Platon : Droit et justice
Publié le 04/02/2013
Extrait du document
« Or, que ceux qui pratiquent la justice la pratiquent de mauvais gré, par incapacité à commettre l’injustice, nous pourrions le percevoir le mieux si par la pensée nous réalisions ce qui suit : nous donnerions à chacun des deux, à l’homme juste comme à l’injuste, licence de faire tout ce qu’il peut vouloir, puis nous les suivrions, pour observer où son désir poussera chacun d’eux. Et alors nous pourrions prendre l’homme juste sur le fait, en train d’aller dans la même direction que l’homme injuste, poussé par son envie d’avoir plus que les autres : c’est là ce que chaque nature est née pour poursuivre comme un bien, alors que par la loi elle est menée, de force, à estimer ce qui est égal. La licence dont je parle serait réalisée au plus haut point, si ces deux hommes recevaient un pouvoir tel que celui que, dit-on, reçut jadis l’ancêtre de Gygès d le Lydien. On dit en effet qu’il était berger, aux gages de celui qui alors dirigeait la Lydie ; et qu’après qu’une forte pluie se fut abattue, causant un glissement de terrain, un endroit de la terre se déchira et que s’ouvrit une béance dans le lieu où il faisait paître. La voyant, il s’émerveilla, et y descendit ; et il y aurait vu, parmi d’autres merveilles que rapporte l’histoire, un cheval de bronze évidé, percé d’ouvertures. S’y penchant, il aurait vu que s’y trouvait un cadavre, apparemment plus grand que n’aurait été un homme, et qui ne portait rien, si ce n’est, à la main, une bague en or. Il s’en serait emparé, et serait ressorti. Or, comme avait lieu le rassemblement habituel aux bergers, destiné à rapporter chaque mois au roi l’état des troupeaux, lui aussi y serait venu, portant la bague en question. S’étant assis avec les autres, il aurait tourné par hasard le chaton de la bague vers lui-même, vers l’intérieur de sa main, et dès lors serait devenu invisible pour ceux qui siégeaient à côté de lui, et qui dialoguaient à son sujet comme s’il avait été parti. Il s’en serait émerveillé, et manipulant la bague en sens inverse, aurait tourné le chaton vers l’extérieur, et une fois le chaton tourné, il serait redevenu visible. Ayant compris cela, il aurait mis la bague à l’épreuve pour voir si elle avait réellement ce pouvoir, et la même chose lui serait "arrivée : en tournant le chaton vers l’intérieur il devenait invisible, vers l’extérieur, visible. Dès qu’il s’en serait aperçu, il aurait fait en sorte d’être parmi les messagers qui allaient auprès du roi, et une fois là-bas, ayant commis l’adultère avec la femme du roi, aurait comploté avec elle pour tuer le roi et ainsi s’emparer du pouvoir. Eh bien donc, s’il existait deux bagues de ce genre, et que l’homme juste en enfile l’une, l’homme injuste l’autre, il n’y aurait personne, semblerait-il, qui aurait un caractère d’acier assez indomptable pour persister dans la justice, avoir le cœur de s’abstenir de ce qui est à autrui, et de ne pas y toucher ; c’est qu’il lui serait possible de prendre ce qu’il voudrait, sans crainte, y compris sur la place publique, de pénétrer dans c les maisons pour s’unir à qui il voudrait, de tuer ou de délivrer de leurs liens ceux qu’il voudrait, et d’agir à l’avenant parmi les hommes, étant l’égal d’un dieu. Celui qui en profiterait ne ferait rien de différent de l’homme injuste : l’un et l’autre iraient dans la même direction. À coup sûr on pourrait affirmer avoir là une preuve éclatante que personne n’est juste de son plein gré, mais parce qu’il y est contraint, persuadé que cela n’est pas un bien pour soi personnellement ; puisque chaque fois que quelqu’un croit qu’il sera en mesure de commettre une injustice, il la commet. C’est que chaque homme croit d que l’injustice lui rapporte personnellement beaucoup plus que la justice, et ce qu’il croit là est vrai, affirmera celui qui parle en ce sens. Car si quelqu’un, qui s’avisait d’une telle possibilité, ne consentait à commettre aucune injustice et ne touchait à rien de ce qui est à autrui, il passerait, aux yeux de ceux qui s’en rendraient compte, pour l’homme le plus à plaindre et le plus dépourvu d’intelligence ; ils feraient néanmoins son éloge les uns devant les autres, pour se tromper mutuellement, par peur de subir l’injustice. Sur ce point, voilà ce qui en est. «
Platon, La République, L. II, 358e-360d.
«
En quoi le mythe dit « de Gygès » est -il un mythe ? Quel en est le sens ? Quelle en est la portée ?
Avant de recomposer le contexte dans lequel le muthos prend pleinement sa signification, il faut mettre en
évidence la ligne problématique qui traverse de part en part ce passage du Livre II de La République.
La
justice est -elle comme le soutient Thrasymaque « l’intérêt du plus fort » ? Sur un ton provocateur qui
résonne comme un immor alisme, la justice n’est qu’une convention qui exprime l’expression de la
domination des plus faibles par les pl us forts.
Les hommes politiques ne font rien d’autres sous couvert de
l’idée de justice qu’exercer leur pouvoir en vue de leurs intérêts particuliers.
Quant aux plus faibles, à ce
qui s’ exhibent comme « justes » ils n’obéissent à la loi de la Cité que mu s par la crainte des sanctions et
e n raison de leur impossibilité de transgresser la justice en raison de leur attitude grégaire et moutonnière.
Ce à quoi, Socrate répond que la justice est une « vertu », elle est l’ordre dans la Cité et une « qualité »
singulière chez le citoye n.
Depuis lors, la conf rontation entre c es deux conceptions pose la question de
savoir si la justice n’est que l’expression de la puissance ou si elle répond à l’idée de ce qui est juste.
Glaucon, frère de P laton, intervient ici dans le Livre II pour sus citer chez Socrate un scénario critique de
la thèse du Sophiste.
Glaucon qui répugne à suivre Thrasymaque pré sente la thèse de ce dernier non
seulement en vue d’ un exercice de clarification mais aussi et surtout pour permet tr e à Socrate de procéder
à l’ elenchos , c’est-à -dire à un travail critique sur l’hypothèse avancée.
À Glaucon de dire : « La justice
tient le milie u entre le plus grand bien — commettre impunément l’injustice — et le plus grand mal — la
subir quand on est incapable de se venger ».
Depuis lors, la justice n’est pas perçue comme un « bien en
soi » mais elle se présente comme un moindre mal car obéir aux lois de la Cité, c’est vouloir en retour se
voir assurer de la protection de la puissance agressive des forts.
Et de reconduire l’image de la peur du
loup et du mouton qui se soumet au berger.
Il est donc évident que la justice en tant que vertu n’est pas
saisie pour elle -même, mais en raison des avantages que son exercice confère (l’honnêteté, la réputation,
la tranquillit é, la protection des lois, etc.).
La justice se comprend ainsi sur fond des motivations purement
psychologiques et personnelles et sa logique se réduit à un froid calcul d’intérêts.
Ce que La
Rochefoucauld écrira dans ses Maximes : « Les vertus se perdent dans l’intérêt comme les fleuves dans la
mer ».
D’où la mise en place du mythe qui sonde la quasi impossibilité pour un homme invisible de ne pas
céder à l’accomplissement de tous les délits délicieux en se détournant ainsi de toute idée de justice.
Comme dans un bon nombre de dialogues de Platon, le mythe de l’anneau de Gygè s se présente
avec tout un de corum : une ambiance d ’épouvante, un orage violent, le bouleversement terrestre .
Le
berger descend au fin fond du gouffre, il trouve alors un cheval de br onze, percé de fenêtres ; et à
l’inté rieur, il perç oit le cadavre d’un être plus grand qu’un homm e portant au doigt une bague dont Gygès
s’approprie.
Le mythe est à mi chemin entre le conte merveilleux et le fantastique apocalyptique.
Cette
atmosphère entoure le pro dige : Gygès dé robe une bague qui a le pouvoir é nigmatique de rendre invisible
celui qui la détient.
Relevons que Platon nous renvoie à la poésie « entre autres merveilles que les mythes
racontent » et à la mu ltiplicité des détails fabuleux mais précis.
Ce mythe fait montre d’une puissante
imagination dont le charme et la poésie vise nt en défin itive la vérité.
Nous n ’oubli erons pas que ce long
détour par le mythe est une autre voie que la métaphysique.
Ces deux discours sont toujours au service du
vrai comme tel.
Pourquoi Platon emprunte -t- il l’art mythique au lieu d’aborder par le raisonnement
métaphysique le problème de l ’attitude de l’homme envers la justice ? Il faut rappeler que le mythe n’est
pas une légende, un conte pour enfant, mais un proc édé éducatif et pédagogique dont le sens ne doit pas
nous échapper.
C’est que la pensée platonicienne se dép loie sur le mode d’un dualisme entre le mo nde
sensible et le monde intelligible, entre l’image et l’idée, entre l’opinion et le jugement vrai.
Il est étonnant
de surprendre Platon avoir recourt à la narration imaginaire lors que l’on sait que Platon condamne sans
appel toute « image » comme source essentielle de l’erreur et de l’illusion.
Pourquoi alors transpose -t- il
une vérité métaphysique — l’homme possède en lui -même l’idée de justice — en passant par un récit
fictif, dans un langage imagé ? Outre la fonction pédagogique de cette version poétique, le mythe autorise.
»
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