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RACINE: Tirade d'Ulysse (IPHIGÉNIE V. 369-388) - Commentaire

Publié le 14/02/2011

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Je suis père, Seigneur, et faible comme un autre ; Mon cœur se met sans peine en la place du vôtre ; Et frémissant du coup qui vous fait soupirer, Loin de blâmer vos pleurs, je suis prêt de pleurer. Mais votre amour n'a plus d'excuse légitime : Les Dieux ont à Calchas amené leur victime. Il le sait, il l'attend ; et, s'il la voit tarder, Lui-même à haute voix viendra la demander. Nous sommes seuls encor : hâtez-vous de répandre Des pleurs que vous arrache un intérêt si tendre. Pleurez ce sang, pleurez ; ou plutôt, sans pâlir, Considérez l'honneur qui doit en rejaillir : Voyez tout l'Hellespont blanchissant sous nos rames, Et la perfide Troie abandonnée aux flammes, Ses peuples dans vos fers, Priam à vos genoux, Hélène par vos mains rendue à son époux ;  

Voyez de vos vaisseaux les poupes couronnées Dans cette même Aulide avec vous retournées, Et ce triomphe heureux qui s'en va devenir L'éternel entretien des siècles à venir.

 

Introduction. « Quoi que ce soit qu'on veuille persuader, dit Pascal dans les Pensées, il faut avoir égard à la personne à qui on en veut, dont il faut connaître l'esprit et le cœur, quels principes il accorde, quelles choses il aime, et ensuite remarquer dans la chose dont il s'agit quels rapports elle a avec les principes avoués ou avec les objets délicieux par les charmes qu'on lui donne «. N'est-ce pas cet « art d'agréer « que Racine fait pratiquer à Ulysse dans cette tirade d'Iphigénie où son héros essaye d'affermir Agamemnon dans sa fragile décision de sacrifier sa fille ?

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« Sa tirade comprend deux mouvements de recul au cours desquels il fait des Concessions à l'amour paternel et gagneainsi la confiance d'Agamemnon (v.

369-372, puis 377-379 jusqu'à « pleurez;»).

Chacun des ces mouvements estsuivi d'un mouvement offensif spéculant, la première fois, sur la peur d'Agamemnon, la seconde fois, sur sonambition, (v.

373-376 : Mais votre amour...

et 379-388 : ou plutôt, sans pâlir...) Ce passage continuel del'impression de sécurité à la pression en vue du sacrifice est propre à ruiner la résistance nerveuse d'une âme déjàcruellement tiraillée entre des sentiments contraires. Examinons en détail chacun de ces quatre mouvements. 1er mouvement : v.

369-372.

Il ne faut pas heurter de front les sentiments qu'on veut combattre, sinon ils serévolteraient.

Ulysse admet donc l'amour paternel d'Agamemnon...

tout en le présentant comme une faiblesse.

(«Faible comme un autre »).

Pour compatir à sa douleur, il emploie des expressions très simples (l'éloquence seraitsuspecte, ferait douter de sa sincérité) : « Je suis père », « faible comme un autre »...

sont des expressions dulangage courant.

Dans le même dessein, le vers se fait prosaïque : les coupes ne sont guère marquées.

Compassionsincère ? Comédie ? peu importe : le langage d'Ulysse et le ton qu'il adopte sont propres à toucher Agamemnon.

Laconfiance d'Agamemnon une fois conquise, Ulysse en profite pour travailler à la perte d'Iphigénie. 2e mouvement : v.

373-376.

Exploitant la peur qu'éprouve Agamemnon vis-à-vis des Dieux et de Calchas, Ulysse lesprésente de façon menaçante : le changement de rythme du v.

373 (un vers à trois temps), marquait unchangement de ton et attirait l'attention d'Agamemnon sur l'aspect juridique du problème (« légitime »).

L'inversiondu v.

374 donne du relief à tous les mots, c'est-à-dire à toutes les menaces : « les Dieux », « à Calchas », « leurvictime » (souligner « leur » : Iphigénie, en droit, appartient aux Dieux).

Au vers 375, deux coupes fortes mettentles menaces en évidence, et la voix insiste sur « il le sait », « il l'attend ».

Après « et, » et « tarder, » la voix traîne,laissant planer la menace qui s'exprime au vers 374 : « Lui-même...

viendra » : vision terrible ! « à haute voix,viendra...

» 3e mouvement : v.

377-379.

Ce nouveau mouvement de compréhension à l'égard d'un « intérêt si tendre », ce «pleurez ce sang, pleurez », atténuent la brutalité des vers précédents...

tout en maintenant le principe que cetamour paternel est une faiblesse qu'il convient de cacher (Hâtez-vous...) : les concessions d'Ulysse ne sont pas desabdications ; elles comportent même des offensives sournoises ! Comme dans le premier mouvement, les expressionsrelèvent du langage familier : « Nous sommes seuls encor...

» « Pleurez ...

».

L'enjambement du vers 377 sur le vers378 produit un effet de prosaïsme qui convient à des propos qui se veulent simples. 4e mouvement : v.

379-388.

—« Ou plutôt » a vite dissipé les concessions faites à la tendresse paternelle.

Lesmots « sans pâlir », dits sur le ton de l'exhortation à un effort volontaire, veulent réveiller l'énergie d'Agamemnon. Considérez l'honneur qui doit en rejaillir...

Ulysse veut stimuler l'ambition du roi des rois.

Or les ambitieux viventnaïvement à l'avance un avenir qui comble leurs vœux.

Ce sont des visions de gloire qu'Ulysse va donc susciter dansl'imagination d'Agamemnon.

La répétition de « Voyez...

Voyez...

» est révélatrice de la tactique pratiquée.

Dans tousles tableaux évoqués, tout ira bien : la flotte arrive « et » la perfide Troie brûle déjà.

(A cet « et » correspondronten fait dix années de siège !) Les vaisseaux reviendront en Aulide en cortège triomphal...

sauf ceux qu'aura brûlésHector ou qu'une tempête aura coulés au retour ! Agamemnon aura toujours le beau rôle, bien sûr : « Vos » estrépété à dessein (et discrètement souligné par la diction), dans : Ses peuples dans vos fers, Priam à vos genoux, Hélène par vos mains rendue à son époux ; Voyez de vos vaisseaux les poupes couronnées... Pour faire naître l'enthousiasme dans l'âme de l'ambitieux Ulysse s'échauffe lui aussi (artificiellement, selon toutevraisemblance).

De là l'emploi de mots d'un pittoresque puissamment évocateur comme « blanchissant », del'hyperbole épique : « tout l'Hellespont », de la simplification grandiose : « Et la perfide Troie abandonnée aux flammes...

» Voyez de vos vaisseaux les poupes couronnées Dans cette mêmeAu de avec vous retournées..

De là la chaleur du plaidoyer, sensible dans l'accentuation des mots sur la syllabeinitiale : « Voyez », « blanchissant », « perfide » « Hélène », « couronnées », « même » ; de là la nuance d'emphaseavec laquelle se disent « tout l'Hellespont », « ce triomphe heureux », « l'éternel entretien des siècles à venir » ; delà enfin le déroulement ample de l'alexandrin régulier et sonore, comme de l'énumération tout entière.

Le vers 387,enjambant sur le vers 388, forme avec ce dernier un ensemble d'une ampleur majestueuse digne de l'apothéoseévoquée. Conclusion. Dans ce discours l'industrieux Ulysse nous a révélé son sens des âmes et du langage.

Il a su choisir les argumentssusceptibles d'agir sur Agamemnon et les disposer dans l'ordre le plus efficace.

Le ton de ses paroles tour à tourcompatissant, menaçant, épique, exerce une action certaine sur l'âme influençable de son interlocuteur.

Aussi. »

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