Une illusion salutaire de NIETZSCHE
Publié le 05/01/2020
Extrait du document

Nietzsche nous propose ici une apologie de l'art en forme de paradoxe. L'art permet au penseur d'échapper au pessimisme, sans tomber dans l'ignorance ou la mauvaise foi, qui sont les corollaires de l’optimisme lorsque celui-ci comporte une certaine lâcheté, un refus de considérer la réalité. Même si l’art relève de l'illusion, il ne convient pas de l'interpréter comme un symptôme (voir textes 17 et 18).
Notre dernière gratitude envers l’art. - Si nous n’avions pas approuvé les arts, si nous n’avions pas inventé cette sorte de culte de l’erreur, nous ne pourrions pas supporter de voir ce que nous montre maintenant la science : l’universalité du non-vrai, du mensonge, et que la folie et l’erreur sont conditions du monde intellectuel et sensible. La loyauté aurait pour conséquence le dégoût et le suicide. Mais à notre loyauté s’oppose un contrepoids qui aide à éviter de telles suites : c’est l’art, en tant que bonne volonté de l’illusion ; nous n’interdisons pas toujours à notre œil de parachever, d’inventer une fin : ce n’est plus dès lors l’imperfection, cette éternelle imperfection, que nous portons sur le fleuve du devenir, c’est une déesse dans notre idée, et nous sommes enfantinement fiers de la porter. En tant que phénomène esthétique, l’existence nous reste supportable, et l’art nous donne les yeux, les mains, surtout la bonne conscience qu’il faut pour pouvoir faire d’elle ce phénomène au moyen de nos propres ressources. Il faut de temps en temps que nous nous reposions de nous-mêmes, en nous regardant de haut, avec le lointain de l’art, pour rire ou pour pleurer sur nous : il faut que nous découvrions le héros et aussi le fou qui se dissimulent dans notre passion de connaître ; il faut que nous soyons heureux, de temps en temps, de notre folie, pour pouvoir demeurer heureux de notre sagesse ! Et c’est parce que, précisément, nous sommes au fond des gens lourds et sérieux, et plutôt des poids que des hommes, que rien ne nous fait plus de bien que la marotte', nous en avons besoin vis-à-vis de nous-mêmes, nous avons besoin de tout art pétulant, flottant, dansant, moqueur, enfantin, bienheureux, pour ne pas perdre cette liberté qui nous place au-dessus des choses et que notre idéal exige de nous. Ce serait pour nous un recul, - et précisément en raison de notre irritable loyauté - que de tomber entièrement dans la morale et de devenir, pour l’amour des supersévères exigences que nous nous imposons sur ce point, des monstres et des épouvantails de vertu. Il faut que nous puissions aussi nous placer au-dessus de la morale ; et non pas seulement avec l’inquiète raideur de celui qui craint à chaque instant de faire un faux pas et de tomber, mais avec l’aisance de quelqu’un qui peut planer et se jouer au-dessus d’elle ! Comment pourrions-nous en cela nous passer de l’art et du fou ?
(...) Et tant que vous aurez encore, en quoi que ce soit, honte de vous, vous ne sauriez être des nôtres.
Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir (1882), trad. Alexandre Vialatte, coll. « Idées », Gallimard, 1972, p. 151.

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éternelle imperfection, que nous portons sur le fleuve du devenir, c'est une déesse dans notre idée, et nous sommes enfantinement fiers de la porter.
En tant que phénomène esthétique, l'existence
nous reste supportable, et l'art nous donne les yeux, les mains, sur tout la bonne conscience qu'il faut pour pouvoir faire d'elle ce phé
nomène au moyen de nos propres ressources.
Il faut de temps en temps que nous nous reposions de nous-mêmes, en nous regardant de haut, avec le lointain de l'art, pour rire ou pour pleurer sur nous :
il faut que nous découvrions le héros et aussi Je fou qui se dissi
mulent dans notre passion de connaître; il faut que nous soyons
heureux, de temps en temps, de notre folie, pour pouvoir demeu
rer heureux de notre sagesse! Et c'est parce que, précisément, nous
sommes au fond des gens lourds et sérieux, et plutôt des poids que
des hommes, que rien ne nous fait plus de bien que la marotte: nous
en avons besoin vis-à-vis de nous-mêmes, nous avons besoin de
tout art pétulant, flottant, dansant, moqueur, enfantin, bienheureux,
pour ne pas perdre cette liberté qui nous place au-dessus des choses
et que notre idéal exige de nous.
Ce serait pour nous un recul, -et
précisément en raison de notre irritable loyauté -que de tomber entièrement dans la morale et de devenir, pour l'amour des super sévères exigences que nous nous imposons sur ce point, des monstres et des épouvantails de vertu.
Il faut que nous puissions
aussi nous placer au-dessus de la morale; et non pas seulement avec l'inquiète raideur de celui qui craint à chaque instant de faire
un faux pas et de tomber, mais avec l'aisance de quelqu'un qui peut planer et se jouer au-dessus d'elle! Comment pourrions-nous
en cela nous passer de l'art et du fou ? ( ...
)Et tant que vous aurez encore, en quoi que ce soit, honte de
vous, vous ne sauriez être des nôtres.
Friedrich NIE1ZSCHE, Le Gai Savoir (1882), trad.
Alexandre Vialatte, coll.
«Idées», Gallimard, 1972, p.
151.
POUR MIEUX COMPRENDRE LE TEXTE
La lucidité mène au pessimisme: ainsi peut être résumé
le premier volet de l'argumentation de Nietzsche: accepter de
voir la réalité de ce que nous ne souhaitons pas est une forme
de loyauté.
Or, à celui qui accepte de savoir, de contempler
le monde sans le masque de la croyance en un autre monde,.
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