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Platon et l'art humain

Publié le 26/02/2014

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2- La représentation esthétique?           ?           La représentation esthétique rend sensible l'intelligible, elle rend visible l'invisible (mimêsis kata ton oraton). Cette apparition de l'Idée dans l'horizon de la manifestation peut certes procéder d'un travail humain : c'est ainsi que le menuisier réalise l'Idée du lit (Rép, X). Mais elle peut être aussi, nous l'avons vu, le résultat d'un travail divin. Le second vaut alors comme paradigme pour le premier : l'opération de l'artisan humain "imite" l'éclosion des formes naturelles, oeuvres de l'artisan divin. L'art (tekhnê) imite la nature (phusis). C'est ainsi qu'en, Rép, X, 597 b, Platon écrit que l'Idée qui sert de "modèle" à l'oeuvre du menuisier est elle-même l'oeuvre "naturelle" (en tê phusei) d'un dieu : "La forme naturelle du lit dont nous pouvons dire, je crois, que Dieu est l'auteur". Il est vrai qu'un lit est un produit de l'art, et non de la nature, et qu'on peut se demander en conséquence ce que c'est que la forme "naturelle" du lit. Mais nous savons que, dans ce texte, Platon pense la déchéance de l'Idée qui, par le travail du "démiurge" -qui oeuvre pour le dêmos- tombe dans le domaine public et se fait lieu commun, "lit" en lequel toute pensée se couche, où l'étonnement devient habitude et la pensée routine. C'est cette intention qui conduit Platon à choisir l'exemple du lit. Cependant, il n'y a rien d'aberrant à évoquer la forme "naturelle" d'un objet artificiel, puisque précisément l'art imite la nature, et que le bon menuisier, parmi toutes les formes possibles, choisit celle qui accomplit le mieux sa finalité, celle que produirait la nature si elle produisait des lits. C'est pourquoi la "poétique" de la nature est un modèle pour la "poétique" humaine : "Veux-tu, demande alors Socrate, que nous donnions au dieu le nom de phutourgos ?" (597 d), mot qui signifie littéralement "l'ouvrier de la nature", "le générateur" plutôt que le "créateur", et plus ordinairement : celui qui travaille à la culture des plantes, le jardinier. ?           C'est ainsi que la nature est l'oeuvre d'un dieu générateur dont l'artisanat humain n'est que l'équivalent mimétique. Il faut alors rapprocher ce texte de la Rép du texte plus explicite du Soph, 265 b et sq : "Est productrice (poiêtikê) toute puissance (dunamis) qui devient cause (aition) que ce qui, antérieurement, n'était point, ultérieurement, commence d'être". On reconnaît là la définition de la "poiêtique" déjà formulée en Banquet 205 bc, et annoncée plus haut dans le Soph lui-même en 219 b. Cela posé, l'Étranger distingue aussitôt la production humaine de la production divine : "Tous les animaux mortels, toutes les plantes qui naissent de la terre de semences et de racines, et tous les corps inanimés, ceux que le feu consume et ceux qu'il ne consume pas, qui se forment dans l'intérieur de la terre, n'est-ce pas uniquement par une opération divine (theou dêmiourgountos) que nous les dirons naître (gignesthai) de leur non-être primitif?" (265 c). L'Étranger peut alors conclure : "Je poserai que les oeuvres qu'on rapporte à la nature sont les produits d'un art divin (theia tekhnê), et que celles que les hommes composent au moyen d'elles sont les produits d'un art humain (anthrôpinê technê)." (265 e). Puisque les premières ont valeur de modèles pour les secondes, nous examinerons en premier lieu l'art divin, en second lieu l'art humain. L'art humain           Précisément, c'est de Dédale que Socrate lui-même prétend être le descendant. Dédale est non seulement l'inventeur du labyrinthe, et des ailes qui permettent d'en sortir, mais il est encore un prodigieux sculpteur qui réussit, disait-on, à créer des statues animées, capables de se mouvoir. Dédale était dans l'Antiquité comme le "patron" des artisans et des sculpteurs (5), et l'on interprétait cette légende en expliquant que le sculpteur qui réalisa pour la première fois des statues imitant le geste de la marche, rompant ainsi avec l'hiératisme égyptien, portait ce nom. Euthyphron, 11 bc : "Tes propositions, Euthyphron, semblent être pareilles aux oeuvres de Dédale, mon ancêtre. Si c'était moi qui eusse avancé ce que tu as dit, peut-être dirais-tu, pour te moquer, qu'en raison de ma parenté avec lui, mes oeuvres en paroles s'enfuient et ne veulent pas rester à la place où on les a mises". Dans l'Alcibiade majeur, Socrate ironise les prétentions généalogiques d'Alcibiade, qui se vante de ses ancêtres : "Ma lignée, noble Alcibiade, remonte à Dédale, et celle de Dédale à Héphaïstos, fils de Zeus" (121 a). Cette descendance, c'est à son père que Socrate la doit. Il est vrai que c'est surtout de sa mère que Socrate prétend tenir : elle accouchait les corps, il accouche les âmes. Ironie de cette généalogie : le héros homérique se définit toujours par la lignée paternelle : Achille, fils de Pélée, Agamemnon, fils d'Atrée. L'ironie de Socrate renverse le sublime de l'épopée : plutôt que celui de son père, il sera donc le fils de sa mère. Sur son père, le Socrate platonicien est fort discret : nous savons seulement qu'il se nommait Sophronisque (Euthydème 297 e et Lachès 180 d). Une tradition tardive raconte que Sophronisque était sculpteur et, selon Pausanias (seconde moitié du IIe siècle de notre ère), Socrate lui-même aurait commencé à exercer le métier de son père : "A l'entrée de l'Acropole, se trouvent les Charites (c'est-à-dire les trois Grâces), oeuvre, dit-on, de Socrate, fils de Sophronisque, dont la Pythie témoigna qu'il était sage entre tous les hommes" (Description de l'Attique, I, 22, Maspéro 1972, p.115). L'interprétation est aisée : le père de Socrate sculptait la pierre morte, Socrate sculpte les âmes vivantes et imprime en elles la forme des Idées immortelles. Sophronisque sculpte le visible, Socrate sculpte l'intelligible. Toutefois, cette revendication en paternité est étonnante : le sculpteur, comme la sage-femme, exercent des métiers serviles, et auxquels on attachait peu de considération. Dans le monde grec où le travail manuel était méprisé -seule la vie théorétique est digne des hommes nobles- la généalogie artisanale et roturière de Socrate fait figure de provocation.?           Il est vrai que Platon partage le préjugé commun : l'artisanat (tekhnê) est dévalorisé devant la science (epistêmê), et dans le programme d'éducation philosophique du livre VII, les arts (tekhnai), n'étant que des travaux serviles (banausoi) sont rejetés d'emblée (Rép VII, 522 b) (6). Il n'empêche que Socrate oppose fort souvent, au savoir illusoire du sophiste, la compétence effective et pratique de l'artisan ou du technicien. En Rép X, la science faussement encyclopédique du sophiste est comparée au miroir capable de tout imiter, mais qui ne présente du modèle qu'une image virtuelle et insaisissable : "Oui, remarque Glaucon, mais ce sont là des objets apparents (phainomena) mais sans aucune vérité (alêtheia)" 596 e. Inversement, le savoir de l'artisan produit une oeuvre effective, qui est le fruit d'une réelle compétence. Le sophiste persuade, mais le médecin guérit, le menuisier construit le meuble, le pilote sait l'art de naviguer. Ironie de cet argument : au sophiste, soucieux de respectabilité et de considération, Socrate donne l'exemple de l'artisan, c'est-à-dire de l'homme de métier, servile et déconsidéré. Calliclès, impatient d'accéder au pouvoir et méprisant les faibles, supporte mal ce détournement : "Par les dieux, tu ne cesses vraiment jamais de parler de cordonniers, de foulons, de cuisiniers, de médecins, comme s'il était question entre nous de ces gens-là" (Gorgias 491 a). ?           Si Socrate peut ainsi donner en exemple -en un geste volontairement intempestif- la science, ou du moins la compétence, de l'artisan, c'est parce que l'artisan lui-même prend exemple sur l'eidos -la forme idéale- et nullement sur le phénomène sensible. Sur ce point Rép X, qui oppose précisément à la science virtuelle et spéculaire du sophiste le savoir-faire du démiurge qui produit des oeuvres bien réelles, est tout à fait explicite : "L'ouvrier qui fabrique les lits et les tables fixe les yeux sur l'idée (pros tên idean) pour faire d'après elle les lits et les tables dont nous nous servons" (596 bc). Il n'y a en effet selon Platon de science que de l'idée ; l'ombre qui passe, privée de substance, ne saurait être objet de connaissance. Si l'ouvri...

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