Se connaître soi-même, connaître les autres, faut-il voir là deux faits indépendants ?
Publié le 18/06/2009
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« Le sot projet qu'il a eu de se peindre « : par ces mots, PASCAL juge sévèrement l'oeuvre de MONTAIGNE. Cependant, notre aimable épicurien, sous un sourire sceptique, répond : « Chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition. « Il espérait ainsi, en se décrivant, en nous livrant ses impressions de voyages ou de lectures, nous révéler à nous-mêmes. Le Gnôthi Seauton socratique, fruit de la sagesse antique. nous livre aussi dans la pensée des Grecs la connaissance d'autrui. Élargissons alors le débat et posons-nous cette question : « Se connaître soi-même et connaître les autres, faut-il voir là deux faits indépendants ?... « Il semble à première vue que ces deux connaissances s'impliquent l'une l'autre. Montrons cela. I. — ÉTROITE DÉPENDANCE de la connaissance de soi et de la connaissance d'autrui. La question ainsi ouverte comporte un double aspect. Il faut se reconnaître pour connaître autrui. En effet, il existe une participation commune à l'« hominité « qui interdit toute barrière entre les êtres vivants. Parce que je me connais tels enthousiasmes, telles répulsions, je les devine autour de moi. Parce que j'éprouve tels sentiments de colère, de haine, ou au contraire de joie, d'amour, je les suppose dans mon entourage, par une légitime loi de contamination analogique. Devant un somptueux coucher de soleil, l'aride grandeur d'un paysage basaltique, mon silence même témoignait d'une intime admiration, et mon voisin, mon ami, comprenait, respectait cet hommage muet. Notre ferveur commune n'aurait pu s'expliquer sans la profonde similitude des coeurs humains.
«
A.
— L'impossible connaissance de soi.
En effet, l'homme dans sa structure propre, esprit et matière, demeure un insondable mystère.
PASCAL développeainsi cet argument ontologique « Qui ne croirait à nous voir composer toutes choses d'esprit et de corps que cemélange-là nous serait très compréhensible.
C'est néanmoins la chose qu'on comprend le moins.
L'homme est à lui-même le plus prodigieux objet de la nature, car il ne peut concevoir ce que c'est que corps et encore moins ce quec'est qu'esprit, et c'est là le comble de ses difficultés, et cependant c'est son propre être.
» A ce mystère intimes'ajoute l'écoulement du e Je » dans la durée.
A aucun moment nous ne pouvons arrêter le courant de la consciencedans sa course, elle fait boule de neige avec elle-même, selon le mot de BERGSON, s'enrichissant inlassablement, etse perdant de même dans le passé.
La comtesse DE NOAILLES souligne dans un regret poignant notre dissolutionpartielle dans le temps« Nous n'aurons plus jamais notre âme de ce soir.
»
B - Mais allons plus loin: Même si nous nous connaissions, nous ne saurions nous exprimer.
En effet, nous ressentons assez notre impuissance à dire certains, de nos Mats d'âme.
Nous éprouvons parfoisconfusément une joie, une admiration, une nuance « délicate et changeante », et, quand nous voulons parler, lesparoles nous échappent ou « caricaturent » grotesquement notre pensée.
L'action que nous vivons, le verbe quirenferme le meilleur de nous-même, se perdent dans les mots, symboles impuissants à nous recréer dans le langage.Nous nous souviendrons ici de la souffrance des peintres, des poètes, des sculpteurs incapables d'exprimer leurgénie profond dans la matière en lutte contre eux.
Entre l'impression et l'expression s'étend la distance de la coupeaux lèvres.
C.
- Allons enfin encore plus loin Même si nous pouvions nous exprimer nous resterions incompris.
En effet, le jeu capricieux de notre liberté, mêlé aux pulsions profondes de l'animal qui sommeille en nous, supprimetoute règle valable pour tous.
Nous ne jugeons jamais la personne humaine dans l'intégrité de son être, parce que,unique au monde, singulier, incommunicable dans son e Je » fondamental, Jacques MARITAIN nous le dit fort biendans son Court traité de l'existence et de l'existant : « Je ne suis pas découvert à moi-même Plus je connais masubjectivité, plus elle me reste obscure...
Si je n'étais pas connu de Dieu, personne ne me connaîtrait, personne neme connaîtrait dans ma vérité, dans mon existence à moi, personne ne me connaîtrait moi, comme sujet.
» Cela veut dire que personne ne ferait justice à mon être.
Il n'y aurait nulle part de justice pour moi; mon existencebaignerait dans l'injustice de la connaissance que tous les autres et le monde ont de moi, et dans l'ignorance où jesuis de moi-même.
Mais s'il n'y a aucune justice possible à l'égard de mon être, il n'y a aucun espoir possible pourmoi.
»
D.
-- L'impossible connaissance des autres.
Le problème s'avère aussi complexe.
Nous sommes à nous-même une tragique « inconnue », mais du moins nousnous savons sujet, responsable de notre action pour une petite part.
Or, si l'introspection nous découvre un peu ànous-même, nous ne connaissons pas les hommes de cette manière.
Ils demeurent des êtres dont il faudraitdéchiffrer les signes, disions-nous, mais il faut ajouter maintenant qu'ils demeurent en tout état de cause desobjets, des objets extérieurs à nous.
Entre une science intuitive et une science d'objets, il n'existe pas unedifférence de degrés.
mais de nature.
Le passage se ferme de l'une à l'autre sans rémission.
Jacques MARITAINconfirme encore cet aspect de la question dans l'ouvrage déjà cité : « La subjectivité en tant que subjectivité estinconceptualisable, elle est un gouffre inconnaissable, inconnaissable par mode de notion, de concept ou dereprésentation, par mode de science quelles qu'elles soient, introspection, psychologie ou philosophie.
Comment enserait-il autrement puisque toute réalité connue par concept, notion ou représentation, est connue comme objet etnon comme sujet ? »
E.
--- Le refus réciproque de se connaître.
Nous allons prolonger cette difficulté.En effet, autrui s'impose à nous comme objet.
Or cet objet qui nous limite, nous promeut comme « personne »,avons-nous dit.
Mais ceci ne se conçoit que parce que, sous le corps qui nous révèle les autres, nous devinons unsujet comme nous.
Ce corps, objet-sujet, réclame que nous le reconnaissions comme liberté.
Nous voici en faced'une option : comme sujet, nous lui devons respect, soumission à sa liberté propre.
Car, dans les conditions quisont celles de la rencontre des personnes, il se trouve que chacune d'elles est d'abord exigence d'être reconnue.
Decette exigence réciproque jaillit fatalement l'opposition et le conflit.
Cette lutte, remarquons-le, n'aboutit pas à lasuppression du partenaire comme sujet personnel, car c'est autrui en tant que sujet que la liberté veut capter.
Elleveut, par son exigence d'être reconnue, à la fois qu'autrui soit un sujet et que comme tel il devienne un objet pourelle.
La rencontre des consciences est inévitablement le heurt de deux égoïsmes, de deux volontés d'asservissementréciproque.
Chaque conscience est simultanément maîtresse et esclave, la réciprocité des consciences s'affirmedans la lutte.Chacun, s'affirmant comme maître et ne voulant nullement être reconnu comme esclave, puisque chacun est appelet non reconnaissance de l'autre, la prise de conscience de la solidarité se transforme en conscience de solitude.
Lavolonté d'asservissement réciproque renvoie chaque conscience à soi-même et par le fait même à l'échec del'affirmation de soi.
Voilà le mal ontologique, l'égoïsme radical, structure fondamentale du vivant qui ferme toute.
»
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