Toute querelles de mots est-elle futile?
Publié le 30/01/2005
Extrait du document
«
cela, non de la chose elle-même.
Le bavardage est un discours moyen qui s'étend à des cercles toujours plus largeset prend de ce fait un caractère d'autorité, sans jamais permettre une appropriation véritable de la chose dont onparle.
« Le bavardage est la possibilité de tout comprendre sans appropriation préalable de la chose », écritHeidegger dans Etre et Temps.
C'est un discours qui ne dit rien dans la mesure où il ne fait rien voir ; bien plus, ilenvahit l'espace public au point de rendre inaudible toute parole authentique, forcément singulière « le bavardageréprime tout questionnement et tout débat nouveau ».
Il ne dit rien, et empêche que soit dit quelque chose.
Il faut donc éviter de se quereller pour ce rien.
Nous avons tous fait l'expérience de relire à tête reposée un discoursqui nous avait enthousiasmé et d'être déçu de ne plus y retrouver ce qui avait motivé notre adhésion.
Quelle auraitété l'utilité d'une dispute autour de tels mots ? Fallait-il se battre pour des idées qui n'étaient que des phrases ? Lediscours énonce et transcrit sur le plan des mots une réalité qui n'appartient pas au domaine des mots.
[La querelle de mots démasque les faux savoirs, les mots qui ne veulent rien dire et qui rivent les hommes à leurs préjugés et à leur ignorance.]
Pas de langage sans penséeL'interrogation sur le langage est inéluctablement interrogation sur la pensée, car penser et parler se définissent l'unpar l'autre.
La pensée ne devient claire que lorsqu'elle trouve le mot.
Inversement, le mot n'est jamais forme videparce qu'il véhicule toujours du sens ou du non-sens.
Hegel écrit : « C'est dans les mots que nous pensons ».
Dire que nouspensons en mots, comme on paye en francs ou en dollars, c'est définir le motcomme l'unité de la pensée.
Loin d'être deux mondes radicalement extérieurs,« incommensurables » comme le disait Bergson, le langage et la penséeapparaissent ici comme absolument consubstantiels.Que reproche Hegel à l'ineffable ? Il lui reproche de n'offrir, en fait de pensée,qu'une matière de pensée sans la forme que seule la formulation par lelangage pourrait lui conférer.
L'ineffable en effet, c'est la pensée informe,c'est-à-dire une pensée usurpée, une pensée qui n'en est pas vraiment une.Pour mériter ce nom, pour être vraiment la pensée, celle-ci doit en passer parl'épreuve de l'explicitation.Il y a ici un malentendu possible contre lequel il faut mettre en garde lelecteur de Hegel : c'est le malentendu de l'énonciation.
Le problème de Hegeln'est pas de savoir s'il faut se taire ou parler, ni de savoir si les vérités sontou non bonnes à dire : l'enjeu de l'exigeante conception de Hegel est desavoir à partir de quoi, à partir de quel critère on peut réellement considérerqu'on a affaire à de la pensée, à partir de quel critère la pensée mérite le nomde pensée.
Ce critère, c'est la « forme objective » (le mot) qui rend mapensée publiable, identifiable même par moi seul (tant encore une fois il nes'agit pas ici de rapport à autrui).
Pourquoi faire un brouillon avant unedissertation ? Justement pour expliciter le flux d'abord confus de l'inspirationqui nous traverse à partir d'un sujet, pour incarner cette manière, cettepensée virtuelle en une réalité palpable & travaillable, réalité que les mots que nous écrivons lui donnent.Il s'agit là, pour la pensée, d'une véritable épreuve, de l'épreuve de ce que Hegel appelait le « négatif » : pourdevenir ce qu'elle est, la pensée doit en passer par ce qui n'est pas elle : le langage.
Dans cette épreuve parlaquelle elle devient ce qu'elle est, la pensée fait donc face à d'apparents périls qui peuvent nous faire prendre lelangage pour un inconvénient.
Au premier rang de ces périls, celui qui apparemment menace ce que nous pourrionsappeler la subjectivité, notre singularité : ne risquons-nous pas, en incarnant notre intériorité dans une formeobjective, d'en perdre irrémédiablement ce qui en elle nous appartient le plus ? Le mot peut, ainsi, être perçu commecommun et galvaudable : nous savons bien que chacun peut transformer nos paroles comme il l'entend, que les « jet'aime » que nous prononçons ont été cent fois, mille fois, prononcés et entendus, que nos pensées dans nosparoles deviennent anonymes comme une rumeur sourde.
Puisque « tout est dit depuis huit mille ans qu'il y a deshommes et qui pensent » (La Bruyère), le refus des mots ne serait-il pas le dernier refuge de l'intériorité ? Ce sontces appréhensions que la pensée hégélienne entend conjurer avec la dernière énergie.Le présupposé qui est ici en jeu a quelque chose à voir avec la question de la propriété de la parole.Ce dialogue constant de la pensée avec le langage, cette lutte entre l'ineffable et les mots, bref ce passage, pourla pensée, du non-être à l'être prend donc évidemment, comme on l'a vu, un sens particulièrement aigu enlittérature et spécialement en poésie.
Si le passage par la parole marque la vraie naissance de la pensée, c'est qu'ilfaut concevoir le langage comme quelque chose de plus haut qu'un simple instrument.
Ce qui se conçoit bien ne.
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