Que pensez-vous de cette opinion de Jean Giraudoux : « Le spectacle est la seule forme d'éducation morale ou artistique d'une nation. Il est le seul moyen par lequel le public, le plus humble et le plus lettré, peut être mis en contact avec les plus hauts conflits. » ?
Publié le 16/06/2009
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Cette réflexion est tirée d'un Discours sur le théâtre prononcé le 19 novembre 1931 au banquet de l'Association parisienne des anciens élèves du lycée de Châteauroux. La voici rétablie dans son intégrité et dans son contexte. La question du théâtre et des spectacles, qui a joué un rôle capital et parfois décisif dans l'histoire des peuples, n'a rien perdu de son importance à une époque où le citoyen voit se multiplier, du fait de la journée de huit ou de sept heures, son temps de loisir et de distraction. Le spectacle est la seule forme d'éducation morale ou artistique d'une nation. Il est le cours du soir valable pour adultes et vieillards, le seul moyen par lequel le public le plus humble et le moins lettré peut être mis en contact personnel avec les plus hauts conflits, et se créer une religion laïque, une liturgie et ses saints, des sentiments et des passions. Il y a des peuples qui rêvent, niais pour ceux qui ne rêvent pas, il reste le théâtre. La lucidité du peuple français n'implique pas du tout son renoncement aux grandes présences spirituelles. Le culte des morts, ce culte des héros qui le domine prouve justement qu'il aime voir de grandes figures, des figures proches et inapprochables jouer dans la noblesse et l'indéfini sa vie humble et précise. Son culte de l'égalité aussi est flatté par ce mode d'égalité devant l'émotion qu'est la salle de théâtre au lever du rideau, égalité qui n'est surpassée que par celle du champ d'épis avant la moisson. S'il n'est admis qu'une fois par an, au coeur de notre fête officielle, dans la matinée gratuite du 14 juillet, comme il convient à notre démocratie, à vivre quelques heures à l'Odéon ou à la Comédie-Française, avec les reines et les rois, avec les passions reines et les mouvements rois, croyez bien qu'il n'en est pas responsable. Partout où s'ouvre pour lui un recours contre la bassesse des spectacles, il s'y précipite. Dans les quelques lieux sacrés que n'a pas gâtés la lèpre du scurrile et du facile, des masses de spectateurs, sortis de toutes les classes de la population s'entassent, et écoutent respectueusement -- peu importe qu'ils en comprennent le détail puisque le tragique agit sur eux en cure d'or et de soleil, — la plus hermétique des oeuvres d'Eschyle ou de Sophocle. (Dans Littérature, p. 233-234, Grasset 1941.) INTRODUCTION. — Généralement, on va au spectacle pour se distraire. Certains ont aussi pour but de s'instruire : ils désirent connaître un film ou un drame dont on parle, assister à la représentation d'une pièce classique qu'ils ont étudiée pour la préparation d'un examen... Sauf exception assez rare, on ne va pas au théâtre ou au cinéma en vue de sa formation artistique et moins encore en vue de sa formation morale. Le résultat, il est vrai, n'est pas nécessairement celui qu'on cherche. Venu pour se distraire, le spectateur peul; aussi s'instruire, recevoir de hautes leçons pratiques et repartir avec un goût plus affiné, des sentiments plus généreux. Mais il faudrait être bien optimiste pour assurer qu'il en est toujours ainsi. C'est pourquoi on est passablement surpris de lire cette affirmation de GIRAUDOUX : « Le spectacle... « Nous dirons d'abord les causes de cette surprise et ensuite chercherons à voir ce qui semble justifier l'opinion soumise à notre jugement.
«
spectacle « la seule forme d'éducation morale », « le seul moyen » d'initiation aux problèmes tragiques qui se posentà la conscience.Sans doute, Giraudoux n'a pas en vue l'éducation individuelle : il parle de la nation, du public, non de l'enfant ni del'adolescent.
Le spectacle, dans sa perspective, n'a pour but que (l'entretenir une âme commune, de promouvoir lesens et le culte collectifs des valeurs.
Mais, même ainsi précisées, ses assertions sont inacceptables.D'abord la meilleure façon d'élever l'âme commune, c'est l'éducation individuelle reçue dans la famille puis à l'école.Les premières impressions sont autrement profondes que celles de l'âge mûr : elles marquent un homme pourtoujours et marquent profondément son attitude devant l'existence.Ensuite, une nation ou un public disposent d'autres moyens que le théâtre, et autrement efficaces, d'entretenir eneux la flamme de l'idéal et le sens des belles choses.
On ne va au théâtre que de temps en temps.
C'est tous lesjours, au contraire, que la plupart lisent les journaux et écoutent les émissions radiophoniques : une presse et uneradio plus soucieuses de former les esprits que d'amuser auraient une action éducatrice autrement efficace qu'unetroupe théâtrale.
De même, c'est en vivant dans un cadre harmonieux que se forme le goût beaucoup plus qu'enassistant à un spectacle de quelques heures : de là l'importance de l'urbanisme, de la mise en valeur des chefs-d'oeuvre de l'architecture, du soin des intérieurs privés...
Mais il convient surtout de rappeler le rôle hautementéducatif des cérémonies religieuses avec les prédications qui en développent le sens.Il est facile de le voir, dans le cadre de vie d'une nation, le théâtre ne constitue qu'un complément d'éducation.
II.
— CE QU'IL Y A DE VRAI DANS LES AFFIRMATIONS DE GIRAUDOUX.
Bien qu'on voie de tout sur la scène et qu'il y ait bien d'autres moyens de formation, il reste qu'une nation et lepublic peuvent s'éduquer au spectacle.
1.
Il est juste de le remarquer, les moyens ordinaires de formation des masses prennent facilement une formespectaculaire.
C'est le cas des grandes cérémonies religieuses auxquelles des incroyants vont parfois assistercomme à un spectacle.
Spectacle aussi que les cérémonies civiles ou militaire dans lesquelles, dans un cadre aussimajestueux que possible, tout est ordonné pour le plaisir des yeux et pour inspirer le respect dû aux représentantsde l'ordre.
L'extension des spectacles « Son et Lumière » nous fait sentir aussi combien l'action éducative des beauxmonuments est puissante quand elle devient spectaculaire.C'est que, au milieu d'un public qui vibre à la scène représentée, l'individu se sent comme porté à un niveau auquel ils'élèverait bien difficilement tout seul.
Assez vite, se forme une âme collective qui entraîne les esprits lourds ethabituellement terre à terre.
Pendant quelques quarts d'heure au moins ils sont autres et cet enthousiasmepassager peut infléchir leur vie pratique dans une direction quelque peu différente.
2.
La seconde des affirmations de GIRAUDOUX fait valoir la valeur du théâtre comme moyen de prise de consciencede ce qu'il appelle « les plus hauts conflits », terme qui désigne sans doute les tragiques situations dans lesquellesse trouvent par exemple un don Rodrigue ou une Agrippine, écartelés en quelque sorte entre deux devoirs.
Lesmoralistes connaissent bien des cas, mais ils en traitent et les résolvent dans l'abstrait, ce qui ne parle guère àl'esprit.
On les rencontre bien aussi dans la vie réelle; mais ici, au contraire, au milieu de circonstances tropconcrètes qui empêchent de les voir dans leur pureté, ou trop banales pour fixer l'attention.
Mais qu'un dramaturgetrouve dans le passé ou imagine une aventure dans laquelle le conflit qu'il veut mettre en lumière éclate avec uneforce particulière, il l'élabore de manière à le rendre plus saisissant.
Dès lors, il n'est personne qui ne prenneconscience du problème qui se pose et les spectateurs les plus cultivés admirent l'art avec lequel il est posé.
CONCLUSION. - Il est donc incontestable que les spectacles peuvent être éducateurs : c'est un moyen que les autorités responsables de la formation de l'esprit ne doivent pas négliger.
Mais pour cela il faut faire en sorte queceux qui les entreprennent ne se laissent pas entraîner par la recherche du gain à satisfaire les bas instincts de lamasse.
Le théâtre en effet n'est pas la panacée éducative que semble dire GIRAUDOUX : il est ambivalent et peutservir aux démolisseurs aussi bien qu'aux constructeurs.
Lors même qu'il présente une haute élévation morale, il nesaurait constituer qu'un élément d'une politique éducative : on peut le comparer à un tonique qui, non seulement nesaurait dispenser d'une alimentation suffisamment abondante et saine, mais encore qui compte beaucoup moinsqu'elle.En définitive, nous nous prononçons contre l'opinion que nous avions à juger.
Elle montre peut-être que celui qui l'aformulée se fait une haute idée de l'art théâtral.
Mais la prétention de faire du théâtre l'unique moyen d'éduquer unenation dénote une immodestie et une suffisance quelque peu ridicule..
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