Prosopopée de Fabricius (Discours sur les Sciences et les Arts, 1re partie) - Rousseau
Publié le 02/04/2011
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O Fabricius ! qu'eût pensé votre grande âme si, pour votre malheur, rappelé à la vie, vous eussiez vu la face pompeuse de cette Rome sauvée par votre bras, et que votre nom respectable avait plus illustrée que toutes ses conquêtes ? « Dieux ! eussiez-vous dit, que sont devenus ces toits de chaume et ces foyers rustiques qu'habitaient jadis la modération et la vertu? Quelle splendeur funeste a succédé à la simplicité romaine? quel est ce langage étranger? quelles sont ces mœurs efféminées? que signifient ces statues, ces tableaux, ces édifices ? Insensés, qu'avez-vous fait ? Vous, les maîtres des nations, vous vous êtes rendus les esclaves des hommes frivoles que vous avez vaincus ! Ce sont des rhéteurs qui vous gouvernent ! C'est pour enrichir des architectes, des peintres, des statuaires et des histrions, que vous avez arrosé de votre sang la Grèce et l'Asie ! Les dépouilles de Carthage sont la proie d'un joueur de flûte ! Romains, hâtez-vous de renverser ces amphithéâtres ; 108 brisez ces marbres, brûlez ces tableaux, chassez ces esclaves qui vous subjuguent, et dont les funestes arts vous corrompent. Que d'autres mains s'illustrent par de vains talents; le seul talent digne de Rome est celui de conquérir le monde, et d'y faire régner la vertu. Quand Cinéas prit notre sénat pour une assemblée de rois, il ne fut ébloui ni par une pompe vaine, ni par une élégance recherchée; il n'y entendit point cette éloquence frivole, l'étude et le charme des hommes futiles. Que vit donc Cinéas de si majestueux? O citoyens ! il vit un spectacle que ne donneront jamais vos richesses ni tous vos arts, le plus beau spectacle qui ait jamais paru sous le ciel : l'assemblée de deux cents hommes vertueux, dignes de commander à Rome et de gouverner la terre. «
Dans la première partie de son Discours sur les Sciences et les Arts, Rousseau cherche à l'appui de sa thèse des preuves historiques : en regard des peuples comme les Scythes, les Germains et les sauvages d'Amérique qui, selon lui, sont restés heureux et forts, parce qu'ils étaient ignorants, il cite les exemples de l'Egypte, de la Grèce et de Rome que les arts et le luxe ont au contraire corrompues, en dépit des résistances des vrais sages, comme Socrate à Athènes ou Caton et Fabricius à Rome.
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conversation des Romains.) Néanmoins, le texte de Rousseau est si imprégné de souvenirs antiques, si surchargéd'effets et si conforme 55 aux procédés de la rhétorique classique qu'on peut se demander si Rousseau, comme il ledit dans les Confessions, a bien composé cette page au crayon, sous un chêne, dans le feu de l'inspiration, aumoment même où, venant de lire le Mercure, avant d'aller voir Diderot au château de Vincennes, il avait découvertun autre univers, dans une sorte d'illumination.
(A) Les souvenirs antiques.
On sait que les Romains affectaient de mépriser le luxe et si, dans leur vie privée, quelques-uns, comme Cicéron,achetaient à des prix fort élevés des statues, des tableaux ou du mobilier, ils attaquaient officiellement tous ceuxqui, formés à l'école de la Grèce, étaient 65 séduits par les œuvres d'art.
Nous savons par Tite Live (Livre XXXIV 2 à5) que Caton avait prononcé en 195 av.
J.-C.
un discours violent contre le luxe.
Il s'y effrayait, comme Fabricius, dela corruption morale qu'entraînaient les conquêtes.
C'est pour enrichir des architectes, des peintres, des statuaireset des histrions, dit Fabricius, que 70 vous avez arrosé de votre sang la Grèce et l'Asie.
Et Caton s'écriait : « Jefrémis de peur que ces trésors ne deviennent plutôt nos maîtres que notre bien.
»
Les écrivains latins ont souvent évoqué les origines de Rome et la simplicité primitive, soit pour l'opposer à la «pompe » de la Rome 75 Impériale (Properce, Elégies IV, i), soit pour s'indigner de l'immoralité de leurs contemporains(Juvénal, Satire, XI).
Quant à l'influence de la littérature et des mœurs de la Grèce, Horace l'a résumée dans un verscélèbre par son antithèse : « Graecia capta ferum victorem cepit » (Epîtres II, i) : la Grèce conquise conquit sonfarouche vainqueur.
Rousseau exprime la même idée, dans un tout autre état d'esprit il est vrai, en faisant dire àFabricius : Vous, les maîtres des nations, vous vous êtes rendus les esclaves des hommes frivoles que vous avezvaincus ! Ce mépris pour les Grecs, le théâtre, les joueurs de flûte, les histrions, mot qui déjà pour les Romains étaitpéjoratif, nous le retrouvons fréquemment chez les écrivains latins et, en particulier, chez Juvénal.
Ajoutons que lapage de Rousseau se termine par une anecdote empruntée à la Vie de Pyrrhus par Plutarque.
Il s'agit du célèbreCinéas que Boileau met en scène dans une de ses Epîtres et qui, envoyé par Pyrrhus pour négocier, fut bouleverséd'avoir été reçu par l'assemblée 90 de deux cents hommes vertueux, dignes de commander à Rome et de gouvernerla terre.
(B) Le mouvement oratoire.
Ce passage de Rousseau est connu sous le nom de prosopopée.
La prosopopée est une figure de rhétorique quiconsiste à prêter la parole à un être inanimé en le personnifiant, ou en rendant la voix à un mort.
Cette figure, quelquefois utilisée chez les modernes (Vigny : prosopopée de la nature dans la Maison du Berger) estsurtout courante chez les Anciens (Prosopopée des lois dans le Criton de Platon; prosopopée de la nature au LivreIII de Lucrèce; prosopopée de la Patrie dans la ire Catilinaire de Cicéron).
Rousseau ne fait donc que continuer unetradition.
De plus la construction même de cette prosopopée est tout à fait conforme au rythme oratoire ascendant,puis descendant qui, se modelant sur le rythme des sentiments, passe volontiers, dans un Discours, de l'étonnement(Phrases 1-2-3-4-5-6) à l'indignation (Phrases 7-8-9-10) et à l'exhortation menaçante (Phrases ix-12-13), 105 pours'achever ensuite sur un ton plus calme (Quand Cinéas prit notre sénat...).
Après une accumulation de propositionsinterrogatives {que quelles, quel, que, que), puis exclamatives (ce sont, c'est), puis impératives (hâtez-vous,brisez, brûlez, chassez), qui, par l'utilisation du même tour, mettent en relief l'étonnement, puis la colère, puisl'ardeur 110 combattive du personnage, la page se termine par une phrase ample et antithétique qui, en suspendantla question : Que vit donc Cinéas de si majestueux? au centre de la période, retarde ainsi la réponse et lui donnepar suite plus de solennité (O citoyens ! il vit un spectacle...).
On voit que Rousseau est déjà assez maître de sonstyle, pour composer un brillant morceau de rhétorique.
Malheureusement il a encore les défauts de ses qualités : ila dit de tout son ouvrage que, s'il était plein de chaleur et de force, il était en revanche « faible de raisonnement etpauvre de nombre et d'harmonie ».
Cet éloge et cette critique peuvent particulièrement s'appliquer à la Prosopopée.Le style y est un peu trop travaillé.
Il sent l'école, et on voit avec trop d'évidence que Rousseau cherche par sonéloquence à obtenir le prix d'une académie provinciale..
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