Rousseau: Education et sanction
Publié le 17/04/2009
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Rousseau répond que si l'on veut former des hommes neufs, ayant à la fois les moyens, le goût et l'habitude de la liberté, il convient de reconnaître la spécificité et la valeur de l'enfance, ce qui suppose que l'éducateur cesse de partir d'un modèle de l'adulte. D'où l'idée directrice de ce texte : l'éducation du jeune enfant ne doit pas être fondée sur l'inculcation des valeurs morales, des rapports d'autorité ou des grandes exigences de la société, pas plus que sur la raison, que l'enfant ne saurait entendre. Si le but de l'éducation est bien de former un être raisonnable, il s'agit de ne pas confondre finalité et moyen, au risque de dénaturer ou de pervertir la fin elle-même, savoir la raison. Raisonner avec l'enfant, c'est précisément inverser l'ordre naturel des acquisitions, hâter prématurément son bon déroulement, compromettre gravement la formation de l'individu raisonnable et libre. D'où la nécessité de s'adapter aux manières de penser et de sentir de l'enfant, si l'on veut éviter qu'il ne devienne un individu dépravé, vaniteux, rebelle et calculateur. Mais cette thèse de Rousseau n'apparaît-elle pas quelque peu contradictoire, dans la mesure où elle semble considérablement dévaloriser le rôle et le pouvoir de la raison, au profit d'un spontanéisme ou d'un naturalisme peu compatibles avec la finalité anthropologique de l'éducation : faire " passer de l'état d'animal à celui d'homme " (Kant, Traité de pédagogie, Introduction) ? Comment, en effet, s'interdire de raisonner avec l'enfant, tout en assignant comme but à l'éducation l'apprentissage de l'autonomie par le libre exercice du jugement ? La thèse de Rousseau se déploie essentiellement en deux moments qui correspondent aux deux paragraphes du texte. Dans le premier, Rousseau établit que l'éducation de l'enfant, avant l'âge de raison, ne doit pas être fondée sur le devoir et l'obéissance, mais sur le besoin et la nécessité; vierge de toute considération morale, ignorant les grands principes de la société, l'enfant limite ses représentations aux seules sensations. Le deuxième paragraphe, plus polémique, à l'écriture vive et haletante, s'oppose à la conception moderne de l'éducation, incarnée par Locke : raisonner avec un enfant est vain, contradictoire, voire nuisible.

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sur le devoir et l'obéissance, mais sur le besoin et la nécessité; vierge de toute considération morale, ignorant lesgrands principes de la société, l'enfant limite ses représentations aux seules sensations.
Le deuxième paragraphe,plus polémique, à l'écriture vive et haletante, s'oppose à la conception moderne de l'éducation, incarnée par Locke :raisonner avec un enfant est vain, contradictoire, voire nuisible.
Dévellopement
Le premier paragraphe soulève le problème fondamental de l'éducation, qui est aussi celui de l'autorité : commentéviter, dans le processus de formation du jeune enfant, le double écueil du caprice et de l'obéissance servile ?Comment épargner à l'enfant l'habitude de n'obéir que par intérêt ? Rousseau souligne ici que la nécessité doit resterle maître-mot de cette éducation et que l'inculcation prématurée des règles d'obéissance aurait comme vicerédhibitoire de forger un esprit dépravé.
L'enjeu de cette première partie concerne les fondements éducatifs d'uneobéissance désintéressée, c'est-à-dire librement consentie.
Le paragraphe s'articule lui-même autour de quatrearguments principaux : Rousseau indique d'abord que l'enfant ne doit obtenir que ce dont il a réellement besoin etn'obéir que par nécessité (" Je reviens…nécessité "); dès lors, les grandes notions morales ne sauraient êtreenseignées à l'enfant ("Ainsi…place"); en effet, l'emploi, par l'éducateur, du vocabulaire moral risque de dénaturerprofondément les notions morales elles-mêmes (" Avant l'âge de raison…attention"); il convient, par conséquent, derestreindre les représentations de l'enfant aux seules sensations ("Faites…vie").
Les premières lignes du texte (" Je reviens…nécessité ") reviennent sur un principe éducatif que l'auteur a dégagédans les chapitres précédents.
A la question : que répondre à un enfant qui réclame ?, Rousseau préconise de ne luiaccorder que ce qui lui est véritablement nécessaire.
L'auteur articule ici deux questions : celle, d'abord, relative àla nature de l'obéissance de l'enfant à l'égard de son éducateur; celle, ensuite, concernant les limites qu'il convientd'assigner aux désirs et volontés de l'enfant.
Cette double problématique, envisagée de façon concrète, sur le modedu conseil ou de la recommandation, est censée éluder deux écueils : le caprice, si fréquent chez l'enfant, et dontl'habitude prédispose au comportement autoritaire, voire tyrannique; la servilité, qui se caractérise par l'obéissanceaveugle à une volonté illégitime et arbitraire.
De sorte que l'insistance rousseauiste sur les vertus éducatives dubesoin est motivée, semble-t-il, par un souci d'exemplarité ou de réciprocité qui anticipe déjà l'impératif catégoriquede Kant: pour éduquer correctement l'enfant, la règle cardinale consiste à ne pas lui faire subir ce qu'on ne souhaitepas qu'il devienne.
La première phrase du texte (" Je reviens à la pratique ") souligne d'emblée que l'objet de la réflexion porte sur la "pratique ", c'est-à-dire l'action pédagogique telle qu'elle se déploie concrètement, comme pour éviter tout proposoiseux et par trop éloigné de la réalité.
Cette volonté s'exprime dans une langue vivante, presque orale, souventpolémique et distillée sur le mode du conseil.
Pour éviter l'esprit capricieux et mutin, tout en stimulant le penchantpour la liberté, Rousseau rappelle ("J'ai déjà dit") un principe éducatif qui constitue la pierre angulaire de sa réflexionpédagogique : l'enfant " ne doit rien obtenir parce qu'il le demande, mais parce qu'il en a besoin, ni rien faire parobéissance, mais seulement par nécessité ".
Pour éviter le double travers du caprice et de l'obéissance aveugle, ilconvient de substituer la nécessité à l'autorité; le gouverneur doit faire en sorte de s'effacer derrière la nécessiténaturelle.
Rousseau avait déjà montré que l'enfant doit sentir sa faiblesse et non en souffrir, de sorte " qu'il dépende et nonqu'il obéisse ", qu'il " demande et non qu'il commande" (p.100).
Ce qui fonde ici la maxime pédagogique, c'est lebesoin et non la volonté, que ce soit la volonté de l'élève ou celle de l'éducateur.
Mais pourquoi faire du besoin le filconducteur de l'éducation ? Si le besoin est du côté de la nécessité, cela ne revient-il pas à nier la liberté del'enfant, alors même que c'est précisément en vue de la liberté que le futur adulte est éduqué ?
L'auteur opère un certain nombre de distinctions conceptuelles car, comme la suite du texte l'indique, tout se situeici, en cette seconde période de l'enfance, au niveau des représentations et du langage.
La matrice éducatives'exerçant d'abord à l'endroit d'un être fruste, non encore façonné par la rigueur analytique, la bonne éducationpasse par la clarification conceptuelle, la définition des principes directeurs, afin que l'éducateur, au clair avec cequ'il est en droit d'attendre de l'enfant, ne fasse pas fausse route et ne pervertisse pas l'ordre naturel des choses.
Le texte oppose d'abord demande et besoin, obéissance et nécessité.
Si l'on entend par besoin la conscience d'unmanque pénible provoquant, chez le sujet qui le ressent, un état de tension interne, la demande désigne plutôtl'action de faire connaître à quelqu'un ce qu'on désire obtenir de lui.
Demande et besoin sont bel et bien deuxnotions contraires: le besoin renvoie à la nécessité naturelle, tandis que la demande s'adresse au caprice de lavolonté; la demande peut même être en décalage par rapport au besoin, et c'est précisément ce qui semblecaractériser le luxe : Rousseau invitait déjà à distinguer le "vrai besoin ", qui est le besoin naturel, et le " besoin defantaisie ", qui correspond au caprice ou au luxe.
Distinction qui n'est pas sans rappeler la classification épicuriennedes désirs en désirs naturels et désirs non nécessaires ou vains.
En effet, c'est de la disproportion entre le besoin etle désir que naît l'insatisfaction humaine, les passions sociales, l'amour-propre notamment.
Or, l'enfant, commel'homme à l'état de nature que Rousseau décrit dans Le discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmiles hommes, ne connaît que des besoins élémentaires que n'outrepassent pas les désirs.
De même, l'obéissance, entendue comme l'état de celui qui modifie son comportement et se soumet en seconformant à ce qui est ordonné, est-elle à distinguer de la nécessité, c'est-à-dire du caractère de ce qui ne peut.
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