Pourquoi les temps passés suscitent-ils encore les passions ?
Publié le 21/01/2004
Extrait du document
«
Les démagogues le savent bien, qui ravivent des passions anciennes pour susciter des passions présentes.
2.
Cependant, la prise de conscience de ce lien inconscient n'éteint pas pour autant les passions que peuventsusciter les temps passés.
En effet, même si la cause en est radicalement opposée (puisque la conscience, lalucidité exprime un regard porté sur le passé et non la soumission passive à son influence ou son poids déterminant),les temps passés demeurent passionnants par leur intérêt propre.
Ils peuvent nous en apprendre sur les hommes dupassé, mais aussi sur le temps présent, sur nous-mêmes.Les temps passés sont passionnants pour celui qui les interroge et s'interroge.
La sympathie, l'amour et la rencontreavec d'autres hommes manifestent cette passion pour les temps passés.Mais ici, la passion entretenue est une alliée essentielle de la raison et du savoir.Au fond, si les temps passés suscitent encore les passions, c'est parce que l'homme tente de s'en libérer en enprenant conscience.
Il y a un effet cathartique (Marrou).
3.
Alors, le fait que les temps passés suscitent encore les passions exprimeaussi bien l'emprise inconsciente du passé sur la conscience que la volontépour l'homme du présent de s'en libérer en en prenant conscience.
Les tempspassés expriment un sens que la raison seule ne peut saisir.
Le présent est liéau passé par cette continuité du sens, lui-même moteur de la passion dansl'Histoire.
« Rien de grand ne s'est accompli dans le monde sans passion ditHegel.
La passion a souvent été méprisée comme une chose qui est plus ou moinsmauvaise.
Le romantisme allemand et, en particulier, Hegel restituent à lapassion toute sa grandeur.
Dans une Introduction fameuse (« La Raison dansl'histoire ») à ses « Leçons sur la philosophie de l'histoire » - publiées après samort à partir de manuscrits de l'auteur et de notes prises par ses auditeurs -,on peut lire (trad.
Kostas Papaioannou, coll.
10118):
« Rien ne s'est fait sans être soutenu par l'intérêt de ceux qui y ont participé.Cet intérêt nous l'appelons passion lorsque, écartant tous les autres intérêtsou buts, l'individualité tout entière se projette sur un objectif avec toutes lesfibres intérieures de son vouloir et concentre dans ce but ses forces et tousses besoins.
En ce sens, nous devons dire que rien de grand ne s'est accomplidans le monde sans passion.
»
L'histoire est en apparence chaos et désordre.
Tout semble voué à la disparition, rien ne demeure : « Qui acontemplé les ruines de Carthage, de Palmyre, Persépolis, Rome, sans réfléchir sur la caducité des empires et deshommes, sans porter le deuil de cette vie passée puissante et riche ? Ce n'est pas comme devant la tombe desêtres qui nous furent chers, un deuil qui s'attarde aux pertes personnelles et à la caducité des fins particulières:c'est le deuil désintéressé d'une vie humaine brillante et civilisée.
»L'histoire apparaît comme cette « vallée des ossements » où nous voyons les réalisations «les plus grandes et lesplus élevées rabougries et détruites par les passions humaines », «l'autel sur lequel ont été sacrifiés le bonheur despeuples, la sagesse des Etats et la vertu des individus ».
Elle nous montre les hommes livrés à la frénésie despassions, poursuivant de manière opiniâtre des petits buts égoïstes, davantage mus par leurs intérêts personnelsque par l'esprit du bien.
S'il y a de quoi être triste devant un tel spectacle, faut-il, pour autant, se résigner, y voirl'oeuvre du destin ? Non, car derrière l'apparence bariolée des événements se dévoile au philosophe une finalitérationnelle : l'histoire ne va pas au hasard, elle est la marche graduelle par laquelle l'Esprit parvient à sa vérité.
LaRaison divine, l'Absolu doit s'aliéner dans le monde que font et défont les passions, pour s'accomplir.
Telle est: « latragédie que l'absolu joue éternellement avec lui-même: il s'engendre éternellement dans l'objectivité, se livre souscette figure qui est la sienne propre, à la passion et à la mort, et s'élève de ses cendres à la majesté».Ainsi, l'histoire du devenir des hommes coïncide avec l'histoire du devenir de Dieu.
Etats, peuples, héros ou grandshommes, formes politiques et organisations économiques, arts et religions, passions et intérêts, figurent la réalité del'Esprit et constituent la vie même de l'absolu .
« L'Esprit se répand ainsi dans l'histoire en une inépuisable multiplicité de formes où il jouit de lui-même.
Mais sontravail intensifie son activité et de nouveau il se consume.
Chaque création dans laquelle il avait trouvé sajouissance s'oppose de nouveau à lui comme une nouvelle matière qui exige d'être oeuvrée.
Ce qu'était son oeuvredevient ainsi matériau que son travail doit transformer en une oeuvre nouvelle.
»
Dans cette dialectique ou ce travail du négatif, l'Esprit, tel le Phénix qui renaît de ses cendres, se dresse chaquefois plus fort et plus clair.
Il se dresse contre lui-même, consume la forme qu'il s'était donnée, pour s'élever à uneforme nouvelle, plus élevée.
De même que le Fils de Dieu fut jeté « dans le temps, soumis au jugement, mourantdans la douleur de la négativité », pour ressusciter comme « Esprit éternel, mais vivant et présent dans le monde »,de même l'Absolu doit se vouer à la finitude et à l'éphémère pour se réaliser dans sa vérité et dans sa certitude.
Dès lors, ce n'est pas en vain que les individus et les peuples sont sacrifiés.
On comprend aussi que les passionssont, sans le savoir, au service de ce qui les dépasse, de la fin dernière de l'histoire: la réalisation de l'Esprit ou deDieu.
Chaque homme, dans la vie, cherche à atteindre ses propres buts, cache sous des grands mots des actions.
»
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