Premier fragment des Pensées : disproportion de l’homme
Publié le 16/01/2020
                            
                        
Extrait du document
Manque d’avoir contemplé ces infinis, les hommes se sont portés témérairement à la recherche de la nature, comme s’ils avaient quelque proportion avec elle. C’est une chose étrange qu’ils ont voulu comprendre les principes des choses, et de là arriver jusqu’à connaître tout, par une présomption aussi infinie que leur objet; car il est sans doute qu’on ne peut former ce dessein sans une présomption ou sans une capacité infinie, comme la nature.
Quand on est instruit, on comprend que la nature ayant gravé son image et celle de son auteur dans toutes choses, elles tiennent presque toutes de sa double infinité. C’est ainsi que nous voyons que toutes les sciences sont infimes en l’étendue de leurs recherches; car qui doute que la géométrie, par exemple, a une infinité d’infinités de propositions à exposer? Elles sont aussi infinies dans la multitude et la délicatesse de leurs principes ; car qui ne voit que ceux qu’on propose pour les derniers ne se soutiennent pas d’eux-mêmes, et qu’ils sont appuyés sur d’autres qui, en ayant d’autres pour appui, ne souffrent jamais de dernier ? Mais nous faisons des derniers qui paraissent à la raison comme on fait dans les choses matérielles, où nous appelons un point indivisible celui au-delà duquel nos sens n’aperçoivent plus rien, quoique divisible infiniment et par sa nature. .
De ces deux infinis de sciences, celui de grandeur est bien plus sensible, et c’est pourquoi il est arrivé à' peu de personnes de prétendre connaître toutes choses. « Je vais parler de tout », disait Démocrite.
Mais l’infinité en petitesse est bien moins visible. Les philosophes ont bien plutôt prétendu d’y arriver, et c’est là où tous ont achoppé. C’est ce qui a donné lieu à ces titres si ordinaires, Des principes des choses, Des principes de la philosophie, et aux semblables, aussi fastueux en effet, quoique moins en apparence, que cet autre qui crève les yeux, De omni scibili (6).
On se croit naturellement bien plus capable d’arriver au centre des choses que d’embrasser leur circonférence; l’étendue visible du monde nous surpasse visiblement; mais comme c’est nous qui surpassons les petites choses, nous nous croyons plus capables de les posséder, et cependant il ne faut pas moins de capacité pour aller jusqu’au néant que jusqu’au tout ; il la faut infinie pour l’un et l’autre, et il me semble que qui aurait compris les derniers principes des choses pourrait aussi arriver jusqu’à connaître l’infini. L’un dépend de l’autre, et l’un conduit à l’autre. Ces extrémités se touchent et se réunissent à force de s’être éloignées, et se
6. Pascal vise ici ceux qui croient pouvoir être savants de tout et, par exemple, Pic de la Mirandole (1463-1494) dans son De omnia re scibili, ou bien encore ceux qui croient pouvoir tirer de principes premiers la totalité du savoir, à l’image des Principes de la Philosophie de Descartes, parus en 1644.
Disproportion de l’homme. — [Voilà où nous mènent les connaissances naturelles. Si celles-là ne sont véritables, il n’y a point de vérité dans l’homme ; et si elles le sont, il y trouve un grand sujet d’humiliation, forcé à s’abaisser d’une ou d’autre manière. Et, puisqu’il ne peut subsister sans les croire, je souhaite, avant que d’entrer dans de plus grandes recherches de la nature, qu’il la considère une fois sérieusement et à loisir, qu’il se regarde aussi soi-même, et connaissant quelle proportion il y a (1)...] Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent. Qu’il regarde cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers, que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour lui-même n’est qu’une pointe très délicate à l’égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s’arrête là, que l’imagination passe outre; elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de fournir. Tout ce monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nulle idée n’en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions, au-delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part (2). Enfin c’est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu que notre imagination se perde dans cette pensée.
Que l’homme, étant revenu à soi, considère ce qu’il est au prix de ce qui est, qu’il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature ; et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix. Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini?
Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu’il recherche dans ce qu’il connaît les choses les plus délicates. Qu’un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce [sang], des gouttes dans ces humeurs,
1. Le texte donné ici entre crochets est rayé dans l’édition originale.
2. Cette formule, reprise du Livre des Vingt-quatre Philosophes de l’Hermès Trismégistes, se trouve, entre autres, au premier livre de La Docte Ignorance de Nicolas de Cuse (1401-1464).
«
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choses, 	il épuise 	ses 	forces 	en 	ces 	conceptions, 	et 	que 	le dernier 	objet 	où 	
il peut 	arriver 	soit 	maintenant 	celui 	de 	notre 	discours; 	il pensera 	peut	
être 	que 	c'est 	là 	l'extrême 	petitesse 	de 	la 	nature.
                                                            
                                                                                
                                                                    	Je 	veux 	lui 	faire 	voir 	
là-dedans 	un 	abîme 	nouveau.
                                                            
                                                                                
                                                                    	Je 	lui 	veux 	peindre 	non 	seulement 	l'univers 	
visible, 	mais 	l'immensité 	qu'on 	peut 	concevoir 	de 	la 	nature, 	dans 	
l'enceinte 	de 	ce 	raccourci 	d'atome 	(4).
                                                            
                                                                                
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dont 	chacun 	a 	son 	firmament, 	ses 	planètes, 	sa 	terre, 	en 	la 	même 	
proportion 	que 	le monde 	visible 	; dans 	cette 	terre, 	des 	animaux, 	et 	enfin 	
des 	cirons, 	dans 	lesquels 	il retrouvera 	ce 	que 	les 	premiers 	ont 	donné; 	
et 	trouvant 	encore 	dans 	les 	autres 	la même 	chose, 	sans 	fin 	et 	sans 	repos, 	
qu'il 	se 	perde 	dans 	ces 	merveilles, 	aussi 	étonnantes 	dans 	leur 	petitesse 	
que 	les 	autres 	par 	leur 	étendue; 	car 	qui 	n'admirera 	que 	notre 	corps, 	qui 	
tantôt.
                                                            
                                                                                
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dans 	le 	sein 	du 	tout, 	soit 	à présent 	un 	colosse, 	un 	monde, 	ou 	plutôt 	un 	
tout, 	à l'égard 	du 	néant 	où 	l'on 	ne 	peut 	arriver? 	
Qui 	se 	considérera 	de 	la 	sorte 	s'effrayera 	de 	soi-même, 	et 	se 	considérant 	
soutenu 	dans 	la masse 	que 	la nature 	lui 	a donnée, 	entre 	ces 	deux 	abîmes 	
de 	l'infini 	et 	du 	néant, 	il tremblera 	dans 	la 	vue 	de 	ces 	merveilles 	; et 	je 	
crois 	que 	sa 	curiosité 	se 	changeant 	en 	admiration, 	il sera 	plus 	disposé 	
à les 	contempler 	en 	silence 	qu'à 	les 	rechercher 	avec 	présomption.
                                                            
                                                                        
                                                                    	
Car, 	enfin, 	qu'est-ce 	que 	l'homme 	dans 	la 	nature? 	Un 	néant 	à l'égard 	
de 	l'infini, 	un 	tout 	à l'égard 	du 	néant, 	un 	milieu 	entre 	rien 	et 	tout.
                                                            
                                                                                
                                                                    	
Infiniment 	éloigné 	de 	comprendre 	les 	extrêmes, 	la 	fin 	dés 	choses 	et 	leur 	
principe 	sont 	pour 	lui 	invinciblement 	cachés 	dans 	un 	secret 	impéné	
trable, 	également 	incapable 	de 	voir 	le 	néant 	d'où 	il est 	tiré 	et 	l'infini 	où 	
il est 	englouti.
                                                            
                                                                                
                                                                    	
Que 	fera-t-il 	donc, 	sinon 	d'apercevoir 	[quelque] 	apparence 	du 	milieu 	des 	
choses, 	dans 	un 	désespoir 	éternel 	de 	connaître 	ni 	leur 	principe 	ni 	leur 	
fin? 	Toutes 	choses 	sont 	sorties 	du 	néant 	et 	portées 	jusqu'à 	l'infini.
                                                            
                                                                                
                                                                    	Qui 	
suivra 	ces 	étonnantes 	démarches 	? 	L'auteur 	de 	ces 	merveilles 	les 	
comprend.
                                                            
                                                                                
                                                                    	Tout 	autre 	ne 	le 	peut 	faire 	(5).
                                                            
                                                                                
                                                                    	
3.
                                                            
                                                                                
                                                                    	On 	sait 	que 	Galilée 	avait 	réalisé, 	dès 	1609-1610, 	un 	premier 	microscope 	rudimentaire 	ouvrant 	la porte 	de 	!'infiniment 	petit, 	comme 	son 	télescope 	ouvrait 	celle 	de 	!'infiniment 	grand 	à cette 	même 	date, 	en 	faisant 	éclater 	les 	limites 	du 	monde 	sphérique, 	fini 	et 	clos 	hérité 	de 	la 	cosmologie 	antique.
                                                            
                                                                                
                                                                    	En 	1656 	devait 	paraître 	à La 	Haye, 	le livre 	relatant 	les 	observations 	microscopiques 	du 	médecin 	français 	Pierre 	Borel 	(1620-1689), 	sous 	le titre 	de 	: Observationum 	microscopicarum 	centuria.
                                                            
                                                                                
                                                                    
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                                                                    	Cet 	« emboîtement 	» imaginaire 	est 	une 	parfaite 	image 	de 	l'infini.
                                                            
                                                                                
                                                                    	On 	pensera 	aux 	vignettes 	commerciales 	du 	style 	de 	« la vache 	qui 	rit 	» ...
                                                            
                                                                                
                                                                    	
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                                                                    	Ainsi 	la sagesse 	commande-t-elle 	de 	s'installer 	en 	un 	point 	et de 	s'y 	tenir 	en 	1 	repos 	en 	essayant 	« d'apercevoir 	quelque 	apparence 	du 	milieu 	des 	choses 	».
                                                            
                                                                                
                                                                    	
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J 	33.
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