Quelle est la signification du travail dans la vie humaine ?

« On voit que ce qui caractérise le travail aliéné, c'est qu'à la négativité de la peine vient s'ajouter le morcellement, ladisparition de l'œuvre dont la signification seule pouvait donner un sens à l'effort, en l'inscrivant dans une réalité quiexprime son auteur.

Par là le travail, rapport expressif de l'homme au monde, devient aliénation radicale del'humanité dans la répétition insignifiante d'un geste qui a perdu l'espoir de se réaliser dans une totalité signifiante.La vie de l'homme devient moyen de survivre et son œuvre devient son ennemie.

Étranger à son œuvre, l'hommedevient étranger à lui-même en ce que son acte n'est plus pour lui une fin, dont la réalisation le signifie dans lemonde, mais un simple moyen de répéter son existence biologique. On retrouve dans la sphère de la culture ce que Hegel désignait comme « désespoir de la consommation », répétitiond'un acte qui, sans signification, n'a pas d'autre but que de se donner le moyen de se reproduire. On connaît les célèbres pages du Manuscrit de 1844 dans lesquelles K.

Marx décrit cette transformation de la vie enson contraire, cette destruction de l'humanité par et dans son activité même.

L'homme, par son travail, produitl'inhumain qui le déshumanise.

Mais cette déshumanisation de l'homme par lui-même est produite par les conditionsmatérielles et l'organisation technique du travail, dans une société industrialisée.

Cette perte de signification dutravail est-elle essentielle à la société industrielle ? Le travail, aliénation de l'homme par l'homme, ne peut-il prendreune signification à l'intérieur d'une société industrielle ? * * * Pour essayer de répondre à la question que nous venons de poser, il convient tout d'abord de noter deux pointsimportants. Premièrement, ce n'est pas l'impératif de productivité qui est par lui-même l'origine de la déshumanisation du travail.Tout travail vise à produire le plus possible, par un minimum d'effort.

Ce qui est facteur d'aliénation, c'est l'impératifde productivité considéré comme unique principe d'organisation et comme unique fin du travail.

Travailler bien n'est-ce pas aussi savoir réduire au minimum les gestes inutiles, n'est-ce pas savoir tirer les leçons d'un échec et del'avortement d'une œuvre et les récupérer dans la sûreté du geste, dans une plus grande productivité de l'acte ?Mais encore faut-il se poser la question du sens de la production, c'est-à-dire que la productivité ne saurait, par elleseule, justifier le travail aux yeux du travailleur.

Or, c'est précisément cette signification qui disparaît lorsque laproductivité demeure le seul principe d'organisation du travail. Ceci nous conduit à notre seconde remarque.

La division technique du travail est le moyen utilisé pour augmenter laproductivité de l'effort.

Mais cette division n'est pas par elle-même facteur d'aliénation.

En elle-même, elle marqueseulement le passage du rapport individuel du travailleur et de son œuvre à un rapport collectif.

Mais ce rapportcollectif au produit du travail suppose que cette division ne soit pas un émiettement du travail qui en retour isolechaque travailleur dans une activité dont la signification d'ensemble lui est entièrement dérobée.

Autrement dit, iciencore, le principe de productivité ne saurait être considéré comme seul fil directeur d'une organisation du travail. On voit que la question de la signification du travail dans la vie de l'homme renvoie, au-delà de la question del'organisation technique, à la question de l'organisation sociale du travail.

Il s'agit de savoir qui organise le travail età quelles fins répond cette organisation.

Or, on s'aperçoit aisément que tant que demeure l'opposition entre lespropriétaires des moyens de production et les travailleurs qui utilisent ces moyens de production, l'organisation dutravail ne peut que se régler sur le principe de la seule productivité : ainsi la question de la signification du travaildans la vie de l'homme ne saurait même être posée, puisque dans l'opposition du capital et du travail ce derniern'est saisi par les propriétaires des moyens de production que comme le moyen d'accumuler un profit.

Sonorganisation technique ne saurait donc prendre en considération les intérêts de ceux-là mêmes qui travaillent et parconséquent de la signification que ce travail pourrait avoir pour eux. * * * Dans le travail l'homme rencontre d'abord l'objet comme son opposé, comme un être étranger.

Cette oppositionréalisée se marque du sceau de la négativité dans la peine. Mais au-delà de cette négativité se développe l'aliénation proprement dite qui réduit le travail à cette purenégativité. Cette aliénation n'est ni la conséquence nécessaire du progrès technique, ni celle de l'industrialisation et de ladivision du travail accru qu'elle suppose. L'organisation technique du travail est tout entière structurée en fonction des intérêts qu'elle poursuit.

Or, tant quesubsiste l'opposition du capital et du travail, les intérêts sur lesquels se règle l'organisation matérielle du travail nesauraient être ceux des travailleurs.

En conséquence, la question de la signification du travail, pour celui quil'effectue, n'est même pas posée.

Le seul but que l'on peut poursuivre consiste dans l'accroissement, sanssignification, de la plus-value.. »