Représenter la passion : une mission pour l'art ?
Publié le 28/03/2015
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Face à toutes ces tragédies, le spectateur n'est pas inerte : il se passionne devant le spectacle des passions ; c'est ainsi que s'opère la «purgation« dont parle Aristote.
Selon Aristote, si le spectateur prend plaisir à la vue de «choses dont la vue nous est pénible dans la réalité«, c'est précisément parce qu'il sait que ces choses ne sont pas vraies.
A travers le thème de la katharsis, Aristote assigne donc une véritable mission à l'art : prendre le parti de la passion et de sa représentation afin de «purger« les passions.
Roméo et Don Juan sont sans doute les plus célèbres représentants de la passion amoureuse au théâtre et en littérature : ils font presque figure d'archétypes sentimentaux, de modèles.
Roméo peut être vu comme le «passionné«, celui qui «se passionne« pour un autre être et semble abandonner, pour honorer cet amour, tout sens des réalités.
Nous pouvons ainsi rapprocher le couple qu'il forme avec Juliette de celui d'Euridyce et d'Orphée, ce dernier n'hésitant pas à visiter les Enfers pour ramener sa bien-aimée au royaume des vivants, ou de celui de Tristan et Yseut, qui sont irrémédiablement attirés l'un par l'autre sous l'effet d'un terrible philtre d'amour.
Le narrateur du roman de Béroul l'explique clairement : «Seigneurs, on vous a déjà parlé du vin dont ils burent et qui les précipita pour si longtemps dans le malheur« (Ibid., vers 2133-2135).
Don Juan et Roméo semblent ainsi être deux «innocents coupables«, pour reprendre un mot de Camille Dumoulié (Don Juan ou l'héroïsme du désir, PUF) : innocents car «pilotés« par la passion, que celle-ci les attache à une femme ou à tous les «beaux visages« ; coupables car ne cherchant ou ne parvenant pas à résister à la «douce violence« qu'évoque Don Juan.
Don Juan se fait l'apôtre d'un amour changeant, ce qu'il formule en une phrase : «tout le plaisir de l'amour est dans le changement« (Ibid.).
Cette lapidaire affirmation le situe aux antipodes du tendre Roméo : même si ce dernier connaît également l'inconstance, il ne semble toutefois n'y prendre aucun «plaisir«.
Celui-ci va effectivement, et au sens propre, «s'ensevelir pour toujours dans une passion«.
«
Esthétiques de la passion
grossira outre mesure, afin de créer l'impression, la sensation.
» Créer
la « sensation » : la passion serait-elle utilisée à seule fin de scandale,
afin de faire parler de soi
et de faire vendre son livre ? De même qu'on
accusa
Zola d'être un vulgaire «pornographe », M.
Pinard accuse Bau
delaire de flatter les instincts les plus vils:
« -La Femme trop gaie,
dont l'amant châtie la chair joyeuse, en lui ouvrant des lèvres nouvelles
(pièce 39) ; [ ...
] -Lesbos, où les filles aux yeux doux, de leurs corps
amoureuses, caressent les fruits mûrs de leur nubilité
(pièce 80).
» Ces
exemples posent un grave problème: faire le choix de représenter la
passion avec « des tons vigoureux et saisissants », n'est-ce pas prendre
le risque de
« corrompre », se faire le suppôt d'une «séduction » à
même de fragiliser la vertu de jeunes filles et de femmes mariées ?
C'est la question que l'avocat général pose à propos de Baudelaire :
« S'il a ces peintures obscènes qui corrompent ceux qui ne savent rien
encore de
la vie, s'il excite les curiosités mauvaises et s'il est aussi le
piment des sens blasés, il devient un danger toujours permanent.
» Fra
giliser
« l'effort » que représente toute moralité : voilà quel est ce
« danger ».
En effet, le « bien » est en toute chose le produit d'une
volonté, d'une
«juste» conduite de l'âme et de nos comportements.
Semblables écrits ne font pas l'apologie de semblable
« vertu », ainsi
que
le fait remarquer Ernest Pinard à propos de Flaubert : « Et puis, il
ne faut pas que l'homme se drape trop dans sa force et dans sa vertu,
l'homme porte les instincts d'en bas
et les idées d'en haut, et, chez
tous,
la vertu n'est que la conséquence d'un effort, bien souvent pénible.
Les peintures lascives ont généralement plus d'influence que les froids
raisonnements.
» Si Baudelaire et Flaubert peuvent être accusés
d'offense à
la« morale publique »,c'est précisément parce qu'ils enten
dent représenter la passion et les penchants susceptibles de faire primer
les
«instincts d'en bas » sur les « idées d'en haut».
Baudelaire reconnaît semblable dualité.
L'homme est pour lui un être
« double », le produit d'un conflit entre les cieux et l'enfer: « Il y a
dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l'une
vers Dieu, l'autre vers Satan.
L'invocation vers Dieu ou spiritualité est
un désir de monter en grade ; celle de Satan ou animalité est une joie
de descendre» («Mon cœur mis à nu»).
Le problème n'est donc pas
la conception du bien et du mal qu'expose piètrement le prétentieux
Pinard.
Le problème est plutôt: que doit-on représenter? Faut-il mettre
en vers la « spiritualité » et cacher toute « animalité », faut-il se faire
le chantre du « désir de monter » et ne pas dire un mot de la «joie de
descendre » ? C'est bien d'une censure dont il est ici question : l'art ne
doit-il se focaliser sur les
« idées d'en haut » ? L'art n'a-t-il pas une
mission : guider l'homme, l'épauler dans
cet « effort » que représente
la « vertu » ? Or, représenter la passion et ses funestes effets, c'est
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