Trois pratiques du doute : Montaigne, Descartes et Pascal
Publié le 17/09/2022
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«
Trois pratiques du doute : Montaigne, Descartes et Pascal
I Montaigne : Apprendre à marcher en régime d’incertitude : « que sais-je ? »
Au 17e, Montaigne campe la figure du pyrrhonien moderne.
Le pyrrhonisme dont Montaigne
est crédité ne doit pas être aligné sur le pyrrhonisme ancien (Pyrrhon ou Sextus) et Montaigne luimême ne se présente d’ailleurs pas comme un pyrrhonien.
C’est Pascal qui contribuera à fixer cette
présentation dans Entretien avec Monsieur de Sacy.
« Ce que je tiens aujourd’hui, et ce que je crois, je le tiens, et le crois de toute ma croyance ; tous mes
outils et tous mes ressorts empoignent cette opinion, et m’en répondent, sur tout ce qu’ils peuvent : je
ne saurais embrasser aucune vérité ni conserver avec plus d’assurance, que je fais cette-ci.
J’y suis tout
entier ; j’y suis vraiment : mais ne m’est-il pas advenu non une fois, mais cent, mais mille, et tous les
jours, d’avoir embrassé quelque autre chose à tout ces mêmes instruments, en cette même condition,
que depuis j’ai jugé fausse ? Au moins faut-il devenir sage à ses propres dépens.
Si je me suis trouvé
souvent trahi sous cette couleur, si ma touche se trouve ordinairement fausse, et ma balance inégale et
injuste, quelle assurance en puis-je prendre à cette fois plus qu’aux autres ? N’est-ce pas sottise,
de me laisser tant de fois piper à un guide ? » Montaigne, Essais, Livre II, chap.
XII, Paris, La
pochothèque, 2001, p.874.
1/ Dans cet extrait, Montaigne fait état de l’expérience du doute.
Le doute n’est pas à envisager ici comme un trouble subi par la conscience
psychologique consistant en une hésitation toujours susceptible d’être levée.
Il désigne dans
le cas présent l’impossibilité dans laquelle se trouve l’esprit d’accorder sa créance /
confiance à cette opinion plutôt qu’à telle autre dès lors qu’il ne néglige pas l’expérience
récurrente de la piperie.
Dans le cas de Montaigne, dès que le doute s’empare de l’esprit, il s’impose avec une
puissance et un champ d’extension tel qu’il prive de toute attache.
En ce sens, douter
revient à ne pas disposer « d’une assiette 1».
Tout ce qui était jusqu’à présent objet d’adhésion se présente comme frappé d’un
coefficient d’incertitude que rien ne serait en mesure de lever.
Rien ne résiste à sa
puissance corrosive, tout est emporté dans son orbe y compris ce doute lui-même, d’où son
caractère vertigineux.
Cette incertitude s’emporte elle-même relativement à ce qui se présente comme
matière d ‘évaluation.
Elle est facteur d’indécision du point de vue de la conduite.
Le doute
montanien ne présente aucune fin au double sens d’un but et d’un terme, si ce n’est luimême au sens où il s’auto-applique ou s’auto-alimente.
Or, c’est bien ce que dénoncera
Descartes dans la formule récurrente qu’il utilisera pour qualifier les sceptiques : « ils ne
doutent que pour douter ».
Il faut entendre sous sa plume : il est pour lui-même sa propre fin /
il n’est l’instrument de rien/ il ne sert à rien/ ne débouche sur rien etc.
1
A partir du XIVéme siècle, le mot est sémantiquement lié à asseoir au sens figuré (dérivé du latin assedere) :
-il désigne la position d’une ville puis le fait d’installer quelque chose solidement, d’où une position ferme
-il désigne une manière d’être assis pour les humains et la « position du cavalier sur sa monture »
-au figuré un état de l’esprit, une façon d’être
1
Le doute montainien ne débouche sur aucun point d’appui susceptible de délivrer
du trouble et de l’agitation.
Montaigne est pris dans une variation infinie et un glissement
perpétuel de certitudes démasquées en certitudes démasquées.
2/ Sa pratique de l’examen.
Le procédé montainien consiste à passer en revue les opinions admises jusqu’à faire
ressortir l’inanité d’une prétention : asseoir sa créance en quelque chose.
L’instrument luimême et sa prétention à juger est atteinte.
Sa pratique de l’examen débouche sur la reconnaissance de l’inconstance de l’esprit
et plus précisément sur la vanité de la raison.
L’inconstance de l’esprit est le pendant de
l’inconstance des choses avec la thématique de la « Branloire pérenne ».
Le statut reconnu à la raison est remarquable.
La raison est frappée d’impuissance dans sa
capacité à atteindre le vrai.
Elle nous détourne de la voie de la nature et s’ingénie à justifier et
légitimer ce qu’elle établie.
Sa quête d’un fondement est reconnue vaine et superflue.
La raison
s’épuise à vouloir donner une assise au savoir/ à la justice/ à la morale/au droit mais elle en est
incapable ! La raison est impuissance à nous sortir d’un régime d’incertitude.
D’où une mise en
crise de l’autorité de la raison
3/ La formulation du défi sceptique moderne
L’examen mené dispose à formuler la question suivante : où peut-on « asseoir sa
créance » en vertu de la force égale des apparences ? Plus généralement, qu’est-ce qui
peut légitimer le fait d’accorder sa créance à quelque chose ? La raison est visée dans la
mesure où c’est à son niveau que toute créance était accordée et mesurée par les dogmatiques.
La capacité de donner sa créance et sa confiance est ainsi privée d’assise.
Cette variation ne se contente donc pas de faire vaciller l’assise de la créance ordinaire
mais elle découvre qu’elle en est dépourvue, libérant le défi le plus radical du
scepticisme.
Dès qu’elle est prise en considération, la question ne peut pas ne pas surgir de
savoir quelle assurance nous avons de ne pas être, à nouveau, voire toujours le jouet des
apparences.
4/ En même temps Montaigne souligne la prégnance d’une tendance, celle d’adhérer à
l’opinion présente (disposition à croire).
« Toutefois, que la fortune nous remue cinq cent fois de place, qu’elle ne fasse que vider et
remplir sans cesse , comme dans un vaisseau, dans notre croyance, autres et autres opinions, toujours
la présence et la dernière c’est la certaine, et l’infaillible.
Pour cette-ci, il faut abandonner les biens,
l’honneur, la vie, et le salut, et tout » p.
875.
L’homme se découvre tiraillé entre l’impossibilité d’asseoir sa créance et le besoin de
croire en ceci plutôt qu’en cela.
Balancement incessant entre le surgissement de cette question et
l’adhésion à l’opinion présente.
Descartes est particulièrement réceptif à ce défi sceptique moderne : où asseoir sa créance en
matière de jugements ? Descartes le prend au sérieux et cherchera à relever ce défi.
Existe-t-il
un point d’ancrage lui permettant de fonder ses propositions et ainsi relever le défi sceptique
moderne ? Son génie singulier va consister à utiliser l’argumentaire des sceptiques pour tenter
de guérir du scepticisme.
2
II Descartes : philosopher en régime de certitude
1-Projet cartésien
Descartes concède beaucoup à Montaigne.
Il accorde l’inconstance de notre esprit
et la force de l’habitude.
Il accorde l’inconstance des mœurs et le dogmatisme axiologique
autrement dit la naturalisation des coutumes.
Il concède que « nous avons tous été enfants
avant que d’être hommes » et, qu’à ce titre, nous ne jugeons pas spontanément selon des
normes rationnelles.
La raison est spontanément normée par nos appétits et nos
précepteurs qui sont bien souvent en contradiction.
Mais, sa conviction philosophique matricielle est qu’il faut apprendre à distinguer le
vrai du faux pour s’arracher à ce régime d’incertitude.
« Et j’avais toujours un extrême désir d’apprendre à distinguer le vrai d’avec le faux
pour voir clair en mes actions et marcher avec assurance en cette vie »
Il ne suit pas Montaigne jusqu’au bout autrement dit il ne se résout pas à
l’incertitude.
Il ne s’essaie pas à philosopher en régime d’incertitude.
Il ne reprend pas à
son compte son éthique de l’incertitude et n’accorde pas une place au probable dans le
royaume de la science comme le fera Pascal.
Il affiche une volonté de certitude
irréductible en matière de science et ne désespère pas, une fois l’édifice fondé, de
pouvoir en établir en physique, en médecine, en morale.
Il veut s’élever à la raison c’est-à-dire « travailler sérieusement à s’élever
jusqu’au bon sens » comme il l’écrit dans la règle 8 des Règles pour la direction de l’esprit.
C’est tout son dessein dans le Discours de la méthode.
Dès lors, comment Descartes cherche-t-il à relever le défi sceptique moderne et
réussit-il, comme il en affiche l’ambition, à vaincre le scepticisme de manière
définitive ?
2- Quelle est la stratégie cartésienne dans cette affaire ?
Descartes estime qu’il ne faut ni redouter le scepticisme au point de le fuir, ni le
minimiser ou le caricaturer, a fortiori l’ignorer.
Il faut le prendre à bras le corps.
Descartes
n’est pas un pionnier en matière d’instrumentalisation du scepticisme.
Mais son instrumentalisation reste inédite comme elle constitue un précédent.
La mise
en œuvre de sa volonté de certitude va passer par une culture de la défiance exacerbée.
Il prend au sérieux les arguments sceptiques et les affronte franchement car il faut se les
incorporer pour réussir à s’en délivrer.
Son trait de génie consiste à vouloir maximaliser les arguments sceptiques pour se
libérer définitivement de toute raison de douter.
Il s’agit de l’instrumentaliser pour le
désarmer autrement dit le défaire définitivement.
3
Pour mener à bien son projet, Descartes décide donc de tout reprendre dès les
commencements.
Il orchestre alors de manière rationnelle une négation méthodique dans
laquelle toute différence entre le douteux et le faux se trouve résorbée.
Il prend une résolution qui apparait, du point de vue du sens commun, comme pure
folie : « faire comme si le douteux était faux ».
Il faut prendre cette résolution une fois
dans sa vie afin de déterminer, une fois pour toutes, s’il y a quelque chose au monde de
certain !
C’est dans ce cadre qu’il va instrumentaliser les arguments sceptiques.
3- L’inventaire des raisons de douter dans le Discours de la méthode
Etudiez avec soin ce passage !!!
« Ainsi, 1/à cause que nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu’il n’y
avait aucune chose qui fut telle qu’ils nous la font imaginer.
Et 2/pource qu’il y a des
hommes qui se méprennent en raisonnant, même touchant les plus simples matières de
géométrie, et y font des paralogismes, jugeant que j’étais sujet à faillir, autant qu’aucun
autre, je rejetai comme fausses toutes les raisons que j’avais prises auparavant pour
démonstrations.
Et enfin, 3/considérant que toutes les mêmes pensées, que nous avons
étant éveillés, nous peuvent aussi venir quand nous dormons, sans qu’il y en ait aucune,
pour lors, qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m’étaient
jamais entrées en l’esprit, n’étaient non plus vraies que les illusions de mes songes.
»
Discours de la méthode, IV.
L’expérience nous instruit que 1/ le témoignage des sens peut être trompeur, 2/ que
les procédures logiques de la raison peuvent se montrer non valides, 3/ que les mêmes pensées
nous venant en rêve et éveillé, nous pouvons les confondre.
Ces trois types d’arguments ne
sont en rien originaux puisqu’ils constituent l’armature de l’argumentaire sceptique.
Le premier argument, présent par exemple chez Enésidème dans le trope 3, expose
qu’en raison des diverses constitutions des sens, il n’est pas possible de se prononcer sur
ce qu’est l’objet perçu.
Plus globalement, l’irrégularité et la variation empêchent la décision
si bien que rien n’autorise à croire que les qualités sensibles sont les propriétés mêmes des
choses.
Dès lors, qu’est-ce qui nous assure que nous pouvons avoir confiance en nos sens
pour savoir ce qu’est une chose ?
Le deuxième argument se présente plutôt comme une appropriation des tropes
d’Agrippa, auteur d’une recension des procédures logiques dans lesquelles la raison peut
entrer en contradiction avec elle-même (diallèle, régression à l’infini, pétition de principe).
Si la raison peut être prise dans des pièges logiques, pourquoi ne lui accorderait-on pas notre
créance à tort ? L’autorité de la raison se voit ainsi contestée, la confiance ancienne
suspendue.
Quant au troisième argument, il reprend l’expérience de l’indistinction des pensées en
rêve et durant la veille particulièrement bien exposée par Cicéron dans les Premiers
académiques.
Cicéron soutient que le problème n’est pas de savoir si a posteriori, nous ne
confondons pas le rêve et l’éveil mais si, alors même que nous rêvons, nous n’accordons pas
notre assentiment à nos représentations avec autant de confiance que lorsque nous sommes
4
éveillés2.
A nouveau, qu’est-ce qui nous assure que nous n’accordons pas notre confiance à
nos pensées à tort ?
Traditionnellement, l’argumentaire sceptique conduit à suspendre son jugement.
L’examen et le parcours discursif ne créent pas un désaccord indécidable mais exposent les
diverses oppositions où affleure à chaque fois un désaccord de fond au sujet du critère de
vérité.
Le penseur sceptique refuse d’affirmer ou de nier quelque chose au sujet de la nature
de ce qui est en discussion ou bien il souligne que ce qui a été établi ne relève pas d’un savoir
absolu.
Telle n’est pas l’issue de l’argumentaire cartésien.
!!!!
Cette reprise de l’argumentaire sceptique n’est pourtant pas une répétition.
L’inventaire des raisons de douter ne procède pas sur le mode d’un contrebalancement pas
plus qu’il n’a pour résultat la suspension du jugement.
Descartes décuple la portée des
tropes sceptiques dans le cadre d’une négation méthodiquement orchestrée où le
douteux est assimilé au faux.
Il prend le parti de radicaliser l’argumentaire sceptique
en provoquant l’expérimentation qu’il juge à la mesure du défi qu’elle est censée
l’aider à relever.
Et cela, afin de trancher de manière nette si quelque chose donne prise à la
créance et résiste.
Sa stratégie est bien celle d’une instrumentalisation du scepticisme dans
la mesure où il s’agit de faire « de l’ennemi un allié et de l’obstacle un organe3 ».
Descartes s’attache tout d’abord à épuiser toutes les raisons de douter puisqu’il
s’agit de recenser « tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute ».
II affiche une
volonté d’exhaustivité qui n’était pas celle des sceptiques anciens dans la mesure où l’exposé
discursif des tropes n’était présenté ni comme un savoir absolu ni comme un exposé universel,
faute de quoi il tomberait sous le coup de ce qu’il prétendait combattre.
De plus, pour chaque raison passée en revue, la résolution est prise d’assimiler le
douteux au faux.
Par un acte du libre arbitre ou de la puissance d’élire, Descartes s’engage à
ne tenir aucun compte de la différence entre douteux et faux.
Il prend le parti de résorber
cet écart et de faire comme si l’un était l’autre.
Par trois fois, il va, de manière délibérée,
tenir le douteux pour faux.
Le lexique de la volonté ponctue l’exposé de chaque raison de
douter (« je voulus supposer », « je rejetais comme faux », « je me résolus de feindre »).
Le rôle de la volonté n’est donc pas simplement repérable dans la décision initiale mais
dans l’inventaire des raisons de douter puisqu’il s’accompagne d’une affirmation
constante de son pouvoir.
Enfin, Descartes invente une hypothèse permettant de maximaliser le doute, telle
est la singularité de la démarche cartésienne.
C’est L’hypothèse du rêve qui joue ce rôle
dans le Discours de la méthode.
L’hypothèse du rêve maximalise l’assimilation du
douteux au faux : étant donné que j’ai fait l’expérience que mes pensées durant le rêve
peuvent être les mêmes qu’éveillé et que, celles que j’ai en rêves ne sont que des illusions,
2
« On ne demande pas en effet quel souvenir ils en ont, une fois réveillés ou passés l’accès de folie,
mais quelle a été leur vision dans l’accès même ou dans le rêve, alors qu’ils étaient mus par elle.» Les
Stoïciens, Tome I, p.
228.
3
Nous empruntons cette formule à C.
Denat et à C.
Etchegaray dans un article intitulé « Comment
peut-on être sceptique ? David Hume ou la cohérence du scepticisme moderne » figurant dans le
numéro 1 de janvier 2010 de la Revue de métaphysique et de morale intitulé : Le scepticisme.
Aux
limites d’une question.
Elles l’utilisent pour caractériser la stratégie d’instrumentalisation du
scepticisme à l’époque moderne.
5
qu’est-ce qui m’assure que toutes les pensées ne sont pas du même ordre que les illusions des
songes ?
Or, avec l’hypothèse du rêve, aucune pensée n’échappe et ne résiste à l’emprise
du doute : je vais faire comme si toutes mes pensées étaient fausses.
Je veux penser que tout
ce que j’ai pensé et pense actuellement est faux.
Je ne m’abstiens pas seulement d’y accorder
mon adhésion, mais quel que soit le contenu de mes pensées, je m’y rapporte comme à
quelque chose de faux et je les rejette.
Avec l’hypothèse du rêve, toutes les pensées sont donc
tenues pour fausses, le fait qu’elles portent....
»
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