Y a-t-il un droit de révolte ?
Publié le 20/08/2012
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La conception générale que l'on se fait du droit y voit, entre autres choses, une garantie de la propriété privée .
La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1791 ne se prive pas, par exemple, d'affirmer que le droit de propriété existe, et qu'il est le droit de jouir de sa fortune et d'en disposer à son gré.
Alors même qu'il parle du droit, saint Tomas d'Aquin justifie lanécessité du droit de révolte.
Car sans ce droit ultime, le droit serait foncièrement injuste.
L'auteur de la Somme théologique (Iia, p.
66) postule initialement que le droit humain ne peut s'écarter de ce qu'est le droit naturel ou le droit divin.
Autrementdit, Dieu ou la nature — puisque chez saint Thomas d'Aquin, le droit divin n'est que le droit divin, définit les lois de la naturedont le droit humain ne doit pas être la simple transposition, mais plus fortement que le droit nature/divin soit la fondation dudroit humain.
L'argumentaire de notre auteur est assez surprenant.
La divine providence a produit des réalités inférieures pourque l'homme en son humanité puise subvenir à ses besoins élémentaires.
Dès lors, si certains possèdent trop, c'est pour qu'ilspuissent, selon les lois de Dieu et de la nature, secourir les pauvres et les indigents.
D'où une critique acerbe de l'égoïsme etde l'injustice.
Pour notre penseur, le droit positif (même si à l'époque le droit n'était pas perçu de façon positive) trouve sonorigine dans le divin, dans la perspective de la charité chrétienne, d'où l'intervention régulatrice d'une vertu établissant uneétroite relation entre droit, théologie et morale.
Saint Thomas d'Aquin ne se contente pas de constater l'injustice, il en appelleà une justification du vol.
En effet, il y a socialement une disproportion entre les riches et les pauvres : les seconds sont lesplus nombreux.
Comment le droit divin peut-il supporter une telle pauvreté ? Certes, la question se pose.
Cependant, il fautadmettre que Dieu ne serait en être responsable et que l'inégalité a donc pour source le comportement humain, dans sarépartition peu équilibrée des biens.
Il en résulte que le secours apporté aux indigents est lui-même inégal, donc injuste : onest obligé de choisir ceux que l'on aidera ; que ce choix appartient à celui qui possède, il lui revient donc la libre disposition deses biens.
Mais, précise le théologien, il est un cas limite lorsque l'extrême pauvreté peut obliger à s'emparer du bien d'autrui.Dans cette situation, il n'y a pas réellement vol ; ce qui implique que le pauvre se trouve effectivement dans un cas denécessité évidente et urgente puisque la réalité de sa misère ne doit pas être mise en cause ; que celui auquel il prend de quoisubsister possédait du bien en surplus : l'acte premier de prendre n'est donc qu'une rééquilibration conforme à la loi divine.On peut même affirmer qu'il compense un oubli du possédant qui aurait dû se montrer secourable de lui-même.
« Il enrésulte, conclut saint Thomas d'Aquin, que le partage des biens et leur appropriation selon le droit humain ne suppriment pasla nécessité pour les hommes d'user de ces bien en vue des besoins de tous.
»
Nous le voyons.
Saint Thomas d'Aquin, s'appuyant sur saint Ambroise : « Le pain que tu gardes appartient à ceux qui ontfaim, les vêtements que tu caches appartiennent à ceux qui sont nus et l'argent que tu enfantes est le rachat et la délivrancedes malheureux.
», justifie pleinement le vol en remettant en cause une loi fondamentale du droit positif, le droit à lapropriété.
Assurément, l'attitude de saint Thomas peut paraître révolutionnaire.
Mais à y regarder de près, elle repose sur desconsidérations morales et non juridiques.
Il en appelle à la charité, qui reste arbitraire, pour compenser l'inégalité sociale.
Cequi est peu et incertain car la charité n'est pas la justice On peut même aller jusqu'à soutenir que la caritas maintient l'injustice.
Que peut advenir l'homme pauvre avec un café et un sandwich, si ce n'est lui interdire toute remontée possibledans le champ social ?
Dans une certaine mesure, saint Thomas est étranger à toute pensée de la rentabilité des biens personnels, confondant charitéet justice, révolte et réforme.
C'est pourquoi on peut ici convoquer M.
Weber ( L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme ) qui établit une distinction entre l'éthique catholique et l'éthique protestante : pour la première, la richesse doit être dépensée(soit pour la gloire de Dieu : on construit des cathédrales, soit en obéissant à sa loi : on sera charitable en secourant lesindigents) et l'on peut ainsi se préparer une vie posthume heureuse ; pour la seconde — dans la mesure où il y aprédestination des âmes indépendamment des actes — la richesse est confiée par Dieu pour qu'on la fasse fructifier.
Aussi, lacharité ne serait tenir lieu de fondation au droit, étant trop subjective et labile.
La notion juridique de propriété privée est ainsiéquilibrée par un devoir moral de charité.
Il est notable que saint Thomas s'inscrit dans une tradition chrétienne qui remonteen effet à ce que pouvaient avoir de socialement révolutionnaire la morale de l'Évangile et la pratique des principales vertuschrétiennes (« vêtir ceux qui sont nus », « Les premiers serons les derniers »).
Il est clair que, dans l'organisation juridique duchamp social, de telles considérations ne pourront subsister à partir du moment où l'économique l'emportera sur le spirituel —soit dès le XVI e siècle si l'on tient compte de l'apparition du premier capitalisme bancaire, au XVIIe siècle si l'on préfère considérer le développement des manufactures.
À partir de ce moment-là, le droit commencera à être comprisindépendamment de toute origine divine, donc en termes plus positifs, et il ne recentrera sur la valeur de la propriété quiculminera dans son organisation capitaliste et bourgeoise.
La position présentement défendue rappelle que le droit n'est pas indépendant des autres dimensions sociales, et qu'ilimplique toujours, dans la définition de ses principes et de ses lois, une conception historique de ce que doit être la Justice.
Ilse trouve ainsi en relation avec une éthique qui, avant d'être pensée en termes rationnels, l'a bien été, dans l'histoire del'Occident, par référence à la religion.
Si le droit de révolte ne peut n'être ni un droit du citoyen comme l'a excellemment démontré Spinoza, ni un droit moral selonla logique théologique, ne faut-il pas, ne doit-on pas parler d'un droit de révolte selon les droits de l'homme ?
C'est dans cette perspective que la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 considère dans une certaine mesure la révolte comme un droit de l'homme et non du citoyen.
Son article 2 énonce en effet que « les droits de l'hommesont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression ».
Et la Déclaration de 1793 dira dans son article 35 que « quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plussacré des droits et le plus indispensable des devoirs.
»
Mais de tels « droits » ont-il réellement un sens ? Comment le droit peut-il inscrire en son sein un prétendu droit àl'insurrection ? Car ces droit de « résistance à l'oppression » ou d'« insurrection » ne sont bien entendu valables au regard dudroit positif qui les énonce (en l'occurrence celui de la République française) que contre un autre droit et un autre ordrepolitique : les citoyens français n'ont pas le droit de se révolter contre le droit de la République française, puisqu'il se donne — comme font tous les régimes, y compris le régime monarchique qu'elle a renversé, pour légitime et qu'il considère son droitcomme légitime, contre lequel il n'y a donc pas lieu de se révolter.
Derrière ces déclarations d'ordre en apparence universelles,tout pouvoir établi ne proclame en réalité le droit à la révolte — s'il le fait — que contre un autre pouvoir que lui-même..
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