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Un homme qui refuse de s'adapter à la réalité est ordinairement jugé déraisonnable. Mais l'adaptation à la réalité est-elle nécessairement un indice de raison ?

Publié le 24/05/2009

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CONSEILS PRÉLIMINAIRES La façon dont est libellé le sujet indique sinon le détail du plan à suivre, du moins le sens général de la démarche de la réflexion. Nous suggérons de ne pas étudier d'une façon séparée les deux phrases. Les principaux concepts devront faire l'objet d'une analyse préliminaire afin de ne pas éparpiller la réflexion. Les deux mots-clés : raison et réalité, devront être saisis dans leur rapport mutuel. C'est à partir de la notion d'ordre que nous proposons d'aborder le concept de raison. Le même concept d'ordre nous aura auparavant servi à préciser le sens du mot réalité. La question qu'il faut ensuite se poser est la suivante : Que se passe-t-il quand la réalité semble dépourvue de raison ? La réponse à cette question peut fournir la conclusion du devoir. *** Le rire heurte la raison, le rire est déraisonnable. Platon, dans la République, ne se contente pas de bannir les poètes, il proscrit encore le rire. Les poètes et le rire n'ont désormais plus droit de cité dans les affaires sérieuses. Place à la raison ! Il se pourrait bien que le bannissement des poètes et que l'interdiction du rire ne soient pas sans rapport avec le sujet qui nous est proposé. Il se pourrait même que ce qui se passe dans la République détermine un cadre qui rende précisément possible un tel sujet. Mais qu'en est-il au juste de ce sujet ? Examinons-le attentivement : « Un homme qui refuse de s'adapter à la réalité est jugé déraisonnable. Mais l'adaptation à la réalité est-elle nécessairement un indice de raison ? « La première question qui se pose à nous est de savoir si nous devons analyser séparément les deux phrases qui composent ce sujet. En les lisant avec soin, nous nous apercevons qu'il serait désastreux pour la compréhension du sujet de se livrer ainsi à une telle analyse qui scinderait le devoir en deux parties. Pourquoi cela ? Parce que, pour ne prendre qu'un exemple, comment pouvons-nous savoir ce que veut dire le mot « déraisonnable « qui apparaît dans la première phrase si nous n'avons pas au préalable défini, ne serait-ce que succinctement, le mot «raison« qui figure, lui, dans la seconde phrase ? Nous devons donc en un premier temps nous interroger sur la signification des principaux termes de ces deux phrases. Cette analyse préliminaire des concepts fait surgir une double difficulté. Celle-ci consiste dans la signification qu'il revient de donner aux mots réalité et raison. A partir de l'opposition familière du désir ou du rêve et de la réalité, nous pouvons dire que la réalité appartient à l'ordre des choses, qu'elle est du côté de l'ordre du monde. Mais n'existe-t-il pas justement une intime connexion entre l'ordre et la raison ? L'étude de cette connexion va nous faire entrevoir la déraison derrière le déraisonnable. Afin de ne pas nous disperser, nous nous proposons d'étudier la connexion entre ordre et raison chez Descartes. Ensuite nous réexaminerons le sujet sous l'angle de la question suivante : Que se passe-t-il lorsque la réalité semble dépourvue de raison ? Faut-il alors toujours considérer l'adaptation à la réalité comme « un indice de raison « ? Nous verrons que la vraie raison ne peut plus être dans la « réalité «. Nous nous demanderons ici s'il ne serait pas opportun de se mettre à parler de pensée ou de sens en évitant d'employer le mot raison. Nous remarquerons que dans la mesure où nous disons que le sens des choses (la vérité du réel) est désormais ailleurs que dans la « réalité «, nous devons nous demander pour conclure non seulement si une telle épreuve est possible mais surtout si elle est tenable.

« normes que l'on peut juger comme étant déraisonnable et à la limite anormale, la conduite d'un homme qui refuse dese conformer à ces normes.

En réfléchissant sur la notion de travail, Freud note par exemple qu' « aucune autretechnique de conduite vitale n'attache [ne lie : bindet] l'individu plus solidement à la réalité, ou tout au moins àcette fraction de la réalité que constitue la société » (Le Malaise dans la Civilisation, P.U.F., p.

25).

Il apparaîtnettement dans ces conditions qu'il est tout à fait « déraisonnable n aux yeux de la réalité — entendons ici lasociété — de dire avec Rimbaud : « Travailler maintenant, jamais, jamais ; je suis en grève » (Lettre à GeorgesIzambard, Poésies, collection de poche Gallimard, p.

200).

Mais quel lien pouvons-nous établir entre le concept deraison, présupposé dans les mots raisonnable et déraisonnable, et celui de réalité ? Certes, nous sentons bien qu'untel lien existe, mais comment pouvons-nous essayer de le fonder ? Examinons à nouveau le concept de réalité.

Nousdirons qu'à la sphère des désirs s'oppose l'ordre des choses.

Ainsi, la réalité, au sens large de « qui est, sera l'ordredes choses.

Et, au sens plus restreint de société, elle désignera l'ordre social des choses.

Il est bien évident que lesdeux sens s'interpénètrent.

Lorsque Descartes nous dit que la troisième maxime de sa morale par provision [c'est-à-dire une morale provisoire] « était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirsque l'ordre du monde » (Discours de la Méthode, troisième partie), il se réfère à un thème stoïcien selon lequel il y acomme un enchaînement nécessaire des choses.

C'est bien plutôt la première maxime de cette morale par provisionqui nous découvre un Descartes se conformant à la réalité au sens de société.

Il s'agit en effet dit-il : « d'obéir auxlois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment [avec fermeté, d'une façon continue] la religion enlaquelle Dieu m'a fait la grâce d'être instruit dès mon enfance, et me gouvernant, en toute autre chose, suivant lesopinions les plus modérées, et les plus éloignées de l'excès, qui fussent communément reçues en pratique par lesmieux sensés de ceux avec lesquels j'aurais à vivre » (idem, ibid.).

Ce conformisme pratique de Descartes lui estdicté par un souci de prudence.

Il constitue au fond le masque derrière lequel s'abrite le penseur.

Mais si la réalitéc'est l'ordre des choses, qu'est-ce que l'ordre ? N'est-ce pas à partir de l'analyse du concept d'ordre que nouspouvons mettre en évidence le lien qui unit la raison et la réalité ?Il n'est pas question pour nous d'entreprendre ici une étude en règle de la notion d'ordre.

Nous allons simplementtâcher de faire ressortir l'ampleur de cette notion.

Il existe, à partir de la naissance de la philosophie proprementdite, c'est-à-dire à partir de Platon, un rapport très étroit entre l'ordre et la raison.

A vrai dire ce rapport naît dansle pythagorisme qui représente ainsi une sorte de sas entre la pensée telle que la comprennent Héraclite ouParménide par exemple et la philosophie telle qu'elle apparaît avec Platon.

A l'interprétation restrictive du logoscomme raison correspond l'interprétation tout aussi restrictive du cosmos comme taxis, c'est-à-dire du mondecomme ordre.

Sans doute est-ce dans cette compréhension, propre à la philosophie, du cosmos comme taxis queréside l'origine de la dichotome ordre-désordre.

De même l'origine de la dichotomie raison-déraison (ou rationnel-irrationnel) est à rechercher dans l'interprétation du logos comme raison.

C'est toutefois avec Descartes que laconnexion ordre-raison se manifeste avec une très grande force.

Et cela se manifeste sous la forme de la méthode.Pour Descartes la méthode va être beaucoup plus qu'un simple procédé [le sens premier du mot grec méthodos est :poursuite, recherche.

Le mot est formé de méta (latin trans) qui signifie au-delà de, à la suite de, et de hodos quiveut dire : chemin].

Elle va en effet véritablement être le porte-parole de la raison.

Descartes confère ainsi au motméthode un sens très fort et très précis.

Il nous indique lui-même ce qu'il entend par le mot méthode :« Quant à la méthode, j'entends par là des règles certaines et faciles dont l'exacte observation fera que n'importequi ne prendra jamais rien de faux pour vrai, et que, sans dépenser inutilement aucun effort d'intelligence, ilparviendra, par un accroissement graduel et continu de science, à la véritable connaissance de tout ce qu'il seracapable de connaître.

» (Règles pour la direction de l'esprit, règle IV).

A partir de l'importance que Descartesaccorde au mot méthode, le titre du livre qu'il écrit en français en 1637 devient plus clair : Discours de la Méthode.La méthode est l'ordre qu'il faut suivre pour parvenir à la vérité, c'est ce qui est requis pour bien conduire sa raison.Cet ordre, c'est nous rappelle Descartes dans une lettre adressée à son ami et correspondant en France : lerévérend Père Mersenne (1588-1648), « l'ordre des raisons » : « Et il est à remarquer, en tout ce que j'écris, que jene suis pas l'ordre des matières, mais seulement celui des raisons : c'est-à-dire que je n'entreprends point de direen un même lieu tout ce qui appartient à une matière, à cause qu'il me serait impossible de la bien prouver, y ayantdes raisons qui doivent être tirées de bien plus loin les unes que les autres ; mais en raisonnant par ordre afacilioribus ad difficiliora (des plus faciles aux plus difficiles), j'en déduis ce que je puis, tantôt pour une matière,tantôt pour une autre ; ce qui est, à mon avis, le vrai chemin pour bien trouver et expliquer la vérité » (Lettre àMersenne du 24 décembre 1640).

L'ordre manifeste la maîtrise de la raison.

Le troisième précepte du Discours de laMéthode [on ne confondra pas les quatre préceptes de la deuxième partie qui sont au fond les règles de la méthode,avec les maximes de la morale par provision qui d'ailleurs se trouvent dans la troisième partie] atteste que l'ordre estle maître-mot du rationalisme puisqu'il s'agit de supposer même de l'ordre entre les objets « qui ne se précèdentpoint naturellement les uns les autres ».

L'ego cogito, le je pense lui-même, apparaît dans cette perspective comme« la première et la plus certaine » des connaissances « qui se présente à celui qui conduit ses pensées par ordre »(Les Principes de la philosophie, Ire partie, article 7).

Mais en filigrane de l'ordre ainsi entendu transparaît ledésordre.

Le comble du désordre, pour le rationalisme de l'époque classique, c'est le non-sens ou plutôt la déraison.La folie exprimait au Moyen Age le déchaînement des puissances obscures et souterraines du monde.

LaRenaissance, quant à elle, prend ses distances par rapport à la façon dont la folie était au Moyen Age vécue etcomprise.

En disant par exemple dès le tout début de son Éloge de la Folie : « C'est la folie qui parle », Erasme netrompe personne : c'est lui, Erasme, et non la folie, qui parle.

Avec l'âge classique, c'est-à-dire à l'époque deDescartes, les choses sont encore plus nettes.

La folie en effet, « l'âge classique va la réduire au silence par unétrange coup de force » (Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique).

Il n'est pas sans intérêt de noterque l'expression «coup de force n par laquelle Foucault désigne le « grand renfermement » des insensés à l'époqueclassique à côtés des vagabonds, des chômeurs et des brigands, est celle-là même dont se servait Valéry pourqualifier dans Une Vue de Descartes l'entreprise qui, grâce à l'ego cogito et par l'ordre et la méthode, modelait levisage de la philosophie des temps modernes.

Et il se pourrait bien qu'il existât entre ce silence contraint de la folieet le Discours de la Méthode un singulier rapport.

Dans la mesure où la déraison menace l'ordre, Descartes en parle. »

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