Eugène Ionesco RHINOCÉROS Pièce en trois actes Et quatre tableaux Éditions Gallimard, 1959 À Geneviève Serreau et au docteur T. Fraenkel. PERSONNAGES par ordre d’entrée en scène : LA MÉNAGÈRE L’ÉPICIÈRE JEAN BÉRENGER LA SERVEUSE L’ÉPICIER LE VIEUX MONSIEUR LE LOGICIEN LE PATRON DU CAFÉ DAISY MONSIEUR PAPILLON DUDARD BOTARD MADAME BŒUF UN POMPIER MONSIEUR JEAN LA FEMME DE MONSIEUR JEAN PLUSIEURS TÊTES DE RHINOCÉROS ACTE PREMIER Décor Une place dans une petite ville de province. Au fond, une maison composée d’un rez-de-chaussée et d’un étage. Au rez-de-chaussée, la devanture d’une épicerie. On y entre par une porte vitrée qui surmonte deux ou trois marches. Audessus de la devanture est écrit en caractères très visibles le mot: « ÉPICERIE ». Au premier étage, deux fenêtres qui doivent être celles du logement des épiciers. L’épicerie se trouve donc dans le fond du plateau, mais assez sur la gauche, pas loin des coulisses. On aperçoit, au-dessus de la maison de l’épicerie, le clocher d’une église, dans le lointain. Entre l’épicerie et le côté droit, la perspective d’une petite rue. Sur la droite, légèrement en biais, la devanture d’un café. Au-dessus du café, un étage avec une fenêtre. Devant la terrasse de ce café : plusieurs tables et chaises s’avancent jusque près du milieu du plateau. Un arbre poussiéreux près des chaises de la terrasse. Ciel bleu, lumière crue, murs très blancs. C’est un dimanche, pas loin de midi, en été. Jean et Bérenger iront s’asseoir à une table de la terrasse. Avant le lever du rideau, on entend carillonner. Le carillon cessera quelques secondes après le lever du rideau. Lorsque le rideau se lève, une femme, portant sous un bras un panier à provisions vide, et sous l’autre un chat, traverse en silence la scène, de droite à gauche. À son passage, l’Épicière ouvre la porte de la boutique et la regarde passer. L’ÉPICIÈRE Ah ! celle-là ! (À son mari qui est dans la boutique.) Ah ! celle-là, elle est fière. Elle ne veut plus acheter chez nous. L’Épicière disparaît, plateau vide quelques secondes. Par la droite, apparaît Jean ; en même temps, par la gauche, apparaît Bérenger. Jean est très soigneusement vêtu: costume marron, cravate rouge, faux col amidonné, chapeau marron. Il est un peu rougeaud de figure. Il a des souliers jaunes, bien cirés ; Bérenger n’est pas rasé, il est tête nue, les cheveux mal peignés, les vêtements chiffonnés ; tout exprime chez lui la négligence, il a l’air fatigué, somnolent; de temps à autre, il bâille. JEAN, venant de la droite. Vous voilà tout de même, Bérenger. BÉRENGER, venant de la gauche. Bonjour, Jean. JEAN Toujours en retard, évidemment ! (Il regarde sa montre-bracelet.) Nous avions rendez-vous à onze heures trente. Il est bientôt midi. BÉRENGER Excusez-moi. Vous m’attendez depuis longtemps? JEAN Non. J’arrive, vous voyez bien. Ils vont s’asseoir à une des tables de la terrasse du café. BÉRENGER Alors, je me sens moins coupable, puisque... vous-même... JEAN Moi, c’est pas pareil, je n’aime pas attendre, je n’ai pas de temps à perdre. Comme vous ne venez jamais à l’heure, je viens exprès en retard, au moment où je suppose avoir la chance de vous trouver. BÉRENGER C’est juste... c’est juste, pourtant... JEAN Vous ne pouvez affirmer que vous venez à l’heure convenue ! BÉRENGER Évidemment... je ne pourrais l’affirmer. Jean et Bérenger se sont assis. JEAN Vous voyez bien. BÉRENGER Qu’est-ce que vous buvez ? JEAN Vous avez soif, vous, dès le matin ? BÉRENGER Il fait tellement chaud, tellement sec. JEAN Plus on boit, plus on a soif, dit la science populaire... BÉRENGER Il ferait moins sec, on aurait moins soif si on pouvait faire venir dans notre ciel des nuages scientifiques. JEAN, examinant Bérenger. Ça ne ferait pas votre affaire. Ce n’est pas d’eau que vous avez soif, mon cher Bérenger... BÉRENGER Que voulez-vous dire par là, mon cher Jean ? JEAN Vous me comprenez très bien. Je parle de l’aridité de votre gosier. C’est une terre insatiable. BÉRENGER Votre comparaison, il me semble... JEAN, l’interrompant. Vous êtes dans un triste état, mon ami. BÉRENGER Dans un triste état, vous trouvez ? JEAN Je ne suis pas aveugle. Vous tombez de fatigue, vous avez encore perdu la nuit, vous bâillez, vous êtes mort de sommeil... BÉRENGER J’ai un peu mal aux cheveux... JEAN Vous puez l’alcool ! BÉRENGER J’ai un petit peu la gueule de bois, c’est vrai ! JEAN Tous les dimanches matin, c’est pareil, sans compter les jours de la semaine. BÉRENGER Ah ! non, en semaine, c’est moins fréquent, à cause du bureau... JEAN Et votre cravate, où est-elle ? Vous l’avez perdue dans vos ébats ! BÉRENGER, mettant la main à son cou. Tiens, c’est vrai, c’est drôle, qu’est-ce que j’ai bien pu en faire ? JEAN, sortant une cravate de la poche de son veston. Tenez, mettez celle-ci. BÉRENGER Oh, merci, vous êtes bien obligeant. Il noue la cravate à son cou. JEAN, pendant que Bérenger noue sa cravate au petit bonheur. Vous êtes tout décoiffé ! (Bérenger passe les doigts dans ses cheveux.) Tenez, voici un peigne ! Il sort un peigne de l’autre poche de son veston. BÉRENGER, prenant le peigne. Merci. Il se peigne vaguement. JEAN Vous ne vous êtes pas rasé ! Regardez la tête que vous avez. Il sort une petite glace de la poche intérieure de son veston, la tend à Bérenger qui s’y examine ; en se regardant dans la glace, il tire la langue. BÉRENGER J’ai la langue bien chargée. JEAN, reprenant la glace et la remettant dans sa poche. Ce n’est pas étonnant !... (Il reprend aussi le peigne que lui tend Bérenger et le remet dans sa poche.) La cirrhose vous menace, mon ami. BÉRENGER, inquiet. Vous croyez ?... JEAN, à Bérenger qui veut lui rendre la cravate. Gardez la cravate, j’en ai en réserve. BÉRENGER, admiratif. Vous êtes soigneux, vous. JEAN, continuant d’inspecter Bérenger. Vos vêtements sont tout chiffonnés, c’est lamentable, votre chemise est d’une saleté repoussante, vos souliers... ( Bérenger essaye de cacher ses pieds sous la table.) Vos souliers ne sont pas cirés... Quel désordre !... Vos épaules... BÉRENGER Qu’est-ce qu’elles ont, mes épaules ?... JEAN Tournez-vous. Allez, tournez-vous. Vous vous êtes appuyé contre un mur... (Bérenger étend mollement sa main vers Jean.) Non, je n’ai pas de brosse sur moi. Cela gonflerait les poches. ( Toujours mollement, Bérenger donne des tapes sur ses épaules pour en faire sortir la poussière blanche ; Jean écarte la tête.) Oh ! là là... Où donc avez-vous pris cela ? BÉRENGER Je ne m’en souviens pas. JEAN C’est lamentable, lamentable ! J’ai honte d’être votre ami. BÉRENGER Vous êtes bien sévère... JEAN On le serait à moins ! BÉRENGER Écoutez, Jean. Je n’ai guère de distractions, on s’ennuie dans cette ville, je ne suis pas fait pour le travail que j’ai... tous les jours, au bureau, pendant huit heures, trois semaines seulement de vacances en été ! Le samedi soir, je suis plutôt fatigué, alors, vous me comprenez, pour me détendre... JEAN Mon cher, tout le monde travaille et moi aussi, moi aussi comme tout le monde, je fais tous les jours mes huit heures de bureau, moi aussi, je n’ai que vingt et un jours de congé par an, et pourtant, pourtant vous me voyez. De la volonté, que diable !... BÉRENGER Oh ! de la volonté, tout le monde n’a pas la vôtre. Moi je ne m’y fais pas. Non, je ne m’y fais pas, à la vie. JEAN Tout le monde doit s’y faire. Seriez-vous une nature supérieure ? BÉRENGER Je ne prétends pas... JEAN, interrompant. Je vous vaux bien ; et même, sans fausse modestie, je vaux mieux que vous. L’homme supérieur est celui qui remplit son devoir. BÉRENGER Quel devoir ? JEAN Son devoir... son devoir d’employé par exemple... BÉRENGER Ah, oui, son devoir d’employé... JEAN Où donc ont eu lieu vos libations cette nuit ? Si vous vous en souvenez ! BÉRENGER Nous avons fêté l’anniversaire d’Auguste, notre ami Auguste... JEAN Notre ami Auguste ? On ne m’a pas invité, moi, pour l’anniversaire de notre ami Auguste... À ce moment, on entend le bruit très éloigné, mais se rapprochant très vite, d’un souffle de fauve et de sa course précipitée, ainsi qu’un long barrissement. BÉRENGER Je n’ai pas pu refuser. Cela n’aurait pas été gentil... JEAN Y suis-je allé, moi ? BÉRENGER C’est peut-être, justement, parce que vous n’avez pas été invité ! ... LA SERVEUSE, sortant du café. Bonjour, Messieurs, que désirez-vous boire ? Les bruits sont devenus très forts. JEAN, à Bérenger et criant presque pour se faire entendre, au-dessus des bruits qu’il ne perçoit pas consciemment. Non, il est vrai, je n’étais pas invité. On ne m’a pas fait cet honneur... Toutefois, je puis vous assurer que même si j’avais été invité, je ne serais pas venu, car... ( Les bruits sont devenus énormes.) Que se passe-t-il ? (Les bruits du galop d’un animal puissant et lourd sont tout proches, très accélérés ; on entend son halètement.) Mais qu’est-ce que c’est ? LA SERVEUSE Mais qu’est-ce que c’est ? Bérenger, toujours indolent, sans avoir l’air d’entendre quoi que ce soit, répond tranquillement à Jean au sujet de l’invitation ; il remue les lèvres ; on n’entend pas ce qu’il dit; Jean se lève d’un bond, fait tomber sa chaise en se levant, regarde du côté de la coulisse gauche, en montrant du doigt, tandis que Bérenger, toujours un peu vaseux, reste assis. JEAN Oh ! un rhinocéros ! ( Les bruits produits par l’animal s’éloigneront à la même vitesse, si bien que l’on peut déjà distinguer les paroles qui suivent; toute cette scène doit être jouée très vite, répétant :) Oh ! un rhinocéros ! LA SERVEUSE Oh ! un rhinocéros ! L’ÉPICIÈRE, qui montre sa tête par la porte de l’épicerie. Oh ! un rhinocéros ! (À son mari, resté dans la boutique :) Viens vite voir, un rhinocéros ! Tous suivent du regard, à gauche, la course du fauve. JEAN Il fonce droit devant lui, frôle les étalages ! L’ÉPICIER, dans sa boutique. Où ça? LA SERVEUSE, mettant les mains sur les hanches. Oh ! L’ÉPICIÈRE, à son mari qui est toujours dans sa boutique. Viens voir ! Juste à ce moment l’Épicier montre sa tête. L’ÉPICIER, montrant sa tête. Oh ! un rhinocéros ! LE LOGICIEN, venant vite en scène par la gauche. Un rhinocéros, à toute allure sur le trottoir d’en face ! Toutes ces répliques, à partir de : « Oh ! un rhinocéros ! » dit par Jean, sont presque simultanées. On entend un « ah ! » poussé par une femme. Elle apparaît. Elle court jusqu’au milieu du plateau ; c’est la Ménagère avec son panier au bras; une fois arrivée au milieu du plateau, elle laisse tomber son panier ; ses provisions se répandent sur la scène, une bouteille se brise, mais elle ne lâche pas le chat tenu sous l’autre bras. LA MÉNAGÈRE Ah ! Oh ! Le Vieux Monsieur élégant venant de la gauche, à la suite de la Ménagère, se précipite dans la boutique des épiciers, les bouscule, entre, tandis que le Logicien ira se plaquer contre le mur du fond, à gauche de l’entrée de l’épicerie. Jean et la Serveuse debout, Bérenger assis, toujours apathique, forment un autre groupe. En même temps, on a pu entendre en provenance de la gauche des « oh ! », des « ah ! », des pas de gens qui fuient. La poussière, soulevée par le fauve, se répand sur le plateau. LE PATRON, sortant sa tête par la fenêtre à l’étage au-dessus du café. Que se passe-t-il ? LE VIEUX MONSIEUR, disparaissant derrière les épiciers. Pardon ! Le Vieux Monsieur élégant a des guêtres blanches, un chapeau mou, une canne à pommeau d’ivoire; le Logicien est plaqué contre le mur, il a une petite moustache grise, des lorgnons, il est coiffé d’un canotier. L’ÉPICIÈRE, bousculée et bousculant son mari, au Vieux Monsieur. Attention, vous, avec votre canne ! L’ÉPICIER Non, mais des fois, attention ! On verra la tête du Vieux Monsieur derrière les épiciers. LA SERVEUSE, au Patron. Un rhinocéros ! LE PATRON, de sa fenêtre, à la Serveuse. Vous rêvez ! (Voyant le rhinocéros.) Oh ! ça alors ! LA MÉNAGÈRE Ah ! (Les « oh » et les « ah » des coulisses sont comme un arrière-fond sonore à son « ah » à elle ; la Ménagère, qui a laissé tomber son panier à provisions et la bouteille, n’a donc pas laissé tomber son chat qu’elle tient sous l’autre bras.) Pauvre minet, il a eu peur ! LE PATRON, regardant toujours vers la gauche, suivant des yeux la course de l’animal, tandis que les bruits produits par celui-ci vont en décroissant : sabots, barrissements, etc. Bérenger, lui, écarte simplement un peu la tête, à cause de la poussière, un peu endormi, sans rien dire; il fait simplement une grimace. Ça alors ! JEAN, écartant lui aussi un peu la tête, mais avec vivacité. Ça alors ! Il éternue. LA MÉNAGÈRE, au milieu du plateau, mais elle s’est retournée vers la gauche ; les provisions sont répandues par terre autour d’elle. Ça alors ! Elle éternue. LE VIEUX MONSIEUR, L’ÉPICIÈRE, L’ÉPICIER, au fond, réouvrant la porte vitrée de d’épicerie, que le Vieux Monsieur avait refermée derrière lui. Ça alors ! JEAN Ça alors ! (À Bérenger.) Vous avez vu ? Les bruits produits par le rhinocéros, son barrissement se sont bien éloignés ; les gens suivent encore du regard l’animal, debout, sauf Bérenger, toujours apathique et assis. TOUS, sauf Bérenger. Ça alors ! BÉRENGER, à Jean. Il me semble, oui, c’était un rhinocéros ! Ça en fait de la poussière ! Il sort son mouchoir, se mouche. LA MÉNAGÈRE Ça alors ! Ce que j’ai eu peur ! L’ÉPICIER, à la Ménagère. Votre panier... vos provisions... LE VIEUX MONSIEUR, s’approchant de la Dame et se baissant pour ramasser les provisions éparpillées sur le plancher. Il la salue galamment, enlevant son chapeau. LE PATRON Tout de même, on n’a pas idée... LA SERVEUSE Par exemple !... LE VIEUX MONSIEUR, à la Dame. Voulez-vous me permettre de vous aider à ramasser vos provisions ? LA DAME, au Vieux Monsieur. Merci, Monsieur. Couvrez-vous, je vous prie. Oh ! ce que j’ai eu peur. LE LOGICIEN La peur est irrationnelle. La raison doit la vaincre. LA SERVEUSE On ne le voit déjà plus. LE VIEUX MONSIEUR, à la Ménagère, montrant le Logicien. Mon ami est logicien. JEAN, à Bérenger. Qu’est-ce que vous en dites ? LA SERVEUSE Ça va vite ces animaux-là ! LA MÉNAGÈRE, au Logicien. Enchantée, Monsieur. L’ÉPICIÈRE, à l’Épicier. C’est bien fait pour elle. Elle ne l’a pas acheté chez nous. JEAN, au Patron et à la Serveuse. Qu’est-ce que vous en dites ? LA MÉNAGÈRE Je n’ai quand même pas lâché mon chat. LE PATRON, haussant les épaules, à la fenêtre. On voit pas ça souvent ! LA MÉNAGÈRE, au Logicien, tandis que le Vieux Monsieur ramasse les provisions. Voulez-vous le garder un instant ? LA SERVEUSE, à Jean. J’en avais jamais vu ! LE LOGICIEN, à la Ménagère, prenant le chat dans ses bras. Il n’est pas méchant ? LE PATRON, à Jean. C’est comme une comète ! LA MÉNAGÈRE, au Logicien. Il est gentil comme tout. (Aux autres.) Mon vin, au prix où il est ! L’ÉPICIER, à la Ménagère. J’en ai, c’est pas ça qui manque ! JEAN, à Bérenger. Dites, qu’est-ce que vous en dites ? L’ÉPICIER, à la Ménagère. Et du bon ! LE PATRON, à la Serveuse. Ne perdez pas votre temps ! Occupez-vous de ces Messieurs ! Il montre Bérenger et Jean, il rentre sa tête. BÉRENGER, à Jean. De quoi parlez-vous ? L’ÉPICIÈRE, à l’Épicier. Va donc lui porter une autre bouteille ! JEAN, à Bérenger. Du rhinocéros, voyons, du rhinocéros ! L’ÉPICIER, à la Ménagère. J’ai du bon vin, dans des bouteilles incassables ! Il disparaît dans la boutique. LE LOGICIEN, caressant le chat dans ses bras. Minet ! minet ! minet ! LA SERVEUSE, à Bérenger et à Jean. Que voulez-vous boire ? BÉRENGER, à la Serveuse. Deux pastis ! LA SERVEUSE Bien, Monsieur. Elle se dirige vers l’entrée du café. LA MÉNAGÈRE, ramassant ses provisions, aidée par le Vieux Monsieur. Vous êtes bien aimable, Monsieur. LA SERVEUSE Alors, deux pastis ! Elle entre dans le café. LE VIEUX MONSIEUR, à la Ménagère. C’est la moindre des choses, chère Madame. L’Épicière entre dans sa boutique. LE LOGICIEN, au Monsieur, à la Ménagère, qui sont en train de ramasser les provisions. Remettez-les méthodiquement. JEAN, à Bérenger. Alors, qu’est-ce que vous en dites ? BÉRENGER, à Jean, ne sachant quoi dire. Ben... rien... Ça fait de la poussière... L’ÉPICIER, sortant de la boutique avec une bouteille de vin, à la Ménagère. J’ai aussi des poireaux. LE LOGICIEN, toujours caressant le chat dans ses bras. Minet ! minet ! minet ! L’ÉPICIER, à la Ménagère. C’est cent francs le litre. LA MÉNAGÈRE, donnant l’argent à l’Épicier, puis s’adressant au Vieux Monsieur qui a réussi à tout remettre dans le panier. Vous êtes bien aimable. Ah ! la politesse française ! C’est pas comme les jeunes d’aujourd’hui ! L’ÉPICIER, prenant l’argent de la Ménagère. Il faudra venir acheter chez nous. Vous n’aurez pas à traverser la rue. Vous ne risquerez plus les mauvaises rencontres ! Il rentre dans sa boutique. JEAN, qui s’est rassis et pense toujours au rhinocéros. C’est tout de même extraordinaire ! LE VIEUX MONSIEUR, il soulève son chapeau, baise la main de la Ménagère. Très heureux de vous connaître ! LA MÉNAGÈRE, au Logicien. Merci, Monsieur, d’avoir tenu mon chat. Le Logicien rend le chat à la Ménagère. La Serveuse réapparaît avec les consommations. LA SERVEUSE Voici vos pastis, Messieurs ! JEAN, à Bérenger. Incorrigible ! LE VIEUX MONSIEUR, à la Ménagère. Puis-je vous faire un bout de conduite ? BÉRENGER, à Jean, montrant la Serveuse qui rentre de nouveau dans la boutique. J’avais demandé de l’eau minérale. Elle s’est trompée. Jean hausse les épaules, méprisant et incrédule. LA MÉNAGÈRE, au Vieux Monsieur. Mon mari m’attend, cher Monsieur. Merci. Ce sera pour une autre fois ! LE VIEUX MONSIEUR, à la Ménagère. Je l’espère de tout mon cœur, chère Madame. LA MÉNAGÈRE, au Vieux Monsieur. Moi aussi ! Yeux doux, puis elle sort par la gauche. BÉRENGER Il n’y a plus de poussière... Jean hausse de nouveau les épaules. LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien, suivant du regard la Ménagère. Délicieuse !... JEAN, à Bérenger. Un rhinocéros ! Je n’en reviens pas ! Le Vieux Monsieur et le Logicien se dirigent vers la droite, doucement, par où ils vont sortir. Ils devisent tranquillement. LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien, après avoir jeté un dernier coup d’œil en direction de la Ménagère. Charmante, n’est-ce pas ? LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. Je vais vous expliquer le syllogisme. LE VIEUX MONSIEUR Ah ! oui, le syllogisme ! JEAN, à Bérenger. Je n’en reviens pas ! C’est inadmissible. Bérenger bâille. LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. Le syllogisme comprend la proposition principale, la secondaire et la conclusion. LE VIEUX MONSIEUR Quelle conclusion ? Le Logicien et le Vieux Monsieur sortent. JEAN Non, je n’en reviens pas. BÉRENGER, à Jean. Ça se voit que vous n’en revenez pas. C’était un rhinocéros, eh bien, oui, c’était un rhinocéros !... Il est loin... il est loin... JEAN Mais voyons, voyons... C’est inouï ! Un rhinocéros en liberté dans la ville, cela ne vous surprend pas ? On ne devrait pas le permettre ! (Bérenger bâille.) Mettez donc la main devant votre bouche !... BÉRENGER Ouais... ouais... On ne devrait pas le permettre. C’est dangereux. Je n’y avais pas pensé. Ne vous en faites pas, nous sommes hors d’atteinte. JEAN Nous devrions protester auprès des autorités municipales ! À quoi sont-elles bonnes les autorités municipales ? BÉRENGER, bâillant, puis mettant vivement la main à sa bouche. Oh ! pardon... Peut-être que le rhinocéros s’est-il échappé du jardin zoologique ! JEAN Vous rêvez debout ! BÉRENGER Je suis assis. JEAN Assis ou debout, c’est la même chose. BÉRENGER Il y a tout de même une différence. JEAN Il ne s’agit pas de cela. BÉRENGER C’est vous qui venez de dire que c’est la même chose, d’être assis ou debout... JEAN Vous avez mal compris. Assis ou debout, c’est la même chose, quand on rêve !... BÉRENGER Eh oui, je rêve... La vie est un rêve. JEAN, continuant. ... Vous rêvez quand vous dites que le rhinocéros s’est échappé du jardin zoologique... BÉRENGER J’ai dit : peut-être... JEAN, continuant. ... car il n’y a plus de jardin zoologique dans notre ville depuis que les animaux ont été décimés par la peste... il y a fort longtemps... BÉRENGER, même indifférence. Alors, peut-être vient-il du cirque ? JEAN De quel cirque parlez-vous ? BÉRENGER Je ne sais pas... un cirque ambulant. JEAN Vous savez bien que la mairie a interdit aux nomades de séjourner sur le territoire de la commune... Il n’en passe plus depuis notre enfance. BÉRENGER, s’empêchant de bâiller et n’y arrivant pas. Dans ce cas, peut-être était-il depuis lors resté caché dans les bois marécageux des alentours ? JEAN, levant les bras au ciel. Les bois marécageux des alentours ! Les bois marécageux des alentours ! Mon pauvre ami, vous êtes tout à fait dans les brumes épaisses de l’alcool. BÉRENGER, naïf Ça c’est vrai... elles montent de l’estomac... JEAN Elles vous enveloppent le cerveau. Où connaissez-vous des bois marécageux dans les alentours ?... Notre province est surnommée « La petite Castille » tellement elle est désertique ! BÉRENGER, excédé et assez fatigué. Que sais-je alors ? Peut-être s’est-il abrité sous un caillou ?... Peut-être a-t-il fait son nid sur une branche desséchée ?... JEAN Si vous vous croyez spirituel, vous vous trompez, sachez-le ! Vous êtes ennuyeux avec... avec vo paradoxes ! Je vous tiens pour incapable de parler sérieusement ! BÉRENGER Aujourd’hui, aujourd’hui seulement... À cause de... parce que je... Il montre sa tête d’un geste vague. JEAN Aujourd’hui, autant que d’habitude ! BÉRENGER Pas autant, tout de même. JEAN Vos mots d’esprit ne valent rien ! BÉRENGER Je ne prétends nullement... JEAN, l’interrompant. Je déteste qu’on se paie ma tête ! BÉRENGER, la main sur le cœur. Je ne me permettrais jamais, mon cher Jean... JEAN, l’interrompant. Mon cher Bérenger, vous vous le permettez... BÉRENGER Non, ça non, je ne me le permets pas. JEAN Si, vous venez de vous le permettre ! BÉRENGER Comment pouvez-vous penser... ? JEAN, l’interrompant. Je pense ce qui est ! BÉRENGER Je vous assure... JEAN, l’interrompant. ... Que vous vous payez ma tête ! BÉRENGER Vraiment, vous êtes têtu. JEAN Vous me traitez de bourrique, par-dessus le marché. Vous voyez bien, vous m’insultez. BÉRENGER Cela ne peut pas me venir à l’esprit. JEAN Vous n’avez pas d’esprit ! BÉRENGER Raison de plus pour que cela ne me vienne pas à l’esprit. JEAN Il y a des choses qui viennent à l’esprit même de ceux qui n’en ont pas. BÉRENGER Cela est impossible. JEAN Pourquoi cela est-il impossible ? BÉRENGER Parce que c’est impossible. JEAN Expliquez-moi pourquoi cela est impossible, puisque vous prétendez être en mesure de tout expliquer... BÉRENGER Je n’ai jamais prétendu une chose pareille. JEAN Alors, pourquoi vous en donnez-vous l’air ! Et, encore une fois, pourquoi m’insultez-vous ? BÉRENGER Je ne vous insulte pas. Au contraire. Vous savez à quel point je vous estime. JEAN Si vous m’estimez, pourquoi me contredisez-vous en prétendant qu’il n’est pas dangereux de laisser courir un rhinocéros en plein centre de la ville, surtout un dimanche matin, quand les rues sont pleines d’enfants... et aussi d’adultes... BÉRENGER Beaucoup sont à la messe. Ceux-là ne risquent rien... JEAN, l’interrompant. Permettez... à l’heure du marché, encore. BÉRENGER Je n’ai jamais affirmé qu’il n’était pas dangereux de laisser courir un rhinocéros dans la ville. J’ai dit tout simplement que je n’avais pas réfléchi à ce danger. Je ne me suis pas posé la question. JEAN Vous ne réfléchissez jamais à rien ! BÉRENGER Bon, d’accord. Un rhinocéros en liberté, ça n’est pas bien. JEAN Cela ne devrait pas exister. BÉRENGER C’est entendu. Cela ne devrait pas exister. C’est même une chose insensée. Bien. Pourtant, ce n’est pas une raison de vous quereller avec moi pour ce fauve. Quelle histoire me cherchez-vous à cause d’un quelconque périssodactyle qui vient de passer tout à fait par hasard, devant nous ? Un quadrupède stupide qui ne mérite même pas qu’on en parle ! Et féroce en plus... Et qui a disparu aussi, qui n’existe plus. On ne va pas se préoccuper d’un animal qui n’existe pas. Parlons d’autre chose, mon cher Jean, parlons d’autre chose, les sujets de conversation ne manquent pas... (Il bâille, il prend son verre.) À votre santé ! À ce moment, le Logicien et le Vieux Monsieur entrent de nouveau, par la droite ; ils iront s’installer, tout en parlant, à une des tables de la terrasse du café, assez loin de Bérenger et de Jean, en arrière et à droite de ceux-ci. JEAN Laissez ce verre sur la table. Ne le buvez pas. Jean boit une grande gorgée de son pastis et pose le verre à moitié vide sur la table. Bérenger continue de tenir son verre dans la main, sans le poser, sans oser le boire non plus. BÉRENGER Je ne vais tout de même pas le laisser au Patron ! Il fait mine de vouloir boire. JEAN Laissez-le, je vous dis. BÉRENGER Bon. (Il veut remettre le verre sur la table. À ce moment passe Daisy, jeune dactylo blonde, qui traverse le plateau, de droite à gauche. En apercevant Daisy, Bérenger se lève brusquement et, en se levant, il fait un geste maladroit; le verre tombe et mouille le pantalon de Jean.) Oh ! Daisy. JEAN Attention ! Que vous êtes maladroit. BÉRENGER C’est Daisy... excusez-moi... (Il va se cacher, pour ne pas être vu par Daisy.) Je ne veux pas qu’elle me voie... dans l’état où je suis. JEAN Vous êtes impardonnable, absolument impardonnable ! (Il regarde vers Daisy qui disparaît.) Cette jeune fille vous effraye ? BÉRENGER Taisez-vous, taisez-vous. JEAN Elle n’a pas l’air méchant, pourtant ! BÉRENGER, revenant vers Jean une fois que Daisy a disparu. Excusez-moi, encore une fois, pour... JEAN Voilà ce que c’est de boire, vous n’êtes plus maître de vos mouvements, vous n’avez plus de force dans les mains, vous êtes ahuri, esquinté. Vous creusez votre propre tombe, mon cher ami. Vous vous perdez. BÉRENGER Je n’aime pas tellement l’alcool. Et pourtant si je ne bois pas, ça ne va pas. C’est comme si j’avais peur, alors je bois pour ne plus avoir peur. JEAN Peur de quoi ? BÉRENGER Je ne sais pas trop. Des angoisses difficiles à définir. Je me sens mal à l’aise dans l’existence, parmi les gens, alors je prends un verre. Cela me calme, cela me détend, j’oublie. JEAN Vous vous oubliez ! BÉRENGER Je suis fatigué, depuis des années fatigué. J’ai du mal à porter le poids de mon propre corps... JEAN C’est de la neurasthénie alcoolique, la mélancolie du buveur de vin... BÉRENGER, continuant. Je sens à chaque instant mon corps, comme s’il était de plomb, ou comme si je portais un autre homme sur le dos. Je ne me suis pas habitué à moi-même. Je ne sais pas si je suis moi. Dès que je bois un peu, le fardeau disparaît, et je me reconnais, je deviens moi. JEAN Des élucubrations ! Bérenger, regardez-moi. Je pèse plus que vous. Pourtant, je me sens léger, léger, léger ! Il bouge ses bras comme s’il allait s’envoler. Le Vieux Monsieur et le Logicien qui sont de nouveau entrés sur le plateau ont fait quelques pas sur la scène en devisant. Juste à ce moment, ils passent à côté de Jean et de Bérenger. Un bras de Jean heurte très fort le Vieux Monsieur qui bascule dans les bras du Logicien. LE LOGICIEN, continuant la discussion. Un exemple de syllogisme... (Il est heurté.) Oh !... LE VIEUX MONSIEUR, à Jean. Attention. (Au Logicien.) Pardon. JEAN, au Vieux Monsieur. Pardon. LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. Il n’y a pas de mal. LE VIEUX MONSIEUR, à Jean. Il n’y a pas de mal. Le Vieux Monsieur et le Logicien vont s’asseoir à l’une des tables de la terrasse, un peu à droite et derrière Jean et Bérenger. BÉRENGER, à Jean. Vous avez de la force. JEAN Oui, j’ai de la force, j’ai de la force pour plusieurs raisons. D’abord, j’ai de la force parce que j’ai de la force, ensuite j’ai de la force parce que j’ai de la force morale. J’ai aussi de la force parce que je ne suis pas alcoolisé. Je ne veux pas vous vexer, mon cher ami, mais je dois vous dire que c’est l’alcool qui pèse en réalité. LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. Voici donc un syllogisme exemplaire. Le chat a quatre pattes. Isidore et Fricot ont chacun quatre pattes. Donc Isidore et Fricot sont chats. LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien. Mon chien aussi a quatre pattes. LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. Alors, c’est un chat. BÉRENGER, à Jean. Moi, j’ai à peine la force de vivre. Je n’en ai plus envie peut-être. LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien après avoir longuement réfléchi. Donc, logiquement, mon chien serait un chat. LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. Logiquement, oui. Mais le contraire est aussi vrai. BÉRENGER, à Jean. La solitude me pèse. La société aussi. JEAN, à Bérenger. Vous vous contredisez. Est-ce la solitude qui pèse, ou est-ce la multitude ? Vous vous prenez pour un penseur et vous n’avez aucune logique. LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien. C’est très beau, la logique. LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. À condition de ne pas en abuser. BÉRENGER, à Jean. C’est une chose anormale de vivre. JEAN Au contraire. Rien de plus naturel. La preuve : tout le monde vit. BÉRENGER Les morts sont plus nombreux que les vivants. Leur nombre augmente. Les vivants sont rares. JEAN Les morts, ça n’existe pas, c’est le cas de le dire !... Ah ! ah !... (Gros rire.) Ceux-là aussi vous pèsent ? Comment peuvent peser des choses qui n’existent pas ? BÉRENGER Je me demande moi-même si j’existe ! JEAN, à Bérenger. Vous n’existez pas, mon cher, parce que vous ne pensez pas ! Pensez, et vous serez. LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. Autre syllogisme : tous les chats sont mortels. Socrate est mortel. Donc Socrate est un chat. LE VIEUX MONSIEUR Et il a quatre pattes. C’est vrai, j’ai un chat qui s’appelle Socrate. LE LOGICIEN Vous voyez... JEAN, à Bérenger. Vous êtes un farceur, dans le fond. Un menteur. Vous dites que la vie ne vous intéresse pas. Quelqu’un, cependant, vous intéresse ! BÉRENGER Qui ? JEAN Votre petite camarade de bureau, qui vient de passer. Vous en êtes amoureux ! LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien. Socrate était donc un chat ! LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. La logique vient de nous le révéler. JEAN, à Bérenger. Vous ne vouliez pas qu’elle vous voie dans le triste état où vous vous trouviez. (Geste de Bérenger.) Cela prouve que tout ne vous est pas indifférent. Mais comment voulez-vous que Daisy soit séduite par un ivrogne ? LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. Revenons à nos chats. LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien. Je vous écoute. BÉRENGER, à Jean. De toute façon, je crois qu’elle a déjà quelqu’un en vue. JEAN, à Bérenger. Qui donc ? BÉRENGER Dudard. Un collègue du bureau : licencié en droit, juriste, grand avenir dans la maison, de l’avenir dans le cœur de Daisy ; je ne peux pas rivaliser avec lui. LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. Le chat Isidore a quatre pattes. LE VIEUX MONSIEUR Comment le savez-vous ? LE LOGICIEN C’est donné par hypothèse. BÉRENGER, à Jean. Il est bien vu par le chef. Moi, je n’ai pas d’avenir, pas fait d’études, je n’ai aucune chance. LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien. Ah ! par hypothèse ! JEAN, à Bérenger. Et vous renoncez, comme cela... BÉRENGER, à Jean. Que pourrais-je faire ? LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. Fricot aussi a quatre pattes. Combien de pattes auront Fricot et Isidore ? LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien. Ensemble ou séparément ? JEAN, à Bérenger. La vie est une lutte, c’est lâche de ne pas combattre ! LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. Ensemble, ou séparément, c’est selon. BÉRENGER, à Jean. Que voulez-vous, je suis désarmé. JEAN Armez-vous, mon cher, armez-vous. LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien, après avoir péniblement réfléchi. Huit, huit pattes. LE LOGICIEN La logique mène au calcul mental. LE VIEUX MONSIEUR Elle a beaucoup de facettes ! BÉRENGER, à Jean. Où trouver les armes ? LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. La logique n’a pas de limites ! JEAN En vous-même. Par votre volonté. BÉRENGER, à Jean. Quelles armes ? LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. Vous allez voir... JEAN, à Bérenger. Les armes de la patience, de la culture, les armes de l’intelligence. (Bérenger bâille.) Devenez un esprit vif et brillant. Mettez-vous à la page. BÉRENGER, à Jean. Comment se mettre à la page ? LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. J’enlève deux pattes à ces chats. Combien leur en restera-t-il à chacun ? LE VIEUX MONSIEUR C’est compliqué. BÉRENGER, à Jean. C’est compliqué. LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. C’est simple au contraire. LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien. C’est facile pour vous, peut-être, pas pour moi. BÉRENGER, à Jean. C’est facile pour vous, peut-être, pas pour moi. LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. Faites un effort de pensée, voyons. Appliquez-vous. JEAN, à Bérenger. Faites un effort de pensée, voyons. Appliquez-vous. LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien. Je ne vois pas. BÉRENGER, à Jean. Je ne vois vraiment pas. LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. On doit tout vous dire. JEAN, à Bérenger. On doit tout vous dire. LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. Prenez une feuille de papier, calculez. On enlève six pattes aux deux chats, combien de pattes restera-t-il à chaque chat ? LE VIEUX MONSIEUR Attendez... Il calcule sur une feuille de papier qu’il tire de sa poche. JEAN Voilà ce qu’il faut faire : vous vous habillez correctement, vous vous rasez tous les jours, vous mettez une chemise propre. BÉRENGER, à Jean. C’est cher, le blanchissage... JEAN, à Bérenger. Économisez sur l’alcool. Ceci, pour l’extérieur : chapeau, cravate comme celleci, costume élégant, chaussures bien cirées. En parlant des éléments vestimentaires, Jean montre avec fatuité son propre chapeau, sa propre cravate, ses propres souliers. LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien. Il y a plusieurs solutions possibles. LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. Dites. BÉRENGER, à Jean. Ensuite, que faire ? Dites... LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. Je vous écoute. BÉRENGER, à Jean. Je vous écoute. JEAN, à Bérenger. Vous êtes timide, mais vous avez des dons. BÉRENGER, à Jean. Moi, j’ai des dons ? JEAN Mettez-les en valeur. Il faut être dans le coup. Soyez au courant des événements littéraires et culturels de notre époque. LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien. Une première possibilité : un chat peut avoir quatre pattes, l’autre deux. BÉRENGER, à Jean. J’ai si peu de temps libre. LE LOGICIEN Vous avez des dons, il suffisait de les mettre en valeur. JEAN Le peu de temps libre que vous avez, mettez-le donc à profit. Ne vous laissez pas aller à la dérive. LE VIEUX MONSIEUR Je n’ai guère eu le temps. J’ai été fonctionnaire. LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. On trouve toujours le temps de s’instruire. JEAN, à Bérenger. On a toujours le temps. BÉRENGER, à Jean. C’est trop tard. LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien. C’est un peu tard, pour moi. JEAN, à Bérenger. Il n’est jamais trop tard. LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. Il n’est jamais trop tard. JEAN, à Bérenger. Vous avez huit heures de travail, comme moi, comme tout le monde, mais le dimanche, mais le soir, mais les trois semaines de vacances en été ? Cela suffit, avec de la méthode. LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. Alors, les autres solutions ? Avec méthode, avec méthode... Le Monsieur se met à calculer de nouveau. JEAN, à Bérenger. Tenez, au lieu de boire et d’être malade, ne vaut-il pas mieux être frais et dispos, même au bureau ? Et vous pouvez passer vos moments disponibles d’une façon intelligente. BÉRENGER, à Jean. C’est-à-dire ?... JEAN, à Bérenger. Visitez les musées, lisez des revues littéraires, allez entendre des conférences. Cela vous sortira de vos angoisses, cela vous formera l’esprit. En quatre semaines, vous êtes un homme cultivé. BÉRENGER, à Jean. Vous avez raison ! LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien. Il peut y avoir un chat à cinq pattes... JEAN, à Bérenger. Vous le dites vous-même. LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien. Et un autre chat à une patte. Mais alors seront-ils toujours des chats ? LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. Pourquoi pas ? JEAN, à Bérenger. Au lieu de dépenser tout votre argent disponible en spiritueux, n’est-il pas préférable d’acheter des billets de théâtre pour voir un spectacle intéressant ? Connaissez-vous le théâtre d’avant-garde, dont on parle tant ? Avez-vous vu les pièces de Ionesco ? BÉRENGER, à Jean. Non, hélas ! J’en ai entendu parler seulement. LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien. En enlevant les deux pattes sur huit, des deux chats... JEAN, à Bérenger. Il en passe une, en ce moment. Profitez-en. LE VIEUX MONSIEUR Nous pouvons avoir un chat à six pattes... BÉRENGER Ce sera une excellente initiation à la vie artistique de notre temps. LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien. Et un chat, sans pattes du tout. BÉRENGER Vous avez raison, vous avez raison. Je vais me mettre à la page, comme vous dites. LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. Dans ce cas, il y aurait un chat privilégié. BÉRENGER, à Jean. Je vous le promets. JEAN Promettez-le-vous à vous-même, surtout. LE VIEUX MONSIEUR Et un chat aliéné de toutes ses pattes, déclassé ? BÉRENGER Je me le promets solennellement. Je tiendrai parole à moi-même. LE LOGICIEN Cela ne serait pas juste. Donc ce ne serait pas logique. BÉRENGER, à Jean. Au lieu de boire, je décide de cultiver mon esprit. Je me sens déjà mieux. J’ai déjà la tête plus claire. JEAN Vous voyez bien ! LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien. Pas logique ? BÉRENGER Dès cet après-midi, j’irai au musée municipal. Pour ce soir, j’achète deux places au théâtre. M’accompagnez-vous ? LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. Car la justice, c’est la logique. JEAN, à Bérenger. Il faudra persévérer. Il faut que vos bonnes intentions durent. LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien. Je saisis. La justice... BÉRENGER, à Jean. Je vous le promets, je me le promets. M’accompagnez-vous au musée cet après-midi ? JEAN, à Bérenger. Cet après-midi, je fais la sieste, c’est dans mon programme. LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien. La justice, c’est encore une facette de la logique. BÉRENGER, à Jean. Mais vous voulez bien venir avec moi ce soir au théâtre ? JEAN Non, pas ce soir. LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. Votre esprit s’éclaire ! JEAN, à Bérenger. Je souhaite que vous persévériez dans vos bonnes intentions. Mais, ce soir, je dois rencontrer des amis à la brasserie. BÉRENGER À la brasserie ? LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien. D’ailleurs, un chat sans pattes du tout... JEAN, à Bérenger. J’ai promis d’y aller. Je ...