Y a-t-il un sens à parler de pratiques contre nature au sujet de l'homme ?
Publié le 17/01/2022
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Les hommes pensent communément que les comportements normaux sont les comportements naturels. A l'inverse, les pratiques moralement proscrites sont déclarées contre nature. N'a-t-on jamais entendu dire de l'inceste ou de l'homosexualité qu'ils étaient contre nature? N'a-t-on jamais entendu cette expression à propos d'un sadique sexuel ou de parents qui battent leurs enfants ?
Cette manière de parler est-elle fondée ? Y a-t-il un sens à parler de pratiques contre nature au sujet de l'homme? Si la question se pose, c'est que l'homme est un être de culture. Par conséquent, on est en droit de se demander si la nature lui «dicte« en quoi que ce soit son comportement convenable d'homme. La nature est-elle une norme pour les hommes? L'opposition de la vertu et du vice, la différence entre les pratiques licites et interdites reposent-elles sur l'opposition entre ce qui est conforme à la nature, et ce qui lui serait contraire ?
«
[Partie II.
Les pratiques moralement condamnables ne sont pas contre nature.]
L'homme n'est que très peu régi par l'instinct.
Celui-ci, au sens strict, désigne un modèle inné de comportement, un schéma de réaction qui se transmethéréditairement dans une espèce donnée et qui est relatif à la satisfaction d'un besoin.
D'instinct, par exemple, le nourrisson fait le geste de téter sansqu'on le lui ait jamais appris.
Mais pour le reste, nos comportements et nos pratiques sont appris et acquis au contact des autres hommes.
C e sont eux quinous disent ce qui est bien et ce qui est mal, ce qu'il faut faire et ne pas faire.
La norme est humaine ; elle est donc culturelle, puisqu'elle est relative à ungroupe social ou ethnique donné.Même la sexualité n'est pas un instinct chez l'homme.
Freud l'a bien montré.
En analysant la sexualité infantile, et en découvrant chez l'enfant unedisposition perverse polymorphe, Freud a beaucoup contribué à dissocier la sexualité humaine de la fonction de reproduction, qui est la finalité à laquelle obéit aveuglément l'instinct.
La sexualité adulte, qui unit deux personnes de sexe opposé, est certes organisée autour dela zone génitale; elle est au service de la reproduction de l'espèce.
M ais elle n'est pas le terme obligé d'un développementnaturel.
C'est la société qui désigne à la pulsion sexuelle le partenaire de l'autre sexe comme le «bon objet».
La pulsionpeut connaître d'autres destins ; elle peut notamment rester fixée à un stade de la sexualité infantile (à telle partie ducorps, par exemple).
S'il y a des perversions sexuelles, celles-ci ne sont donc pas contre nature.
La nature humaine necontient aucune norme en matière de sexualité.
C 'est la société qui encourage la relation hétérosexuelle et génitaleadulte, voyant dans l'auto-érotisme, l'inceste, l'homosexualité des pratiques contraires à la bonne intégration sociale dela sexualité.Dans le cas de l'inceste, où nous serions tentés plus que jamais de prononcer le verdict d'une pratique contre nature,Lévi-Strauss a indiqué que c'était une pratique prohibée universellement dans toutes les cultures, au point qu'on peutconsidérer son interdiction comme la frontière entre l'humanité et l'animalité.
O n sait pourtant qu'il existe des pratiquesincestueuses chez les hommes.
Leur répression vient plus de ce qu'elles menacent l'ordre social, et les fondementsmêmes de la culture humaine, que de ce qu'elles seraient contre nature.
Rigoureusement parlant, c'est tout autant, etmême davantage, la prohibition de l'inceste qui est contre nature; c'est l'homme tout entier qui est un être d'anti-nature.Où finit la nature ? Où commence la culture ?Dans « Les structures élémentaires de la parenté », Lévi-Strauss a tenté de répondre à cette double question. La première méthode, dit-il, et la plus simple pour repérer ce qui est naturel en l'homme, consisterait à l'isoler unenfant nouveau-né, et à observer pendant les premiers jours de sa naissance.
Mais une telle approche s'avère peucertaine parce qu'un enfant né est déjà un enfant conditionné.
Une partie du biologique à la naissance est déjà fortementsocialisé.
En particulier les conditions de vie de la mère pendant la période précédant l'accouchement constituent des conditions sociales pouvant influersur le développement de l'enfant.
O n ne peut donc espérer trouver chez l'homme l'illustration de comportement préculturel.
La deuxième méthode consisterait à recréer ce qui est préculturel en l'animal.
O bservons les insectes.
Que constatons-nous ? Que les conduitesessentielles à la survivance de l'individu et de l'espèce sont transmises héréditairement.
Les instincts, l'équipement anatomique sont tout.
Nulle trace dece qu'on pourrait appeler « le modèle culturel universel » (langage, outil, institutions sociales, et système de valeurs esthétiques, morales ou religieuses). Tournons-nous alors vers les mammifères supérieurs.
Nous constatons qu'il n'existe, au niveau du langage, des outils, des institutions, des valeurs que depauvres esquisses, de simples ébauches.
Même les grands singes, dit Lévi-Strauss , sont décourageants à cet égard : « Aucun obstacle anatomique n'interdit au singe d'articuler les sons du langage, et même des ensembles syllabiques, on ne peut qu'être frappé davantage par sa totale incapacitéd'attribuer aux sons émis ou entendus le caractères de signes .
» Les recherches poursuivies ces dernières décennies montret, dit Lévi-Strauss que « dans certaines limites le chimpanzé peut utiliser des outils élémentaires et éventuellement en improviser », que « des relations temporaires de solidarité et desubordination peuvent apparaître et se défaire au sein d'un groupe donné » et enfin qu' « on peut se plaire à reconnaître dans certaines attitudes singulières l'esquisse de formes désintéressées d'activité ou de contemplation ».
Mais, ajoute Lévi-Strauss , « si tous ces phénomènes plaident par leur présence, ils sont plus éloquents encore –et dans un tout autre sens, par leur pauvreté ».
De plus, et c'est là sans doute la caractéristique la plus importante, « la vie sociale des singes ne se prête à la formulation d'aucune norme ». A partir de cette constatation, Lévi-Strauss indique ce qui lui semble être le critère de la culture : « Partout où la règle se manifeste, nous savons avec certitude être à l'étage de la culture. » Mais les règles institutionnelles qui fondent la culture sont particulières et varient d'une société à l'autre.
O n peut donc affirmer que l'universel, ce qui est commun à tous les hommes, et la marque de leur nature.
C'est donc ce double critère de la norme (règle) et del'universalité qui permet –dans certain cas- de séparer les éléments naturels des éléments culturels chez l'homme : « Posons donc que tout ce qui est universel chez l'homme relève de la nature et se caractérise par la spontanéité, que tout ce qui est astreint à une norme appartient à la culture et présenteles attributs du relatif et du particulier. » Mais ce double critère posé, nous nous trouvons confrontés avec un fait unique en son genre : la prohibition de l'inceste.
Celle-ci, en tant qu'institution relève de la règle et donc de la culture.
M ais, en même temps, elle est un phénomène universel et semble doncrelever de la nature.
Une contradiction donc, un mystère redoutable : « La prohibition de l'inceste possède, à la fois, l'universalité des tendances et des instincts, et le caractère coercitif des lois et des institutions. »
Quand on saisit à ce point, jusqu'au coeur de la sexualité, que l'homme obéit aux normes socioculturelles, il devient difficile de fonder nos jugements devaleur sur la nature.
On ne peut plus condamner le vice, ou la perversion, au nom de l'argument qu'ils seraient contre nature.
Il s'agit de bien dissocier lanature et la morale.
Spinoza avait déjà montré qu'il n'y a rien qui soit bon ou mauvais naturellement; ces valeurs n'ont cours que dans la cité.
Hume écrirad'une manière plus nette encore, dans sa philosophie morale :« Rien ne peut être plus antiphilosophique que les systèmes qui affirment l'identité du vertueux et du naturel et celle du vicieux et du non-naturel.
C ar, aupremier sens du mot, nature par opposition à miracles, le vice et la vertu sont tous deux également naturels ; au second sens, celui qui s'oppose àinhabituel, c'est peut-être la vertu qui, trouvera-t-on, est la moins naturelle...
Il est donc impossible que les caractères de naturel et de non-naturelpuissent jamais, en aucun sens, marquer les frontières du vice et de la vertu.
»La moralité d'une action se juge aux intentions qui l'animent.
Nos condamnations ne peuvent plus se réclamer de la nature.
[Conclusion]
Le traitement de cette question a fait apparaître un clivage entre pensée ancienne et pensée moderne.
Pour la première, que l'on peut appeler naturaliste, ausens philosophique du terme, la nature est la norme suprême.
L'ordre humain y est soumis et la rectitude morale consiste à vivre en harmonie avec elle.Pour la seconde, les valeurs humaines n'ont aucun fondement naturel.
Le critère devient davantage social, ou culturel.
Nous croyons peut-être condamnerl'homosexualité ou la perversité au nom de leur caractère anti-naturel.
En fait, nous ignorons que nos jugements reposent sur les valeurs qui ont cours dansnotre communauté et peuvent être différents ailleurs.
C 'est ce qui rend si difficile à distinguer parfois la véritable moralité d'un simple conformisme moral..
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