthèses » avant de
décréter Sa mort (cf.
chap.
IX de la première partie).
Mais cet Occident, dans le même
processus de sécularisation, a développé une culture scientifique qui lui a permis de devenir
de plus en plus « maître et possesseur de la nature ».
C’est en ce sens qu’il apparaît que la
pensée athée ou agnostique de Nietzsche est solidaire de l’ère industrielle, de
l’accumulation capitaliste, parce que « Dieu n’était plus là pour mesurer et justifier …
L’industrie était aveugle, quoique, finalement, il fût encore possible de domicilier tout le
bien qu’elle produisait … Mais voilà que déjà cette phase est dépassée.
Après la mort de
Dieu, voici que s’annonce la mort de l’Homme » (113).
C’est cet Occident matériellement puissant et spirituellement infirme qui crée, pour les
Diallobé, c’est-à-dire pour tous les peuples colonisés, une situation historique sans
précédent, qui les installe dans un dilemme aux enjeux graves : comment acquérir le
rationalisme occidental sans perdre sa foi ? Comment sortir du sous-développement culturel
et matériel qui est source de défaite et de soumission sans annihiler la place de Dieu dans le
cœur des hommes ? Ce dilemme se pose dans la scène inaugurale de L’Aventure ambiguë
où des personnages, emblématiques de l’ordre de la foi, expriment la situation ambiguë
dans laquelle les a installés la rencontre avec l’Occident moderne : «cependant, dit le maître
d’école, la question est troublante.
Nous refusions l’école pour demeurer nous-mêmes et
pour conserver à Dieu sa place dans nos cœurs.
Mais avons-nous encore suffisamment de
forces pour résister à l’école et de substance pour demeurer nous-mêmes ? » (20).
Ce
discours, aux prémisses contradictoires, révélateur de la dimension aigüe du conflit entre foi
et culture, revient encore dans la bouche du maître de l’école coranique où il acquiert une
dimension grave : « il est certain que leur école apprend mieux à lier le bois au bois et que
3
les hommes doivent apprendre à se construire des demeures qui résistent au temps… Il faut
construire des demeures solides pour les hommes et il faut sauver Dieu à l’intérieur de ces
demeures … » (21).
Le même conflit entre l’ordre de la foi et l’ordre de la culture rationaliste revient au
chapitre VII de la première partie dans lequel sont mis en scène des personnages qui
incarnent les valeurs opposées de ces deux cultures : d’un côté le Chevalier, représentant
d’une culture de la foi qui, non seulement croit « à la fin du monde », mais l’espère même »
; de l’autre un Paul Lacroix, incarnation d’une culture agnostique qui affirme de façon
péremptoire que « le monde n’aura pas de fin ».
Quand le représentant de l’ordre de la foi
prône un « univers » rassurant, car n’admettant pas l’accident, le partisan du rationalisme
exalte un monde scientifiquement cohérent qui a libéré l’homme de « craintes puériles et
obscures ».
Si Paul Lacroix, imbu de certitude, se complaît dans cet univers rationnel et
cohérent, le Chevalier vit le même paradoxe que les autres personnages attachés à la foi car,
malgré son attachement aux valeurs dernières, il a choisi de mettre son fils à l’école
occidentale dans l’espoir de voir naître avec lui « un fils aux monde.
Le premier fils de la
terre.
L’unique ».
Ce premier enfant de la terre, enfant de la foi et de la raison, aura pour
mission de sauver Dieu dans un monde mondialisé qui risque de mourir sous le poids de
l’évidence, sous le poids du matérialisme triomphant.
Samba Diallo, cet enfant de la foi et de la raison, durant toutes les étapes de son
cheminement, ne cessera de vivre, de façon dramatique, voire tragique, ce conflit entre le
cœur et la raison, conscient qu’il....
»
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