PLATON: Doit-on « laisser aller ses propres passions » ?
Publié le 05/01/2020
Extrait du document
En opposant ici la 'nature à la convention, Calliclès veut montrer contre Socrate que la loi imposée parla raison n'est que le produit de la masse des faibles, c'est-à-dire de ceux qui sont incapables de satisfaire leurs passions. La véritable vertu consiste à mettre son courage et son intelligence non pas au service de cette loi mais à celui de l'assouvissement débridé de tous nos désirs.
Calliclès. — Veux-tu savoir ce que sont le beau et le juste selon la nature ? Hé bien, je vais te le dire franchement ! Voici, si on veut vivre comme il faut, on doit laisser aller ses propres passions, si grandes soient-elles, et ne pas les réprimer. Au contraire, il faut être capable de mettre son courage et son intelligence au service de si grandes passions et de les assouvir avec tout ce qu’elles peuvent désirer. Seulement, tout le monde n’est pas capable, j’imagine, de vivre comme cela. C’est pourquoi la masse des gens blâme les hommes qui vivent ainsi, gênée qu’elle est de devoir dissimuler sa propre incapacité à le faire. La masse déclare donc bien haut que le dérèglement [...] est une vilaine chose. C’est ainsi qu’elle réduit à l’état d’esclaves les hommes dotés d’une plus forte nature que celle des hommes de la masse ; et ces derniers, qui sont eux-mêmes incapables de se procurer les plaisirs qui les combleraient, font la louange de la tempérance et de la justice à cause du manque de courage de leur âme. [...] Écoute, Socrate, tu prétends que tu poursuis la vérité, eh bien, voici la vérité : si la facilité de la vie, le dérèglement, la liberté de faire ce qu’on veut, demeurent dans l’impunité, ils font la vertu et le bonheur ! Tout le reste, ce ne sont que des manières, des conventions, faites par les hommes, à l’encontre de la nature. Rien que des paroles en l’air, qui ne valent rien ! [...]
Socrate. — Il est donc inexact de dire que les hommes qui n’ont besoin de rien sont heureux.
Calliclès. — Oui, parce que, si c’était le cas, les pierres et même les cadavres seraient tout à fait heureux !
Platon, Gorgias (« 387 av. J.-C.), 491e-492e, Éd. Flammarion, coll. « G.F. », trad. M. Canto, 1987, pp. 230-231.
«
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POUR MIEUX COMPRENDRE LE TEXTE
Pour Calliclès.
la vertu n'est pas la tempérance, l'obéis
sance passive à la loi, mais le dérèglement, l'excellence
dans l'action d'assouvir le plus possible nos désirs quels
qu'en soient les moyens.
Elle est identifiée à la capacité
de satisfaire jusqu'à ses plus fortes passions (1.
1-16).
Aussi faut-il renverser la hiérarchie platonicienne de l'âme
(texte 19) : ce n'est pas le courage qu'il faut mettre au
service de l'intelligence pour brider les désirs, ce sont les
désirs qu'il faut « laisser aller » et poursuivre en y mettant
tout son courage et toute son intelligence.
C'est «franchement » ·(I.
2) que veut parler Calliclès, car
cette thèse est réprouvée par la morale commune (1.
8-12).
Mais la morale commune n'est, selon Calliclès, que celle
de la « masse des gens » (1.
9).
elle est fabriquée pour
tenir en respect les hommes les meilleurs, c'est-à-dire
ceux qui sont « dotés d'une plus forte nature » (1.
13),
pour se prémunir de leur domination et les réduire en
esclavage (1.
12-16).
Les faibles, grâce à l'avantage du
nombre, transforment pour chacun, y compris les
meilleurs, une incapacité à vivre selon ses désirs en une
vertu morale qui apparaît d'autant plus méritoire qu'elle
est sévère.
Il faut donc, selon Calliclès, s'opposer à ces conventions
sans valeur (1.
21 ), qui sont le fait d'une vie qui se nie
elle-même, et assurer le triomphe de ce qui est beau et
juste selon la nature: la puissance d'agir et.de vivre selon
ce qu'on désire, y compris au moyen de la violence
(«si grandes soient-elles», 1.
4).
La tempérance de l'âme
présentée comme un idéal par Socrate n'est que la paix
des cimetières, car la répression des désirs empêche la
vie de s'affirmer comme telle.
Elle nie donc la nature de
l'homme et le réduit à un objet inanimé(« pierres», 1.
25)
en prenant pour modèle la mort(« cadavres », 1.
26).
Selon
la nature, le pire malheur qui puisse arriver à un homme
serait de ne plus rien désirer (1.
23-26).
C'est pour cette raison que Calliclès conteste la
définition du bonheur présentée par Socrate, de même
qu'il rejette sa conception de la vertu (1.
17-22).
Calliclès.
»
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