IGITUR - ARGUMENTS PHILOSOPHIQUES. VOL. 2, N° 3, 1-22 ISSN 2105-0996 RAISONS PRATIQUES DE CROIRE EN ESTHÉTIQUE Sébastien Réhault Université de Nancy 2 / LHSP - Archives Poincaré CNRS
[email protected] R ÉSUMÉ Peut-on résoudre une dispute ontologique de façon satisfaisante en se fondant sur des raisons pratiques ? C'est la question que je me propose d'examiner dans ce texte, en l'appliquant au problème du statut ontologique des propriétés esthétiques. La question de savoir si ces propriétés sont effectivement présentes dans les choses auxquelles elles sont correctement attribuées est importante : en fonction de la réponse qu'on lui apporte, on aura notamment une conception différente de ce en quoi consiste l'expérience esthétique et de ce qui constitue la valeur de l'art. Malheureusement, nous ne pouvons pas nous permettre d'être dogmatiques dans ce domaine : aucun des arguments épistémiques proposés jusqu'à présent n'est parvenu à démontrer la réalité ou l'irréalité des propriétés esthétiques. Dans ce cas, l'évaluation des bénéfices pratiques du réalisme, de l'antiréalisme ou du quasi-réalisme en esthétique constitue-t-elle une façon appropriée de résoudre cette question ? Je défendrai la thèse selon laquelle c'est effectivement le cas et qu'au regard de critères pratiques, le réalisme esthétique constitue la meilleure option disponible. A BSTRACT Can we solve an ontological debate in a satisfactory way by appealing to practical reasons ? This is the question this paper aims to examine concerning the ontological status of aesthetic properties. Whether such properties exist in the objects to which they are correctly attributed is an important question : depending on the answer we give to it, we will have a different conception of the nature of aesthetic experience and a different conception of the value of art. Unfortunately we can't afford to be dogmatic here : none of the epistemic arguments so far defended has succeeded in demonstrating whether aesthetic properties are real. Does the evaluation of the practical benefits associated with realism, antirealism or quasi-realism in aesthetics constitute a proper alternative way to understand the question ? I will argue that this is the fact indeed and that, regarding practical standards, aesthetic realism is the best available option. M OTS -C LÉS Arguments pragmatiques, Éthique de l'environnement, Éthique de la croyance, Évidentialisme, Ontologie, Propriétés esthétiques Raisons pratiques de croire en esthétique S . RÉHAULT l existe en esthétique un débat désormais devenu classique, celui qui oppose les réalistes et les antiréalistes sur la question de l'existence des propriétés esthétiques. Il s'agit d'une question ontologique importante qui a de multiples conséquences, notamment sur la nature de l'expérience et du jugement esthétiques, ainsi que sur la question de la valeur de l'art. Plutôt que de m'intéresser aux raisons épistémiques en faveur de l'une ou l'autre conception, je souhaiterais examiner ici les raisons pratiques ou pragmatiques que nous aurions d'adopter le réalisme ou l'antiréalisme en esthétique. Pour le dire autrement, mon objectif est de déterminer quelle ontologie des propriétés esthétiques contribue à la meilleure vie esthétique. Par « vie esthétique », j'entends ici l'ensemble de nos pratiques esthétiques, qui vont de l'exercice du jugement de goût à la valorisation de certaines d'expériences et de certains objets, en passant par la solidarité à l'égard de certaines traditions ou de certaines communautés. Après avoir constaté brièvement l'échec relatif des stratégies épistémiques mises en oeuvre par les réalistes et les antiréalistes, j'évaluerai les conséquences pragmatiques des deux conceptions sous la forme d'une série de comparaisons pour conclure que l'avantage, de ce point de vue, revient vraisemblablement au réalisme esthétique. Je finirai en examinant deux objections parmi celles que l'on peut faire à l'encontre d'une telle conclusion. I 1 R AISONS ÉPISTÉMIQUES ET AGNOSTICISME ESTHÉTIQUE Les deux conceptions en jeu peuvent être définies de la façon suivante : Réalisme esthétique = (déf.) Les artefacts et les choses naturelles possèdent des propriétés qui rendent littéralement vrais ou faux les énoncés esthétiques à l'aide desquels nous les décrivons. Antiréalisme esthétique = (déf.) Les propriétés esthétiques ne sont que de simples projections de notre esprit sur le monde ; aucun énoncé esthétique n'est vrai en un sens robuste du terme. Ces deux définitions sont générales et elles ne rendent pas justice aux différences, parfois subtiles, qui existent entre les multiples versions de réalisme et d'antiréalisme esthétiques. Néanmoins, elles constituent une sorte de terrain d'entente minimal pour les réalistes d'un côté et les antiréalistes de l'autre. Surtout, elles résument le point de désaccord fondamental entre les deux conceptions. Pour les réalistes, des propriétés comme être beau, laid, équilibré, délicat, harmonieux ou criard, font partie de la réalité en un sens important, même si ce n'est sans doute pas au même titre que les propriétés physiques, et elles confèrent des conditions de vérité substantielles aux énoncés esthétiques. Pour les antiréalistes, un tel engagement ontologique est excessif, voire totalement naïf, et les énoncés esthétiques ordinaires, qui se présentent le plus souvent sous une forme classique sujet-prédicat, ont une apparence systématiquement trompeuse. Dans le premier cas, les propriétés esthétiques sont découvertes, dans le second, elles sont simplement I GITUR - ARGUMENTS PHILOSOPHIQUES 1 S . RÉHAULT Raisons pratiques de croire en esthétique projetées. Ces deux conceptions peuvent-elles être départagées de façon rationnelle ? Cette dispute relève notamment de l'ontologie appliquée. Il s'agit de mobiliser l'appareil conceptuel de l'ontologie formelle afin d'évaluer la valeur de vérité ou la rationalité de certaines de nos pratiques et de nos pensées, dans la mesure où elles présupposent l'existence d'un certain type d'entités, en l'occurrence ici les propriétés esthétiques. Une telle question a mobilisé les efforts de nombreux philosophes. Les ancêtres historiques de l'antiréalisme esthétique contemporain sont principalement Emmanuel Kant et David Hume 1 . Leur influence, dans ce domaine comme dans d'autres, reste immense. Aujourd'hui, leurs héritiers se nomment John Mackie, Simon Blackburn, Jerome Stolnitz, Monroe Beardsley ou encore John W. Bender. Les lecteurs uniquement francophones pourront lire Gérard Genette (Genette, 1997), qui défend une forme particulièrement radicale de relativisme esthétique. Le réalisme esthétique contemporain compte notamment Thomas Reid parmi ses illustres ancêtres. Son influence a été plus modeste. Ses descendants, bien loin de tous se réclamer de la figure du philosophe écossais, se nomment G. E. Moore, Eddy M. Zemach, Jerrold Levinson, John McDowell, Nick Zangwill, Noel Carroll, Robert Stecker ou Roger Pouivet 2 . Le point commun de tous ces auteurs, au-delà des différences importantes qui peuvent exister entre eux, est de proposer une défense de leur thèse en s'appuyant sur des raisons épistémiques. Par raisons épistémiques, j'entends ici des raisons qui visent à démontrer la vérité ou au moins la probabilité de la croyance ou de la thèse que l'on veut défendre, et qui justifient le fait d'entretenir cette croyance ou cette thèse. Par exemple, un antiréaliste pourra utiliser un argument sémantique afin de démontrer que la signification des prédicats esthétiques est essentiellement privée, ou un argument ontologique pour montrer que l'existence des propriétés esthétiques contredit nos intuitions et nos meilleures théories sur la nature purement physique de la réalité. De son côté, le réaliste pourra également mettre en avant des arguments sémantiques, par exemple le caractère normatif et objectiviste du discours esthétique ordinaire, ou ontologiques, par exemple la possibilité pour une propriété d'exister, tout en survenant sur des 1. Il faut bien admettre que la position exacte de Hume, telle qu'elle apparaît dans « De la règle du goût » (Hume, 1757) est parfois difficile à déterminer. Cependant, dans la littérature contemporaine, Hume est davantage une référence positive pour les antiréalistes que pour les réalistes. 2. Pendant la deuxième moitié du XXème siècle, on le voit, l'ontologie des propriétés esthétiques est un problème qui a essentiellement intéressé la philosophie analytique et peu ou pas du tout la philosophie continentale. Les philosophes continentaux tiennent généralement pour acquis une forme d'antiréalisme esthétique, mais, contrairement aux antiréalistes analytiques, ils ne fournissent pas d'argumentation directe en faveur de cette thèse. L'antiréalisme esthétique continental de principe s'explique par l'influence de plusieurs facteurs, parmi lesquels on peut citer un certain consensus autour des thèses de l'idéalisme allemand et la croyance selon laquelle métaphysique et ontologie sont des disciplines mortes. Sur les raisons de penser que cette dernière croyance est fausse, on peut consulter les analyses de Frédéric Nef (Nef, 2004). 2 V OLUME 2, N O 3 ( MARS 2010) Raisons pratiques de croire en esthétique S . RÉHAULT propriétés de premier ordre. On pourrait multiplier ainsi les arguments. Mais, quels que soient leurs mérites, il est permis de penser que sur ce terrain, épistémique, aucune des deux conceptions n'a gagné la bataille : aucun des arguments avancés n'a clairement permis de montrer la supériorité d'une position sur l'autre. Preuve en est que des philosophes réalistes intelligents et parfaitement au courant des arguments antiréalistes continuent à être réalistes, tandis que des antiréalistes intelligents et parfaitement au courant des arguments réalistes, continuent à être antiréalistes 3 . On partira donc de l'hypothèse que l'antiréalisme et le réalisme esthétiques ont la même valeur épistémique : aucune des deux positions n'est absurde, il y a de bons arguments épistémiques des deux côtés, ce qui donne une probabilité pertinente des deux côtés, mais ces arguments sont insuffisants pour trancher rationnellement. Ce constat (qui n'est peut-être que provisoire) nous laisse le choix entre deux options : l'agnosticisme esthétique ou la recherche de raisons pratiques. L'agnosticisme esthétique, au sens où je l'entends ici, affirme que, dans la mesure où les raisons épistémiques ne sont pas suffisantes pour trancher, il convient de suspendre notre croyance concernant l'existence des propriétés esthétiques. Cette position agnostique peut éventuellement être renforcée par une critique de toute prétention ontologique en esthétique. Une telle critique est fréquente en philosophie de l'art. Apprécier une oeuvre d'art, ce serait avant tout faire une expérience spéciale, une expérience esthétique, et la question de savoir si cette expérience est appropriée ou justifiée, étant donnée l'absence ou la présence de propriétés ontologiquement subtiles, est une question vaine et inutile, voire totalement obsolète. Le problème est de savoir si l'on peut véritablement continuer sa vie esthétique sans s'engager ontologiquement. La réponse pourrait être positive. On pourrait accumuler les expériences esthétiques intéressantes sans se préoccuper de questions ontologiques. Être agnostique concernant la question ontologique de l'existence des propriétés esthétiques, ne conduirait pas forcément à l'abstinence esthétique. Pourtant, supposer que l'expérience esthétique est possible sans engagement ontologique est discutable. On ne peut pas faire l'expérience de quelque chose sans avoir au moins certaines croyances minimales concernant le type de choses dont on fait l'expérience, état mental particulier ou objet du monde extérieur - et ces croyances modifient la signification de l'expérience. L'ontologie n'est donc pas une option. Comme le dit Pascal, ce n'est pas volontaire, nous sommes embarqués. Mais si l'agnosticisme esthétique est impraticable, il existe une autre possibilité que je souhaiterais examiner : elle repose sur l'adoption d'une stratégie pragmatique en esthétique et consiste à déplacer la discussion sur le terrain des raisons pratiques de croire. Les raisons pratiques servent à justifier l'adoption d'une croyance alors 3. Une telle situation ne peut que rendre perplexe quant à la force coercitive des arguments épistémiques en philosophie. Nous y reviendrons dans la conclusion. I GITUR - ARGUMENTS PHILOSOPHIQUES 3 S . RÉHAULT Raisons pratiques de croire en esthétique que les données épistémiques en sa faveur ne sont pas coercitives : elles consistent à montrer qu'une croyance est meilleure que sa rivale, non pas parce qu'elle serait mieux justifiée ou parce qu'elle nous contraindrait par sa force épistémique, mais parce qu'elle procure une utilité ou des bénéfices plus grands. Parler de raisons pratiques ou pragmatiques de croire ne présuppose pas d'accepter une théorie pragmatiste de la vérité. Les arguments pragmatiques que je vais examiner ne confèrent pas de justification épistémique au réalisme esthétique : ils sont indifférents à la vérité et n'accordent à cette conception qu'une justification pragmatique 4 . Maintenant que nous avons distingué raisons épistémiques et raisons pratiques, la question que je souhaite examiner pourrait se formuler de la façon suivante : si l'on suppose que le réalisme et l'antiréalisme esthétiques ont la même valeur épistémique, a-t-on des raisons pratiques de préférer l'une ou l'autre position ? Cette préférence peut-elle être fondée rationnellement ? L'avantage d'une telle stratégie est qu'elle devrait permettre de se prononcer sur la valeur pratique du réalisme et de l'antiréalisme esthétiques, et ainsi de dépasser l'agnosticisme esthétique, sans avoir à se prononcer sur la question épineuse de leur vérité. Pour comprendre cette dernière possibilité, il convient, pour finir, de distinguer deux types d'arguments pragmatiques : Les arguments pragmatiques qui dépendent de la vérité de la proposition à croire : ils recommandent de croire une proposition, car « si celle-ci s'avère vraie, les bénéfices obtenus grâce à cette croyance seront très importants » (Jordan, 2006, p. 40). Ce type d'argument correspond à la version classique du pari de Pascal : l'utilité espérée de la croyance en Dieu dépend de l'existence incertaine de Dieu. Malgré sa force, cette version du pari pascalien se heurte aux réticences épistémiques de l'agnostique et de l'at...