Platon, Protagoras, 313c-314b, trad. F. Ildefonse, GF-Flammarion.
Publié le 19/03/2015
Extrait du document
Le poison de l'âme
Est-ce que le sophiste, Hippocrate, ne se trouve pas être une sorte de négociant qui vend, en gros ou en détail, les marchandises dont l'âme se nourrit ? Car c'est ainsi qu'elle m'apparaît à moi.
Mais, Socrate, de quoi l'âme se nourrit-elle ?
D'enseignements, bien sûr, dis-je. Et nous devons prendre garde, mon ami, à ce que le sophiste ne nous abuse pas, lorsqu'il fait l'article des marchandises dont il fait commerce, comme le font les négociants qui vendent, en gros ou en détail, la nourriture du corps. En effet, ces derniers ne savent pas eux-mêmes quelles sont, parmi les denrées qu'ils apportent, celles qui sont bonnes ou celles qui sont mauvaises pour le corps, et font indifféremment l'article de toutes celles qu'ils vendent, et leurs clients n'en savent rien non plus, à moins qu'ils ne se trouvent être maîtres de gymnastique ou médecins. De la même manière, ceux qui colportent leurs enseignements de ville en ville, pour les vendre en gros et en détail, font chaque fois l'article de tout ce qu'ils vendent à l'intéressé, et peut-être, excellent ami, s'en trouve-t-il parmi eux qui ignorent, des produits qu'ils vendent, ceux qui peuvent être bons et ceux qui peuvent être mauvais pour l'âme ; et cela vaut, de même, pour leurs clients, à moins qu'ils ne se trouvent être cette fois médecins de l'âme. S'il se trouve donc que toi, tu saches ce qui est bon ou mauvais, tu peux en toute sécurité, acheter des enseignements, à Protagoras ou à n'importe qui d'autre ; sinon, prends garde, bienheureux ami, à ne pas risquer sur un coup de dés ton bien le plus précieux. Car le risque est bien plus grand lorsqu'on achète des enseignements que lorsqu'on achète des aliments. [...] Des enseignements [.. 1, il n'est pas possible de les emporter dans un récipient distinct de soi, mais il est nécessaire, une fois le prix payé, de prendre l'enseignement dans son âme même, d'apprendre et de s'en aller, qu'il y ait dommage ou profit.
Platon, Protagoras, 313c-314b, trad. F. Ildefonse, GF-Flammarion.
«
158 Les sortilèges des passions
sances ne sont pas de simples informations qu'il suffirait de
posséder.
Apprises plus que comprises, elles deviendraient
dans l'âme qui les reçoit passivement de fausses évidences.
Elles s'y
trouveraient comme des « choses sues » (en grec, mathe
mata), mais sans distance ni conscience de ce qui les fonde.
Ces « connaissances » seraient colportées par les Sophistes
et vendues comme de vulgaires marchandises, à ceci près que
le seul récipient qui les recueille est le siège de la pensée,
l'âme si l'on veut, et que la« nourriture» enjeu est absorbée
aussitôt qu'acquise.
Une belle réflexion s'esquisse sur les condi
tionnements de tous ordres, et notamment ceux qui relèvent du
pouvoir médiatique.
Comment s'opère un tel assujettissement?
Glissée dans la conscience, insinuée par un faux bon sens, la
calomnie produit son effet d'abord invisible : elle implante le
préjugé dans les âmes.
La calomnie dont Socrate fut victime en
est un triste exemple.
Deux accusations mensongères la cons
tituaient: ne pas respecter les dieux de la cité, et corrompre la
jeunesse.
Soupçon sans raison explicite - et pour cause-, elle
contamine et fausse la direction de la pensée, quand elle ne la
met pas tout simplement hors circuit.
Le discours raciste et
xénophobe use ainsi des apparences, et des contrefaçons de
connaissances qui leur sont liées, pour induire des croyances
irrationnelles et les postures agressives qui en procèdent.
On
prétend raisonner sur un exemple, une statistique interprétée
à contresens, pour suggérer qu'une certaine catégorie de
population serait peu recommandable.
L'ignorance de l'audi
toire, ou son désarroi source de crédulité, et sa recherche de
compensations illusoires, permettent à l'effet de persuasion de
se produire.
Le poison est ainsi absorbé sans méfiance ni vigi
lance, et il ne tarde pas à produire ses effets.
Les pogroms de
sinistre mémoire en témoignent.
Le poison est d'autant plus efficace qu'il opère avec dou
ceur, au point d'être confondu avec un aliment bénéfique.
Il
prend le goût des préférences familières, et s'accorde avec les
généralisations les plus hâtives, les plus illégitimes.
L'orateur
démagogue sait jouer sur la fragilité de son auditoire, sur la
détresse qui compromet le sens critique, sur la méconnais
sance qui laisse le champ libre aux fausses explications et aux
sophismes, c'est-à-dire aux raisonnements qui n'ont qu'une
apparence de vérité.
Hitler avait identifié les conditions psychologiques de la
manipulation des foules, et s'en expliquait crûment dans Mein.
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