POUVONS-NOUS VIVRE ENSEMBLE ?
Publié le 01/11/2016
Extrait du document
entendre aussi par « sociétés », en un sens plus spécifique, ce qu’on appelle les « sociétés humaines » : c’est sur les questions soulevées par de telles « sociétés », et par les phénomènes collectifs (on dit aussi, de plus en plus,
« sociétaux ») qui les caractérisent, que s’interroge la philosophie quand elle prend pour objet la notion même de société comprise comme regroupement d’êtres humains s’organisant sur tout un territoire et coexistant sous des institutions politiques chargées de régler leur manière d’être ensemble et leur façon d’être gouvernés. Ces institutions ont pu prendre des formes différentes selon qu’elles concernaient des sociétés qu’on appelait jadis « primitives », obéissant par exemple à un conseil des « anciens », des sociétés antiques, dont l’organisation politique était celle de la cité, ou des sociétés modernes, auxquelles correspond une instance politique du type de l’État. Dans tous les cas considérés, la société regroupe néanmoins des êtres qui sont supposés trouver dans ce regroupement même de quoi satisfaire l’un ou plusieurs de leurs besoins ou intérêts (vitaux, économiques, matériels, professionnels, intellectuels, spirituels, etc.). C’est en ce sens que, d’un point de vue logique, Hegel situait la société, qu’il appelait « société civile » et qu’il enracinait dans le « système des besoins », entre la famille et l’État. La famille est encore dominée par l’intérêt particulier, non plus certes celui de l’individu isolé, mais celui de la cellule réunissant parents et enfants. L’État est ce par quoi les « différentes personnes » se réunissent pleinement autour d’un but commun, qui est celui de l’entité politique à laquelle elles appartiennent. Entre les deux, la société correspond à une association d’individus, dont chacun poursuit son propre but, mais en sachant que « nul ne peut atteindre l’ensemble de ses buts sans entrer en relation avec les autres ».
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Cet effort de définition de la société nous conduit d’emblée au principal problème que nous allons avoir à aborder en interrogeant à partir du fait social les conditions d’un « vivre-ensemble ». Nous avions en effet objecté à la conception monologique de la conscience l’exigence que la façon dont la conscience s’apparaît à elle-même soit compatible avec le fait même qu’il existe des sociétés. Mais si la société ne se peut toutefois concevoir à son tour que comme une association ou un agrégat d’individus, l’horizon du social nous fait-il suffisamment échapper à la tentation, pour chacun, de se penser à partir de lui-même ?
Tentation dont nous avons perçu comme elle tend à réduire l’être-ensemble à une sorte d’accident ou d’attribut inessentiel de la subjectivité et empêche ainsi, aussi bien théoriquement que pratiquement, de prendre au sérieux les exigences de la coexistence. Bref, comment faire échapper la société, pour donner toutes ses chances à la possibilité d’y vivre véritablement ensemble (ni les uns contre les autres ni même simplement, avons-nous dit, les uns à côté des autres), au péril que semble devoir faire encourir au lien social l’affirmation pure et simple de l’individu comme principe et comme valeur ?
«
fond de relations intersubjectives ? Pour exprimer cette
seconde perspective dans les termes, ici plus aisément
accessibles, du philosophe allemand Fichte : faut-il
considérer que « l'homme ne devient homme que parmi les
hommes », que, « si en général il doit y avoir des hommes, il
faut qu'ils soient plusieurs » (Fondement du droit naturel,
1796, tr., Paris, PUF, 1986, p.
54) ? Auquel cas nous aurions
à faire nôtre une formule du même philosophe qui, à défaut
d'emprunter en l'occurrence un langage hautement spéculatif,
avait du moins l'avantage d'être commode et claire : « Pas de
Toi, pas de Moi, pas de Moi pas de Toi » (Principes de la
Doctrine de la Science, 1794, in Œuvres choisies de
philosophie première, tr., Paris, Vrin, p.
83) ?
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Une telle perspective ne saurait toutefois s'affirmer que dans
l'exacte mesure où la première, pour s'être développée aussi
loin qu'il était possible, aura fait l'expérience de ses
propres limites.
Ainsi faut-il, pour construire les conditions
d'une représentation du sujet incluant dans ses conditions de
possibilité mêmes la relation intersubjective, suivre
suffisamment loin la construction d'une représentation
solitaire (on dit aussi désormais : « monologique ») pour
percevoir sur quelles apories cette représentation peut venir
buter au point de susciter par contrecoup la conviction que le
moi solitaire doit s'effacer devant un moi solidaire (comme la
conception monologique de la subjectivité doit s'effacer
devant une conception dialogique, ne pensant la subjectivité
que sur fond d'intersubjectivité).
Considérons la perspective selon laquelle le sujet est conçu
comme s'apparaissant à lui-même en tant que tel uniquement à
travers son rapport à soi, c'est-à-dire à travers la
conscience qu'il a de lui-même.
Une telle conception de la
subjectivité est en général illustrée par une référence à
Descartes et à ce qu'on appelle le « cogito cartésien ».
On
désigne par là, de façon commune, la conception du sujet mise
en œuvre par Descartes quand, dans la démarche des Méditations
métaphysiques (1641), il part du fait qu'indubitablement il
est vrai que « je pense » (« cogito »), donc de l'expérience
de la conscience, pour fonder l'ensemble des autres vérités.
Sans entrer dans la question délicate de savoir si cette
illustration est plus ou moins injuste avec la lettre des
écrits de Descartes, aidons-nous de cette référence pour
construire ce que peut être une philosophie du sujet qui
entreprend de penser le Moi sans l'autre.
Parce que ses sens l'ont souvent trompé, parce que ce qu'il a
appris des autres l'a souvent égaré, parce que ce qu'il s'est
accoutumé à croire s'est souvent révélé ne pas constituer
véritablement un savoir digne de ce nom, Descartes entreprend
de refonder la connaissance en mettant systématiquement en
doute tout ce qui ne lui apparaîtrait pas certain, avec la
clarté et la distinction de l'évidence.
À la faveur de ce
doute méthodique qui conduit à faire comme si l'esprit pouvait
s'abstraire de ses croyances et « se détacher des sens »,
l'existence de Dieu, celle du monde extérieur et des choses
qui le composent, celle de mon corps se trouvent mises entre
parenthèses, mais aussi, selon la même démarche, celle des
2.
»
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