Quelle est la valeur de l'introspection en psychologie et en philosophie ?
Publié le 22/06/2009
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Les « humanités « formaient naguère les jeunes esprits par un contact prolongé avec les grands auteurs — dramaturges, poètes lyriques ou épiques, romanciers et penseurs — qui avaient analysé le plus exactement les rouages de l'activité humaine et pouvaient le mieux faire comprendre l'homme à lui-même. Mais les progrès des sciences ont obligé les chefs responsables de l'éducation nationale à doubler ce programme de formation humaniste d'un autre programme de formation scientifique, dont l'esprit, bien différent de celui du premier, est parfois en contradiction avec lui. L'humaniste est particulièrement attentif à ce qui se passe au-dedans de lui-même : il suit avec curiosité le jeu de ses pensées, s'intéresse à la naissance de ses sentiments; il prend plaisir à expérimenter en lui-même les états d'âme que sa finesse lui fait deviner chez les autres ou dont il lit les descriptions dans les livres. Bref, l'esprit formé aux humanités classiques est préparé à l'observation intérieure ou introspection; il sera naturellement porté à y voir le moyen unique de la connaissance de soi et des autres, et même l'unique méthode de la psychologie. La science, au contraire, demande qu'on regarde à l'extérieur, qu'on fasse appel à ses sens, qu'on ne tienne compte que de ce qui se voit et de ce qui se touche. Cette habitude de la recherche scientifique rend sévère pour le mode d'observation de l'humaniste, l'introspection, dont le psychologue s'est contenté jusqu'à ces derniers temps. Ces données lui paraissent si pauvres et de si peu de valeur qu'il est tenté de lui substituer une méthode de connaissance ayant un champ plus vaste et des résultats plus sûrs. Certains même ont prétendu se passer totalement d'introspection et constituer une psychologie au moyen d'une observation extérieure analogue à celle du physicien ou du biologiste. Tâchant de réduire à leur juste mesure les possibilités de l'introspection, mais aussi de maintenir ce qu'il y a en elle de précieux, nous dirons d'abord ses limites, ensuite ses qualités propres et irremplaçables.
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Le courant de la conscience qu'observe le psychologue est d'une mobilité extrême, et ce qu'il a entrevu en un rapidecoup d'œil est déjà différent à l'instant où il le formule.Ensuite, ce qui est psychique ne comporte pas la mesure.
Par suite, toute observation directe du psychisme resteranécessairement vague! imprécise; aussi nombreux que soient les faits recueillis, ils ne permettront pas d'établir desrapports quantitatifs entre les divers phénomènes de la vie intérieure, et de préciser dans quelle mesure l'un influesur l'autre.En comparaison de l'observation externe sur laquelle se fonde le physicien, l'introspection du psychologue nousparaîtra renfermée dans des limites bien étroites.
Les faits du monde physique, quiconque a des organes normauxpeut les observer, affirmer avec certitude leur réalité et, dans bien des cas, les mesurer assez exactement.
Lamesure de certains phénomènes physiques est sans doute plus difficile; mais tous ceux qui en connaissent latechnique et utilisent 'les instruments nécessaires aboutissent au même résultat.
Le psychologue est bien loin decette perfection.
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Cependant, l'introspection n'en conserve pas moins ses qualités propres qui la rendent supérieure à l'observationextérieure du physicien elle-même et en font pour le psychologue un instrument irremplaçable.Sa qualité essentielle, celle d'où découlent les autres, c'est qu'elle est intuitive.
Celui qui est capable de s'observerintérieurement voit sa vie intime en elle-même, sans intermédiaire, se rend comme présent à son jeu.
Cette qualitéest vraiment propre à l'introspection.Ce n'est pas par intuition, inutile de le dire, que nous connaissons les sentiments d'autrui.
Dans son âme nousn'avons aucun accès direct, et si nous conjecturons ce qui s'y passe, ce n'est qu'au moyen des signes extérieursqu'il nous en donne ou qu'il laisse paraître.Du monde extérieur lui-même le physicien n'a pas une connaissance aussi intuitive que celle que fournitl'introspection : même si l'on admet que l'objet extérieur est connu sans raisonnement, il reste, entre lui cl l'idée quenous nous faisons, un intermédiaire, ou plutôt de nombreux intermédiaires : toutes les modifications physiologiquesqui conditionnent la sensation.
Aussi, tandis que le fait de la pensée dont j'ai la conscience immédiate estindiscutable et indiscuté, on discute sur l'existence du monde extérieur.Le qualificatif d'intuitif convient donc bien à l'introspection et, à strictement parler, ne convient qu'à elle seule : il luiest vraiment propre.Par suite, l'introspection est la source de renseignements la plus certaine.
Sans doute, pratiquée sans espritcritique, elle expose à de nombreuses et grossières erreurs.
Mais, au service d'un esprit vraiment scientifique etphilosophique, elle seule peut conduire au roc inébranlable où s'ancre la première certitude : les philosophes, avantet surtout depuis Descartes, ont douté de l'existence du monde extérieur connu par les sens; de l'existence de lapensée constatée par l'introspection, personne n'a jamais douté : « Je pense, donc je suis » (Descartes), « Je faiseffort, donc je suis » (M.
de Biran), « Je veux, donc je suis » (Schopenhauer) : autant de principes inébranlables dediverses philosophies, tous fondés sur l'intuition psychologique.Intuitive, l'introspection est enfin éclairante.
Le physicien, voyant les phénomènes des yeux de son corps, constatece qui est; il ne comprend pas pourquoi les choses sont ainsi.
Grâce à l'introspection, le psychologue pénètre plusintimement dans le jeu des causes : il aperçoit, non seulement le fait, mais encore le comment et parfois lepourquoi.
Que l'aimant attire le fer, nous le voyons de l'extérieur; nous le constatons, mais nous ne le comprenonspas.
Au contraire, l'attrait pour un camarade sympathique, notre goût pour le succès, nous en avons une expérienceintime et compréhensive.
Aussi, dans sa partie éclairée, l'activité de notre âme nous est plus intimement connue quecelle des corps extérieurs.Étant seule à nous donner l'intuition des faits de conscience, l'introspection est irremplaçable pour le psychologue.Toute science, en effet, doit commencer par des intuitions.
Le physicien commence par regarder le monde : ilobserve des mouvements et des couleurs, il écoute des sons, il palpe et constate la mollesse ou la dureté deschoses, remarque leur odeur ou leur goût : sans ces premières données de ses sens, sa pensée n'aurait pas d'objet.Il en est de même pour le psychologue : sans introspection, il ignorerait ce que peut être la douleur ou la tristesse,la rêverie ou l'émotion, tout comme l'aveugle de naissance ignore ce que c'est que le vert ou l'orangé.On ne peut donc pas prétendre suppléer l'observation de soi-même par l'observation des autres.
Nous l'avons dit eneffet, de la vie intérieure des autres nous ne percevons que des signes extérieurs qu'il faut interpréter; or on nepeut interpréter ces signes, sans avoir déjà fait l'expérience de sa propre vie, pour savoir à quel état intérieurcorrespond le comportement qui seul nous est directement connu.
Sans doute, nous avons parfois l'impression delire comme à livre ouvert dans l'âme de personnes qui nous sont familières.
En réalité, c'est en nous-même que nouslisons : réalisant en nous la situation dans laquelle elles se trouvent, nous réagissons intérieurement à cettereprésentation, et c'est à ces réactions, dont nous avons, en effet, la connaissance intuitive, que nous devonsl'impression d'atteindre intuitivement l'âme d'autrui.
Ainsi, c'est encore par l'introspection que nous avons de la viepsychique des autres la vue la plus claire.L'introspection a bien vraiment une qualité qui lui est tout à fait propre, qui la distingue de tout autre mode deconnaissance, et qui en fait l'instrument indispensable de la psychologie.
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L'esprit scientifique qui s'est répandu si universellement au cours du xixe siècle a été favorable à la psychologiecomme aux autres disciplines.
Il a développé ou suscité chez les psychologues le goût des observations exactes,des démonstrations certaines.
Aussi a-t-on vu apparaître des procédés de recherche tout nouveaux, deslaboratoires de psychologie et des instruments de mesure.
La connaissance de l'âme ne peut que profiter de cesméthodes nouvelles.
Mais ce ne seront jamais là que des méthodes de complément : le psychologue devra toujours.
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