Traité de la nature humaine, Livre I : L'Entendement - Commentaire de Hume
Publié le 23/03/2015
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Pour moi, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j'appelle moi-même, je tombe toujours sur une perception particu-lière ou sur une autre, de chaleur, de froid, de lumière ou d'ombre, d'amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne parviens jamais, à aucun moment, à me saisir moi-même sans une perception et je ne peux jamais rien observer d'autre que la perception. Quand mes perceptions sont absentes pour quelque temps, quand je dors profondément, par exemple, je suis, pendant tout ce temps, sans conscience de moi-même et on peut dire à juste titre que je n'existe pas. Et si toutes mes perceptions étaient supprimées par la mort, si je ne pouvais plus penser, ni éprouver, ni voir, aimer ou haïr après la destruction de mon corps, je serais entièrement anéanti et je ne conçois pas du tout ce qu'il faudrait de plus pour faire de moi une parfaite non-entité. Si un homme, après une réflexion sérieuse et dénuée de préjugés, pense qu'il a une notion différente de lui-même, je dois avouer que je ne peux plus discuter avec lui. Tout ce que je peux lui concéder, c'est qu'il peut, tout autant que moi, avoir raison et que nous différons essentiellement sur ce point. Il se peut qu'il perçoive quelque chose de simple et de continu qu'il appelle lui-même, encore que je sois certain qu'il n'y a pas un tel principe en moi.
Traité de la nature humaine, Livre I : L'Entendement, Quatrième partie, Section VI, trad. Ph. Baranger — Ph. Saltel,
éd. Flammarion, 1995, p. 343-344.
«
Textes commentés 45
« Qu'est-ce que le moi 1 ? » : Pascal le partageait entre des qualités acci
dentelles et une substance vide, de sorte qu'il en venait à se demander
où était
donc
le moi.
Hume, à son tour, reprend cette question dans l'une des analyses
les plus corrosives du
Traité.
Il s'adresse « aux philosophes qui imaginent que
nous sommes
à chaque instant conscients de ce que nous appelons notre
moi2 » et oppose aux « affirmations péremptoires » qui sont les leurs son
expérience privée, qui est celle de la seule et pleine présence des perceptions
qui occupent l'esprit (comparé
à« une sorte de théâtre», sans que nous ayons
« la plus lointaine idée du lieu où ces scènes sont représentées3 » ).
Cette
expérience est doublée ici d'une contre-épreuve : dans le sommeil,
où je n'ai
pas de perceptions, tout est pour moi comme si
je n'existais pas, comme dans
l'anéantissement de la mort.
Les cibles de la critique humienne sont nombreuses : les philosophies du
sujet, sur deux thèses, celle d'une
évidence de la subjectivité et celle de sa
substantialité ; la notion, soit philosophique, soit religieuse, d'âme, et
particulièrement l'idée d'immortalité de cette âme ; la croyance courante en
une personnalité substantielle, qui est sans doute l'origine de laquelle dérivent
ces suppositions intellectuelles.
Car Hume ne peut évidemment pas ne pas
reconnaître que nous avons une idée du moi ; mais, puisqu'il n'y a pas de
sensation
à l'origine de cette idée, elle est fictive et peut s'expliquer comme
un effet des mêmes principes qui nous font attribuer de l'identité à autrui :
liaisons des perceptions dans l'imagination, soutien de la passion constituant
son objet.
Des développements complexes, repris dans
!'Appendice, veulent
donc
dériver la croyance à l'identité personnelle de la seule réalité attestée, le
flux constant des perceptions qui
« font successivement leur entrée, passent,
repassent, s'esquivent et se mêlent en une variété infinie de positions et de
situations4
», qui sont donc des existences distinctes sans connexion réelle
entre elles.
Cette connexion, pourtant, existe sous forme de croyance pour
l'entendement et, quand il réfléchit
« à la série des perceptions passées qui
composent un esprits
», il s'offre à cette croyance.
L'idée d'un moi unifié, et a
fortiori
celle d'un je doté de pouvoir, ne s'autorise pourtant d'aucune
conjonction constante faute d'une intériorité perceptible qui se pourrait
conjuguer avec les perceptions qui la traversent.
Le lecteur de Hume constate
donc ici une conséquence
ultime de son ontologie sceptique, la dénonciation
d'une croyance philosophiquement irrecevable.
!.
Pascal, Pensées, L.
688, B 323.
2.
TNH !, iv, 6, p.
343.
3.
Id., p.
344.
4.
bidem.
5.
TNH !, Appendice, AS, p.
385..
»
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