Phédon [ou De l’âme ; genre moral] - Platon
Publié le 27/03/2019
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Platon Phédon BeQ Platon Phédon [ou De l’âme ; genre moral] Traduction, notices et notes par Émile Chambry La Bibliothèque électronique du Québec Collection Philosophie Volume 4 : version 1.01 2 Aussi, à la Bibliothèque : Apologie de Socrate Criton Le Sophiste Le Politique Philèbe Timée Critias Théétète Protagoras 3 Phédon Édition de référence : Garnier-Flammarion, no 75. 4 Notice sur la vie de Platon Platon naquit à Athènes en l’an 428-427 av. J.-C. dans le dème de Collytos. D’après Diogène Laërce, son père Ariston descendait de Codros. Sa mère Périctionè, sœur de Charmide et cousine germaine de Critias, le tyran, descendait de Dropidès, que Diogène Laërce donne comme un frère de Solon. Platon avait deux frères aînés, Adimante et Glaucon, et une sœur, Potonè, qui fut la mère de Speusippe. Son père Ariston dut mourir de bonne heure ; car sa mère se remaria avec son oncle Pyrilampe, dont elle eut un fils, Antiphon. Quand Platon mourut, il ne restait plus de la famille qu’un enfant, Adimante, qui était sans doute le petit-fils de son frère. Platon l’institua son héritier, et nous le retrouvons membre de l’Académie sous Xénocrate ; la famille de Platon s’éteignit probablement avec lui ; car on n’en entend plus parler. La coutume voulait qu’un enfant portât le nom de son grand-père, et Platon aurait dû s’appeler comme lui Aristoclès. Pourquoi lui donna-t-on le nom de Platon, d’ailleurs commun à cette époque ? Diogène Laërce rapporte qu’il lui fut donné par son maître de 5 gymnastique à cause de sa taille ; mais d’autres l’expliquent par d’autres raisons. La famille possédait un domaine près de Képhisia, sur le Céphise, où l’enfant apprit sans doute à aimer le calme des champs, mais il dut passer la plus grande partie de son enfance à la ville pour les besoins de son éducation. Elle fut très soignée, comme il convenait à un enfant de haute naissance. Il apprit d’abord à honorer les dieux et à observer les rites de la religion, comme on le faisait dans toute bonne maison d’Athènes, mais sans mysticisme, ni superstition d’aucune sorte. Il gardera toute sa vie ce respect de la religion et l’imposera dans ses Lois. Outre la gymnastique et la musique, qui faisaient le fond de l’éducation athénienne, on prétend qu’il étudia aussi le dessin et la peinture. Il fut initié à la philosophie par un disciple d’Héraclite, Cratyle, dont il a donné le nom à un de ses traités. Il avait de grandes dispositions pour la poésie. Témoin des succès d’Euripide et d’Agathon, il composa lui aussi des tragédies, des poèmes lyriques et des dithyrambes. Vers l’âge de vingt ans, il rencontra Socrate. Il brûla, dit-on, ses tragédies, et s’attacha dès lors à la philosophie. Socrate s’était dévoué à enseigner la vertu à ses concitoyens : c’est par la réforme des individus qu’il voulait procurer le bonheur de la cité. Ce fut aussi le but que s’assigna Platon, car, à l’exemple de son cousin Critias et de son oncle Charmide, il songeait à se 6 lancer dans la carrière politique ; mais les excès des Trente lui firent horreur. Quand Thrasybule eut rétabli la constitution démocratique, il se sentit de nouveau, quoique plus mollement, pressé de se mêler des affaires de l’État. La condamnation de Socrate l’en dégoûta. Il attendit en vain une amélioration des mœurs politiques ; enfin, voyant que le mal était incurable, il renonça à prendre part aux affaires ; mais le perfectionnement de la cité n’en demeura pas moins sa grande préoccupation, et il travailla plus que jamais à préparer par ses ouvrages un état de choses où les philosophes, devenus les précepteurs et les gouverneurs de l’humanité, mettraient fin aux maux dont elle est accablée. Il était malade lorsque Socrate but la ciguë, et il ne put assister à ses derniers moments. Après la mort de son maître, il se retira à Mégare, près d’Euclide et de Terpsion, comme lui disciples de Socrate. Il dut ensuite revenir à Athènes et servir, comme ses frères, dans la cavalerie. Il prit, dit-on, part aux campagnes de 395 et de 394, dans la guerre dite de Corinthe. Il n’a jamais parlé de ses services militaires, mais il a toujours préconisé les exercices militaires pour développer la vigueur. Le désir de s’instruire le poussa à voyager. Vers 390, il se rendit en Égypte, emmenant une cargaison 7 d’huile pour payer son voyage. Il y vit des arts et des coutumes qui n’avaient pas varié depuis des milliers d’années. C’est peut-être au spectacle de cette civilisation fidèle aux antiques traditions qu’il en vint à penser que les hommes peuvent être heureux en demeurant attachés à une forme immuable de vie, que la musique et la poésie n’ont pas besoin de créations nouvelles, qu’il suffit de trouver la meilleure constitution et qu’on peut forcer les peuples à s’y tenir. D’Égypte, il se rendit à Cyrène, où il se mit à l’école du mathématicien Théodore, dont il devait faire un des interlocuteurs du Théétète. De Cyrène, il passa en Italie, où il se lia d’amitié avec les pythagoriciens Philolaos, Archytas et Timée. Il n’est pas sûr que ce soit à eux qu’il ait pris sa croyance à la migration des âmes ; mais il leur doit l’idée de l’éternité de l’âme, qui devait devenir la pierre angulaire de sa philosophie ; car elle lui fournit la solution du problème de la connaissance. Il approfondit aussi parmi eux ses connaissances en arithmétique, en astronomie et en musique. D’Italie, il se rendit en Sicile. Il vit Catane et l’Etna. À Syracuse, il assista aux farces populaires et acheta le livre de Sophron, auteur de farces en prose. Il fut reçu à la cour de Denys comme un étranger de distinction et il gagna à la philosophie Dion, beau-frère du tyran. Mais il ne s’accorda pas longtemps avec Denys, qui le 8 renvoya sur un vaisseau en partance pour Égine, alors ennemie d’Athènes. Si, comme on le rapporte, il le livra au Lacédémonien Pollis, c’était le livrer à l’ennemi. Heureusement il y avait alors à Égine un Cyrénéen, Annikéris, qui reconnut Platon et le racheta pour vingt mines. Platon revint à Athènes, vraisemblablement en 388. Il avait quarante ans. La guerre durait encore ; mais elle allait se terminer l’année suivante par la paix d’Antalkidas. À ce moment, Euripide était mort et n’avait pas eu de successeur digne de lui. Aristophane venait de faire jouer son dernier drame, remanié, le Ploutos, et le théâtre comique ne devait retrouver son éclat qu’avec Ménandre. Mais si les grands poètes faisaient défaut, la prose jetait alors un vif éclat avec Lysias, qui écrivait des plaidoyers et en avait même composé un pour Socrate, et Isocrate, qui avait fondé une école de rhétorique. Deux disciples de Socrate, Eschine et Antisthène, qui tous deux avaient défendu le maître, tenaient école et publiaient des écrits goûtés du public. Platon, lui aussi, se mit à enseigner ; mais au lieu de le faire en causant, comme son maître, en tous lieux et avec tout le monde, il fonda une sorte d’école à l’image des sociétés pythagoriciennes. Il acheta un petit terrain dans le voisinage du gymnase d’Académos, près de Colone, le village natal de Sophocle. De là le nom d’Académie qui fut donné à l’école de Platon. Ses 9 disciples formaient une réunion d’amis, dont le président était choisi par les jeunes et dont les membres payaient sans doute une cotisation. Nous ne savons rien des vingt années de la vie de Platon qui s’écoulèrent entre son retour à Athènes et son rappel en Sicile. On ne rencontre même dans ses œuvres aucune allusion aux événements contemporains, à la reconstitution de l’empire maritime d’Athènes, aux succès de Thèbes avec Épaminondas, à la décadence de Sparte. Denys l’Ancien étant mort en 368, Dion, qui comptait gouverner l’esprit de son successeur, Denys le Jeune, appela Platon à son aide. Il rêvait de transformer la tyrannie en royauté constitutionnelle, où la loi et la liberté régneraient ensemble. Son appel surprit Platon en plein travail ; mais le désir de jouer un rôle politique et d’appliquer son système l’entraîna. Il se mit en route en 366, laissant à Eudoxe la direction de son école. Il gagna en passant l’amitié d’Archytas, mathématicien philosophe qui gouvernait Tarente. Mais quand il arriva à Syracuse, la situation avait changé. Il fut brillamment reçu par Denys, mais mal vu des partisans de la tyrannie et en particulier de Philistos, qui était rentré à Syracuse après la mort de Denys l’Ancien. En outre, Denys s’étant aperçu que Dion voulait le tenir en tutelle, le bannit de Syracuse. Tandis que Dion s’en allait vivre à Athènes, Denys retenait Platon, sous prétexte de recevoir ses leçons, pendant tout l’hiver. 10 Enfin quand la mer redevint navigable, au printemps de l’année 365, il l’autorisa à partir sous promesse de revenir avec Dion. Ils se séparèrent amicalement, d’autant mieux que Platon avait ménagé à Denys l’alliance d’Archytas de Tarente. De retour à Athènes, Platon y trouva Dion qui menait une vie fastueuse. Il reprit son enseignement. Cependant Denys avait pris goût à la philosophie. Il avait appelé à sa cour deux disciples de Socrate, Eschine et Aristippe de Cyrène, et il désirait revoir Platon. Au printemps de 361, un vaisseau de guerre vint au Pirée. Il était commandé par un envoyé du tyran, porteur de lettres d’Archytas et de Denys, où Archytas lui garantissait sa sûreté personnelle, et Denys lui faisait entrevoir le rappel de Dion pour l’année suivante. Platon se rendit à leurs instantes prières et partit avec son neveu Speusippe. De nouveaux déboires l’attendaient : il ne put convaincre Denys de la nécessité de changer de vie. Denys mit l’embargo sur les biens de Dion. Platon voulut partir ; le tyran le retint, et il fallut l’intervention d’Archytas pour qu’il pût quitter Syracuse, au printemps de 360. Il se rencontra avec Dion à Olympie. On sait comment celuici, apprenant que Denys lui avait pris sa femme, pour la donner à un autre, marcha contre lui en 357, s’empara de Syracuse et fut tué en 353. Platon lui survécut cinq ans. Il mourut en 347-346, au milieu d’un repas de 11 noces, dit-on. Son neveu Speusippe lui succéda. Parmi les disciples de Platon, les plus illustres quittèrent l’école. Aristote et Xénocrate se rendirent chez Hermias d’Atarnée, Héraclide resta d’abord à Athènes, puis alla fonder une école dans sa patrie, Héraclée. Après la mort de Speusippe, Xénocrate prit la direction de l’Académie, qui devait subsister jusqu’en 529 de notre ère, année où Justinien la fit fermer. 12 Notice sur le Phédon ARGUMENT Nous sommes à Phliunte, ville du Péloponnèse, où il y avait, comme à Thèbes, un petit groupe de Pythagoriciens, très sympathiques au cercle socratique d’Athènes. Phédon d’Élis, qui avait assisté à la mort de Socrate, étant de passage à Phliunte, s’est rendu au synédrion (cercle) pythagoricien, où il a des amis. L’un d’eux, Échécrate, l’interroge sur les derniers moments de Socrate. Tout ce que nous en savons, dit-il, c’est qu’il a été condamné à mort, et qu’il est resté longtemps en prison. Pourquoi ? – C’est que, dit Phédon, la veille du jugement, on avait couronné la poupe du vaisseau que les Athéniens envoient tous les ans à Délos, pour commémorer la victoire de Thésée sur le Minotaure. Or, jusqu’au retour du vaisseau, la loi défend d’exécuter un condamné. – Dis-nous maintenant, reprit Échécrate, quels furent ceux qui assistèrent à son dernier jour. – C’étaient Apollodore, Criton et son fils Critobule, Hermogène, Épigène, Eschine, Antisthène, Ctèsippe et Ménexène, tous Athéniens, et, parmi les étrangers, 13 Simmias de Thèbes, Cébès et Phaidondès, enfin Euclide et Terpsion de Mégare. Platon était malade et Aristippe et Cléombrote se trouvaient à Égine. Nous nous rassemblions tous les jours dans la prison de Socrate ; mais, ayant appris l’arrivée du vaisseau, nous y vînmes le lendemain de grand matin. Socrate était avec sa femme Xanthippe, qui, à notre vue, se mit à pousser des cris et des plaintes. Socrate la fit reconduire et l’entretien commença. On venait de lui ôter ses fers. Le plaisir qu’il en ressentait lui inspira cette réflexion que le plaisir et son contraire, la douleur, se suivent comme s’ils étaient attachés ensemble. Si Ésope avait remarqué cela, dit-il, il en aurait composé une fable. – Cela me fait souvenir, dit Cébès, qu’Évènos m’a demandé quelle idée tu as eue de mettre en vers des fables d’Ésope. – Réponds-lui, repartit Socrate, que je l’ai fait sur l’ordre d’un songe ; salue-le de ma part, et dis-lui de me suivre le plus vite possible. Il y consentira s’il est philosophe ; cependant il ne se fera pas violence à lui-même. – Comment, demanda Cébès, accordes-tu ces deux assertions qu’il n’est pas permis de se faire violence à soi-même et d’autre part que le philosophe est disposé à suivre celui qui meurt ? – C’est que, dit Socrate, nous sommes ici-bas comme dans un poste d’où il n’est pas permis de s’évader sans le congé des dieux qui nous y ont placés. Mais, quand le moment de mourir est venu, le philosophe n’en est 14 point fâché, parce qu’il espère trouver dans l’autre monde d’autres dieux également bons et des hommes meilleurs que ceux d’ici. À ce moment, Criton intervint et avertit Socrate de ne point parler, s’il ne voulait pas s’échauffer et contrarier ainsi l’action du poison. Socrate ne tint aucun compte de cet avertissement. Mais cette interruption de l’entretien est un petit intermède destiné à marquer que la vraie discussion va commencer. Quel est le but du philosophe ? Se détacher du corps autant que possible ; car les distractions que donne le corps gênent l’âme dans sa poursuite de la vérité. Pour voir le bon en soi, le beau en soi et toutes les essences, le corps est un obstacle ; on ne les saisit qu’avec la pensée seule et toute pure, en sorte qu’il faut attendre la mort pour que l’âme, séparée de lui, puisse atteindre pleinement la vérité. Le philosophe aurait donc tort de craindre la mort, après s’être exercé toute sa vie à s’abstraire de son corps, c’est-à-dire en somme après s’être exercé à mourir. – Ce que tu dis, reprit Cébès, est exact. Mais la plupart des gens ne croient pas que l’âme existe encore, une fois séparée du corps. La grande et belle espérance dont tu parles demande à être fondée sur des preuves solides. – Examinons à fond la question, dit Socrate. Une ancienne tradition veut que les âmes qui ont quitté ce 15 monde existent dans l’Hadès et que de là elles reviennent ici. Si nous étendons notre enquête de l’âme à tout ce qui a vie, nous constatons qu’une chose naît de son contraire, le plus grand du plus petit et le plus petit du plus grand, le beau du laid et le laid du beau, le sommeil de la veille et la veille du sommeil. C’est ainsi que la vie naît de la mort et la mort de la vie. Cette dernière génération est visible tous les jours ; nous ne voyons pas l’autre, celle qui va de la mort à la vie ; mais, à moins que la nature ne soit boiteuse, il faut l’admettre aussi. Si en effet les naissances ne s’équilibraient pas d’un contraire à l’autre et se faisaient uniquement dans un seul sens, d’un contraire à celui qui lui fait face, et jamais inversement, tout finirait par être dans le même état ; la génération s’arrêterait et tout tomberait dans la mort. Cette preuve par les contraires est confirmée par la théorie de la réminiscence. Apprendre est se souvenir, et la preuve, c’est que, quand on interroge bien les hommes, ils découvrent d’eux-mêmes la vérité sur chaque chose, ce qu’ils seraient incapables de faire s’ils n’avaient la science en eux-mêmes. Pour se souvenir d’une chose, il faut l’avoir apprise auparavant. Or, quand, à propos d’une chose, nous nous souvenons d’une autre, quand, par exemple, la vue d’un manteau évoque celui qui le portait, c’est ce que j’appelle réminiscence. Lorsque nous voyons deux pierres égales, 16 nous les jugeons telles en les comparant à l’égalité absolue vers laquelle elles tendent sans l’atteindre jamais. Il faut donc que nous ayons eu connaissance de l’égalité absolue avant de percevoir les choses sensibles, pour pouvoir dire que, sous le rapport de l’égalité, elles sont inférieures à l’égalité absolue. Et il en est de même de toutes les notions absolues, du bon absolu, du beau absolu. Ces notions, les sens sont incapables de nous les fournir. Il faut donc que nos âmes les aient apportées toutes faites d’une existence antérieure. Cependant Simmias et Cébès ne sont pas satisfaits. Ils admettent bien que notre âme ait existé avant notre naissance ; mais il reste à démontrer qu’elle existe encore après la mort. – Cette démonstration, vous l’avez, réplique Socrate, si à la preuve de la réminiscence vous joignez celle des contraires. Si en effet l’âme ne peut naître que de ce qui est mort, il faut nécessairement qu’elle existe encore après la mort, puisqu’elle doit revenir à la vie. Comme les deux Thébains ont encore des doutes, Socrate complète les deux premières preuves par une troisième, tirée de la simplicité de l’âme. La mort n’est autre chose que la dissolution des divers éléments des choses composées ; mais les choses simples, comme les essences, sont indissolubles, et l’âme appartient à 17 l’espèce des essences. De plus, c’est l’âme qui commande et le corps qui obéit. Par là, l’âme ressemble au divin, qui est fait pour commander, et le corps ressemble à ce qui est mortel et fait pour obéir. Dès lors, n’est-il pas naturel que le corps se dissolve et que l’âme soit indissoluble ou à peu près ? Si elle s’est bien détachée du corps pendant la vie, on peut croire qu’elle s’en ira vers ce qui est divin et passera son existence avec les dieux. Au contraire, l’âme qui est restée attachée au corps est tirée en arrière vers le monde visible ; elle hante les tombeaux sous forme de fantôme, et elle rentre dans des corps de bêtes dont la nature correspond à la sienne. Les âmes de vertu moyenne reviennent dans des races sociables et douces comme elles. Seules, les âmes des vrais philosophes entrent dans la race des dieux. La philosophie leur remontre que le témoignage des sens est plein d’illusions, que chaque plaisir et chaque peine rive l’âme au corps, la rend semblable à lui et lui fait croire que ce que dit le corps est vrai. Elle reste ainsi contaminée par le corps et, quand elle en sort, elle retombe promptement dans un autre corps, et elle est privée du commerce de ce qui est divin, pur et simple. C’est pour ces raisons que les philosophes sont tempérants et courageux, au lieu de l’être à la façon du vulgaire, qui ne l’est que pour éviter un mal. Une âme ainsi nourrie dans le détachement du corps n’a pas à 18 craindre, en le quittant, d’être dispersée par les vents, comme le croit le vulgaire. Ces paroles furent suivies d’un long silence, chacun s’absorbant dans la pensée de ce qui venait d’être dit. Cependant Socrate s’aperçut que Simmias et Cébès causaient à voix basse entre eux et leur demanda s’ils avaient quelque chose à redire à sa démonstration. – Oui, dirent-ils ; chacun de nous a son objection à te présenter. Voici la mienne, dit Simmias. On peut assimiler l’âme à l’harmonie d’une lyre, notre corps est tendu et maintenu par le chaud, le froid, le sec, l’humide, et l’âme est un mélange et une harmonie de ces éléments. Or si l’âme est une harmonie, elle doit périr comme les autres harmonies qui sont dans les sons et dans les ouvrages des artisans, et périr même avant les éléments du corps. Avant de répondre, Socrate invite Cébès à exposer aussi son objection. Je suis comme toi, dit Cébès, convaincu que notre âme existait avant notre naissance, mais non qu’elle existe toujours après la mort. L’âme est, à mon avis, plus durable que le corps ; mais elle n’est pas immortelle pour cela. On peut l’assimiler à un tisserand qui a usé un grand nombre d’habits qu’il s’est faits lui-même et qui meurt après eux, mais avant le dernier qu’il a porté. L’âme peut ainsi user plusieurs corps, et mourir avec le dernier qu’elle s’est tissé. Dès 19 lors l’homme qui affronte la mort avec confiance est un insensé ; car il se peut que son âme périsse avec son corps. La gravité de ces deux objections a atterré les auditeurs, qui, en voyant par terre les arguments de Socrate, ont peur qu’il n’arrive pas à justifier sa confiance dans une vie plus heureuse. Socrate essaie d’abord de leur rendre confiance dans la validité des raisonnements. Pour cela, s’adressant à Phédon, qui est assis à ses pieds, il lui remontre que les faux raisonnements ne doivent pas rendre sceptiques et que, si l’on s’est trompé, il ne faut s’en prendre qu’à soimême et à son incapacité, et non au raisonnement. Aussi demande-t-il à Simmias et à Cébès de bien surveiller son argumentation pour éviter l’erreur. Avant d’entamer la discussion décisive, Socrate demande à ses deux contradicteurs s’ils acceptent la théorie de la réminiscence et l’existence de l’âme avant notre naissance. Ils déclarent tous les deux qu’ils en sont convaincus. Alors, prenant d’abord Simmias à partie, il n’a pas de peine à le mettre en contradiction avec lui-même ; car comment soutenir que l’âme, étant une harmonie, puisse exister avant les éléments dont elle est formée ? On peut d’ailleurs prouver d’une autre manière que l’âme n’est pas une harmonie. Il y a des degrés dans les harmonies, selon que les éléments d’où 20 elles résultent sont plus ou moins bien harmonisés ; mais dans l’âme il n’y a pas de degrés ; chaque âme est exactement ce qu’est une autre âme. En outre, nous disons que certaines âmes sont vertueuses et d’autres vicieuses. Or nous admettons que la vertu est harmonie et le vice dissonance. Il s’ensuit que l’âme vertueuse a en elle une autre harmonie, et la vicieuse une dissonance, ce qui est contraire à nos prémisses. À moins d’admettre qu’il n’y a pas d’âme plus vertueuse ou plus vicieuse qu’une autre, l’âme n’est donc pas une harmonie. Enfin c’est l’âme qui commande et le corps qui obéit. Si elle était une harmonie, elle suivrait les éléments qui la composent au lieu de les régenter. Reste la thèse de Cébès ; elle est plus difficile à réfuter ; car elle exige une investigation complète sur les causes de la génération et de la corruption. À ce propos, Socrate commence par raconter ses propres expériences. Dans ma jeunesse, dit-il, je me demandais avec les vieux physiologues quelles étaient les causes des choses, si, par exemple, le froid et le chaud étaient les forces qui avaient formé l’univers, si c’était le sang, le feu ou l’air qui étaient la cause de l’intelligence. Mais ces recherches, loin de m’éclairer, me jetèrent dans une telle perplexité que je me reconnus incapable de les poursuivre. Or un jour, ayant entendu lire dans un livre d’Anaxagore que l’Esprit est la cause de toutes choses, je fus enthousiasmé de cette découverte. Il me 21 parut que l’Esprit ne pouvait disposer les choses que de la façon la meilleure, et je pensai qu’Anaxagore allait tout expliquer par là. Il n’en était rien. Au lieu de chercher dans le mieux les véritables causes, il les cherchait dans l’air, dans l’eau, dans l’éther, confondant les conditions de l’existence avec les causes de l’existence. C’est comme si l’on disait que je suis assis ici et cause avec vous, parce que j’ai des tendons, des os, de la voix, au lieu de dire que c’est parce que je l’ai jugé meilleur. Aussi je changeai de méthode, et je cherchai la cause dans les Idées comme le bien en soi, le beau en soi. Les choses sensibles ne sont bonnes ou belles que parce qu’elles participent du bien en soi, de la beauté en soi, et de même pour la grandeur, la petitesse et les autres essences. Qu’on m’interroge donc sur la cause d’une belle chose, je répondrai simplement que c’est l’Idée du beau, et j’écarterai toute autre réponse. Si l’on me demande pourquoi Simmias est plus grand que Socrate et plus petit que Phédon, je dirai que c’est la grandeur qui est en lui qui est plus grande que la petitesse qui est dans Socrate, et que c’est la petitesse qui est en lui qui est plus petite que la grandeur qui est dans Phédon ; car cela n’a rien à faire avec la personnalité de Simmias, de Socrate et de Phédon. Nous voyons par cet exemple que deux Idées peuvent coexister dans le même sujet, bien qu’elles ne puissent 22 pas se combiner l’une avec l’autre. Ainsi la grandeur en elle-même ne veut jamais être à la fois grande et petite, et la grandeur qui est en nous n’admet pas la petitesse. Aucun contraire ne veut devenir son contraire, mais, ou bien il se retire, ou bien il périt. Ici quelqu’un objecta qu’on avait admis auparavant que les contraires naissent des contraires. C’est que, répondit Socrate, nous parlions des choses qui ont des contraires ; à présent nous parlons des contraires euxmêmes, c’est-à-dire des essences. Et il est évident que non seulement ces contraires absolus s’excluent les uns les autres, mais encore que toutes les choses qui, sans être contraires les unes aux autres, contiennent toujours des contraires, ne reçoivent pas non plus l’idée contraire à celle qui est en elles, et qu’à son approche elles périssent ou cèdent la place. Ainsi le nombre trois, qui n’est pas l’impair absolu, mais qui contient l’idée de l’impair, ne deviendra jamais pair tout en restant trois. De même l’âme qui entre dans un corps et y apporte toujours la vie, ne recevra jamais le contraire de ce qu’elle apporte, c’est-à-dire la mort. Elle est donc immortelle et par suite indestructible. La conséquence de l’immortalité, c’est qu’il faut prendre soin de son âme, non seulement pour le temps de cette vie, mais pour tout le temps à venir. Il faut la rendre la meilleure possible. Car les âmes sont jugées 23 après la mort et traitées comme elles l’ont mérité pendant la vie : les âmes souillées par les vices du corps errent longtemps avant d’arriver au séjour qui leur est réservé, tandis que les âmes pures, guidées par les dieux, vont tout droit à la résidence qui les attend. À ce propos, Socrate expose dans un mythe l’idée qu’il se fait de la terre et des lieux souterrains où séjournent les morts. La terre est sphérique et divisée en beaucoup de creux pareils à celui de la Méditerranée, dont nous habitons les bords. Mais au-dessus de ces creux habités par les hommes, il y a une terre plus pure, qui est située dans le ciel pur, dans l’éther, où sont les astres. Elle est beaucoup plus brillante, plus riche en productions et en beautés de toutes sortes que la nôtre. Toutes les cavités de notre terre communiquent entre elles par des canaux souterrains remplis d’eau. Il y a sous terre des fleuves immenses qui se jettent dans un vaste gouffre, le Tartare, pour en sortir ensuite. Ce qui fait que tous les fleuves sortent de ce gouffre et y retombent, c’est que leurs eaux ne trouvant là ni fond ni appui, oscillent tantôt vers le bas, tantôt vers le haut, où elles forment les lacs et les mers de la surface de la terre. Parmi ces fleuves, il y en a quatre principaux : l’Océan, qui encercle le globe ; l’Achéron, qui se jette dans le lac Achérousiade, où se rendent la plupart des âmes des morts et d’où elles sont renvoyées pour 24 renaître parmi les vivants ; le Pyriphlégéthon et enfin le Cocyte, qui tous deux tombent aussi dans le lac Achérousiade. Après leur jugement, les morts qui ont mené une vie moyenne, entre le vice et la vertu, s’embarquent sur l’Achéron pour le lac Achérousiade, où ils se purifient. Les grands criminels, regardés comme incurables, sont précipités dans le Tartare, d’où ils ne sortiront jamais. Ceux qui ont commis des crimes ordinaires, mais s’en sont repentis, tombent dans le Tartare, y restent un an, puis en sortent, soit par le Cocyte, soit par le Pyriphlégéthon, pour venir au bord de l’Achérousiade. Là, ils appellent à grands cris ceux qu’ils ont offensés et, s’ils obtiennent leur pardon, ils entrent dans le lac Achérousiade et voient la fin de leurs maux ; sinon, leur punition continue jusqu’à ce qu’ils aient fléchi leurs victimes. Ceux qui ont mené une vie sainte vont au contraire habiter la terre pure, et les âmes des philosophes des résidences plus belles encore. Voilà ce qui doit rassurer le philosophe qui a pratiqué la tempérance et la justice. Quand Socrate eut fini de parler, Criton lui demanda s’il n’avait pas quelques recommandations à faire. Prenez soin de vous-mêmes, répondit-il ; je n’ai pas autre chose à vous demander. – Comment faudra-t-il t’ensevelir ? – Comme vous voudrez, dit-il. Le pauvre 25 Criton s’imagine que je suis celui qu’il verra tout à l’heure sous forme de cadavre. Persuadez-lui que je ne resterai pas ici quand je serai mort, mais que j’irai goûter les félicités des bienheureux. Socrate sortit alors pour prendre un bain, afin d’épargner aux femmes la peine de le laver après sa mort. On lui amena ses enfants et ses parentes. Il s’entretint quelque temps avec elles, puis revint à ses amis. Mais, presque aussitôt, le serviteur des Onze se présenta pour l’avertir que son heure était arrivée ; il loua la douceur et la patience de son prisonnier, puis se détourna pour pleurer. Socrate lui dit adieu, en faisant l’éloge de sa bonté, et demanda le poison. Criton lui fit observer que le soleil était encore sur les montagnes et qu’il pouvait différer et attendre comme les autres le dernier moment. « Je n’ai rien à gagner à attendre, répondit-il : je me rendrais ridicule à mes yeux. » On apporta la coupe. Socrate la prit avec une sérénité parfaite. Il demanda s’il pouvait en faire une libation à un dieu. L’homme qui avait apporté le poison lui répondit qu’on n’en broyait que juste ce qui était nécessaire. Alors Socrate épuisa la coupe. Nous nous mîmes tous à pleurer et à nous lamenter. Apollodore surtout poussait des plaintes à fendre le cœur. « Que faites-vous ? dit Socrate. Si j’ai renvoyé les femmes, c’était pour éviter ces lamentations 26 déplacées. » Comme ses jambes s’appesantissaient, il se coucha sur le dos. Peu à peu, le froid gagna les jambes, puis le bas-ventre. Sentant sa fin approcher, Socrate dit à Criton : « Nous devons un coq à Asclèpios ; ne l’oubliez pas. » Criton lui demanda s’il avait une dernière recommandation à faire. Il ne répondit pas. Un instant après, il eut un sursaut. L’homme le découvrit, car il s’était voilé la tête. Il avait les yeux fixes. Criton lui ferma la bouche et les yeux. Telle fut, Échécrate, la fin de notre ami, le meilleur, le plus sage et le plus juste des hommes. LE SUJET DU PHÉDON Le Phédon est-il, comme M. Burnet le soutient dans l’introduction de l’édition qu’il en a donnée (2e éd., 1931), le fidèle récit de ce qui fut fait et dit le jour où Socrate but la ciguë ? Il est très vraisemblable qu’un certain nombre de détails relatifs aux derniers moments de Socrate sont des détails authentiques, recueillis par Platon de la bouche de ceux qui y avaient assisté. Il est probable aussi que le maître s’entretint de l’immortalité avec ses disciples. Mais comment croire que le sujet ait été traité en un tel jour avec une telle ampleur, avec une méthode si parfaite et une progression si habile ? Le 27 Phédon n’est pas une improvisation, mais une œuvre de longue patience et de longue réflexion, composée par un philosophe et un écrivain de génie. Comment, d’autre part, le Socrate qui, dans l’Apologie, est si peu affirmatif sur la question de l’immortalité, peut-il soutenir quelque temps après que l’âme est sûrement immortelle ? Comment enfin lui attribuer une théorie qui repose sur l’existence des Idées, nettement affirmée par Aristote comme étant purement platonicienne ? S’il est un ouvrage qui porte bien la marque de Platon, c’est le Phédon. On peut même dire que tout le platonicisme y est condensé. Le sujet est en effet très complexe, bien que l’unité en saute aux yeux. Au début, Socrate affirme deux choses, l’une, que nous sommes dans la vie placés à un poste par la volonté des dieux, l’autre, que le philosophe doit aspirer à quitter cette vie. Comme ces deux assertions paraissent contradictoires à Cébès, Socrate va démontrer que le vrai philosophe doit affronter hardiment la mort et qu’il peut espérer une vie heureuse dans l’autre monde. Voilà le leitmotiv qui ne sera jamais perdu de vue. Pourquoi le vrai philosophe ne craint-il pas la mort ? C’est qu’elle le délivre du corps, qui est pour l’âme une entrave dans la poursuite de la vérité. Mais, pour que le philosophe, délivré du corps, puisse atteindre la vérité avec son âme seule, il faut que celle-ci soit immortelle. Et voilà comment 28 Socrate est amené à démontrer l’immortalité. Cette démonstration n’est faite que pour justifier son espoir ; mais elle est tellement importante en elle-même qu’elle occupe la place principale et que l’ouvrage semble fait uniquement pour elle. La démonstration faite, Socrate en tire les conséquences morales : les bons seront récompensés et les méchants punis dans l’autre monde. Et pour nous donner une idée de cet autre monde et des séjours réservés aux âmes, il expose sous forme de mythe sa conception des trois parties de la terre, la terre pure et supérieure, la terre que nous habitons et la terre souterraine. On voit comment ces trois objets, immortalité, sanctions supraterrestres, description de la terre, se tiennent entre eux par un lien si étroit que la complexité des matières n’empêche pas l’unité de l’ouvrage d’éclater aux yeux. LA DÉMONSTRATION DE L’IMMORTALITÉ Qu’est-ce que valent les arguments en faveur de l’immortalité ? Le premier, celui des contraires, a été vivement combattu dès l’antiquité. Les contraires ne sont-ils pas de pures abstractions ? Existent-ils dans la réalité ? Et, s’il existent réellement, peut-on dire qu’ils naissent les uns des autres ? Peut-on raisonnablement soutenir que le laid vient du beau, le beau du laid ? 29 Quand un homme ou une plante meurent, la semence qui donne la vie à un autre homme ou à une autre plante est quelque chose de vivant, non de mort. Ce qui est mort est bien mort et ne se ressuscite pas. L’argument de la réminiscence donnait lieu aussi à une foule d’objections. Dans laquelle de ses vies antérieures l’âme a-t-elle puisé la connaissance de l’égalité en soi, du bien en soi ? Pourquoi n’a-t-elle gardé le souvenir que de ces idées absolues et a-t-elle perdu tout le fruit de ses expériences passées ? Celles-ci se réveillent, dit-on, par des interrogations bien conduites, comme le prouve dans le Ménon l’exemple du jeune esclave qui retrouve la manière de doubler un carré. En réalité, c’est Socrate qui le découvre pour lui. L’esclave n’a pas besoin de se rappeler quoi que ce soit : les figures tracées par Socrate lui rendent les choses évidentes ; et le premier qui démontra le théorème le fit sans autre aide que le raisonnement appliqué au sujet. Ainsi, même en les accouplant l’une avec l’autre, la démonstration de l’immortalité de l’âme par les contraires et la démonstration par la réminiscence laissent place au doute, même chez les auditeurs de Socrate. C’est pourquoi la discussion recommence. Cette fois elle est poussée plus à fond et s’appuie sur la théorie des Idées. Ici Platon déploie toutes les ressources d’une 30 dialectique très subtile et très serrée, et il faut reconnaître que, si l’on admet avec lui l’existence véritable des Idées immuables et éternelles, l’âme, qui participe d’elles, doit être impérissable comme elles. Mais si les Idées n’existent pas en dehors de notre esprit, si elles ne sont que des conceptions pythagoriciennes auxquelles Platon a prêté la vie pour expliquer l’univers et donner un fondement à la connaissance, que reste-t-il de sa démonstration ? Et que peut-on opposer aux raisons de ses adversaires, stoïciens et épicuriens, que Lucrèce a recueillies et fait valoir dans le troisième livre de son poème ? Il ne reste qu’à confesser notre impuissance à prouver l’immortalité par des moyens humains. C’est pourquoi, en l’admettant au nombre de ses dogmes, le christianisme en a fait l’objet d’une révélation divine. LA NATURE DE L’ÂME D’APRÈS PLATON Partie de l’âme universelle, l’âme humaine est comme elle, non seulement immortelle, mais éternelle. Platon n’a jamais songé que l’âme pût être créée de rien, et il n’est jamais venu à l’idée d’aucun philosophe grec que le monde ait été tiré du néant. Une telle conception est contraire au principe que la somme de force est constante dans la nature. Mais il semble que 31 Platon ait quelque peu varié dans l’idée qu’il se fait de l’âme. Dans le Phédon, l’âme est simple, µουοειδ?ς, et cette simplicité est un des arguments qui militent pour son immortalité. En outre, les amours, les désirs et les craintes, qui gênent la contemplation de l’âme, sont rapportés au corps. Au contraire, dans la République, qui est probablement antérieure au Phédon, dans le Phèdre et dans le Timée, qui lui sont postérieurs, l’âme est divisée en trois parties, une partie raisonnable, une irascible, une appétitive, et dans le Philèbe, 35 c, il est expressément déclaré que toutes les passions ont leur origine dans l’âme, le corps étant par lui-même incapable de donner naissance à aucune sensation. Comment concilier ces deux doctrines différentes ? Dès le temps de Speusippe et de Xénocrate, successeurs immédiats de Platon à l’Académie, certains platoniciens pensaient que les deux âmes inférieures étaient mortelles ; d’autres, au contraire, que toutes les âmes, même les âmes rudimentaires des plantes, étaient immortelles. Faut-il, pour écarter la contradiction, admettre que l’immortalité n’appartient qu’au seul λογιστιχ?υ, à la raison ? Mais il n’y a pas un seul passage dans Platon où l’âme consiste dans le λογιστιχ?υ seul et soit séparée des autres parties. La difficulté se résout facilement si l’on admet avec Archer Hind (Introduction au Phédon, p. XXXII-XXXVI) que les trois espèces d’âmes ne sont pas vraiment des espèces 32 différentes, mais seulement trois modes de l’activité de l’âme dans différentes conditions. Les deux plus basses espèces sont des conséquences de la conjonction de l’âme avec le corps, et leur opération cesse à la séparation de l’âme et de la matière. Dans le Philèbe, les passions sont assignées à l’âme, qui est le seul siège de la conscience ; dans le Phédon, au corps, parce qu’elles naissent de la relation de l’âme avec le corps. Les passions appartiennent au corps, parce qu’elles ne pourraient naître sans l’enveloppe corporelle, à l’âme parce que c’est par l’âme seule qu’elles peuvent être senties. Ces différences qu’on remarque dans les divers ouvrages de Platon, ne viennent donc point d’une variation de doctrine, mais du point de vue où s’est placé le philosophe. IMMORTALITÉ SUBSTANTIELLE OU PERSONNELLE Une autre question se pose au sujet de l’immortalité de l’âme. Cette immortalité est-elle substantielle ou personnelle ? Si l’on s’en tient aux arguments donnés par Platon, ils ne prouvent que l’immortalité substantielle. Le premier, celui de l’alternance des contraires, se réduit à ceci, que, si tout doit ne pas tomber dans la mort, la somme d’essence vitale ne doit subir aucune diminution ; mais il n’y a pas là l’ombre 33 d’une preuve que la vitalité persiste dans la même personne. Quant à l’argument de la réminiscence, le langage de Platon semble indiquer que l’âme existait individuellement avant la naissance ; mais ce n’est pas du tout impliqué dans le principe de la théorie. Les vérités premières sont un bien qui appartient à l’âme en général ; mais rien ne prouve, ni dans le Phédon, ni dans le Phèdre, ni dans la République, que les âmes ne sont pas résorbées dans l’âme universelle, où elles perdent la conscience de leur vie individuelle. Bien que les arguments métaphysiques ne puissent porter au-delà de l’immortalité substantielle, Platon a cru à la persistance de la personnalité de l’âme séparée du corps. Ce qui le prouve, ce sont les sanctions qui attendent l’âme dans l’autre monde et qui n’auraient pas de sens, si l’âme ne gardait pas le souvenir de sa conduite pendant la vie. LA MORALE DANS LE PHÉDON Ces sanctions ont un caractère fort original. Ce ne sont pas des punitions conçues comme une revanche ou une vengeance de la loi outragée. Ce sont des sanctions qui s’imposent d’elles-mêmes d’une manière infaillible. Elles consistent pour les justes dans un 34 perfectionnement de l’âme qui les assimile aux dieux avec lesquels ils vont vivre, et pour les méchants dans une dégradation morale et intellectuelle qui les ravale jusqu’aux bêtes les plus méprisables. Et comme l’âme est éternelle, ces sanctions se poursuivent d’une vie à l’autre. C’est ainsi que le sort d’un individu est conditionné par ses existences antérieures et qu’un péché originel dont il n’a plus conscience peut expliquer son état présent, et que tout ce qu’il fait dans la vie actuelle influence ses destinées futures. L’effet de la punition est d’améliorer les âmes. Elles peuvent en effet se racheter par la souffrance et remonter, d’une vie à l’autre, à un état plus parfait. Seules, les âmes jugées inguérissables sont condamnées à un supplice éternel dans le Tartare. Cet enfer éternel, qui révolte notre conscience, et qui est sans doute d’origine orphique, paraît tout naturel à Platon. On le trouve dans les mythes eschatologiques du Gorgias et de la République comme dans celui du Phédon. La morale de Platon, telle qu’elle est exposée dans le Phédon, est une morale ascétique, faite pour des âmes d’élite. Sans doute il ne méconnaît pas le mérite d’une vie honnête et sage pratiquée par de braves gens étrangers à la philosophie, et il leur assigne une place dans son paradis, c’est-à-dire dans la terre pure. Mais la meilleure place est pour les philosophes qui ont toute 35 leur vie répudié les plaisirs du corps pour se livrer à la poursuite de la vérité avec l’âme seule. La vie de tels hommes n’est qu’une préparation à la mort, qui les délivrera des distractions du corps et leur permettra d’atteindre aux vérités éternelles. C’est en cela qu’est le bonheur suprême, Platon l’a démontré dans la République (585 b sqq.), en cela aussi que consiste la vertu, puisque science et vertu se confondent d’après la doctrine socratique, à laquelle Platon est demeuré fidèle jusqu’à la fin. Mais une telle vertu est peu accessible au vulgaire. C’est le partage des seuls philosophes. Humanum genus vivit paucis. LA BEAUTÉ DU PHÉDON Le Phédon est d’abord intéressant par le sujet. Si misérable que soit sa condition, l’homme ne se résigne pas à la mort. La pensée qu’il ne sera plus rien lui est insupportable. Il aspire de toutes ses forces à l’immortalité. Platon a montré dans le Banquet que l’amour n’est autre chose que le désir de se perpétuer. Mais se perpétuer dans ses enfants ne suffit pas à l’homme. Il désire se survivre lui-même, en gardant sa personnalité. Du désir à l’espérance le pas est facile à franchir. Le difficile est de fonder cette espérance sur des preuves irréfutables. Platon a osé l’entreprendre. Il 36 y a déployé toutes les ressources du génie le plus métaphysique qui fut jamais, et, s’il n’a pas réussi à convaincre les esprits positifs, son œuvre n’en reste pas moins le plus puissant effort qu’ait fait le génie humain pour nous ôter la crainte du néant et nous inspirer l’espoir de l’immortalité. Intéressant par le sujet, le Phédon l’est davantage encore par la composition, où les péripéties d’un triple drame nous tiennent sans cesse en haleine. Le premier de ces drames consiste dans l’argumentation même, qui est, comme il arrive souvent chez Platon, personnifiée sous le nom de λ?γος. Toute la compagnie réunie autour de Socrate le suit avec une ardente curiosité. Quand les preuves par la génération des contraires, par la réminiscence, par la simplicité de l’âme lui ont donné, semble-t-il, une base assurée, tout le monde est satisfait. Mais Simmias et Cébès le font chanceler sur cette base, et tous les auditeurs tremblent pour lui. Échécrate lui-même interrompt Phédon, pour exprimer son désappointement et son impatience d’apprendre si Socrate est parvenu à le maintenir debout. Socrate ne se presse pas de calmer l’inquiétude qui règne autour de lui. Il s’adresse d’abord à Phédon pour rétablir la confiance dans l’argumentation. Il résume ensuite avec force les arguments des deux Thébains et il renverse ceux de Simmias avec tant d’aisance que Cébès luimême en est émerveillé et attend pour les siens la même 37 défaite. À ce drame métaphysique se mêle un drame purement humain. Socrate oppose à la mort un front serein, parce qu’il a confiance de trouver dans l’autre monde des dieux bons et sages et des hommes meilleurs que ceux d’ici-bas. Aussi, toutes les fois que l’argument est en danger, c’est l’espoir de Socrate qui chancelle, et ses amis s’affligent pour lui. Les deux Thébains euxmêmes n’osent pas d’abord exposer leurs objections, de peur de contrister Socrate. Mais il les encourage, les loue et fait par son calme et sa bonne grâce l’admiration de ceux qui l’écoutent. Enfin, à ces discussions, si importantes pour tous les hommes et pour Socrate en particulier, se mêle un troisième drame, qui est le récit du dernier jour du philosophe. Tandis que ses amis s’affligent et gémissent, Socrate garde un calme et une sérénité admirables ; il leur fait honte de leur peu de fermeté. Il raille doucement Criton, qui ne veut pas croire que le véritable Socrate ne sera plus là après sa mort. Il loue le bon cœur du geôlier et accueille avec sérénité l’homme qui apporte la ciguë. Jamais récit plus simple ne fut plus impressionnant que celui des derniers moments de Socrate. 38 LE MYTHE DU PHÉDON À l’intérêt dramatique le Phédon ajoute l’attrait d’un conte fantastique où la grande imagination du poète qu’est Platon s’est donné carrière. Homère avait décrit dans le onzième chant de l’Odyssée le séjour des morts. À l’imitation de la Nεχυ?α d’Homère, Platon l’a décrit à son tour, en conformité avec les idées nouvelles qu’on s’en faisait de son temps et qu’il s’en faisait lui-même. Ces idées échappant à l’argumentation philosophique, il les a exposées sous forme de mythes en trois ouvrages, le Gorgias, la République et le Phédon. Dans le Gorgias, nous voyons comment et par qui les âmes sont jugées ; dans la République, comment elles sont récompensées et punies et quelle est la structure de l’univers où ces âmes voyagent ; dans le Phédon, il s’agit surtout des séjours assignés aux justes et aux méchants et, à cette occasion, de la structure de la terre. Dans la République, les âmes, après la mort, se rendent dans un endroit merveilleux, où il y a dans la terre deux ouvertures attenant l’une à l’autre, et dans le ciel, en haut, deux autres qui leur font face. Les justes prennent à droite la route qui monte dans le ciel, et les criminels, à gauche, la route descendante. Par les deux autres les âmes qui ont accompli leur temps reviennent pour 39 revivre sur la terre. Dans le Phédon, la description est restreinte à la terre, divisée en trois compartiments, en haut la terre pure, qui est le paradis, au milieu la surface de la terre que nous habitons, et sous la terre, les lacs et les grands fleuves où s’embarquent les âmes coupables et par où elles reviennent au monde, quand elles ont expié leurs fautes. Dans les deux ouvrages, Platon a lié ses idées sur les sanctions morales à une vue générale, dans l’un, de l’univers, dans l’autre, de la terre. Les détails différent : la cause en est dans la différence des points de vue. Ceux que donne le Phédon sur l’intérieur de la terre, complètent la description des voyages des âmes décrits dans la République. Mais les deux mythes sont dignes l’un de l’autre par la grandeur des spectacles, par l’originalité des vues, par le pittoresque des descriptions et par la beauté du style. LES PERSONNAGES En aucun autre dialogue, la figure de Socrate n’appa...
« Platon Phédon [ou De l’âme ; genre moral] Traduction, noti ces et not es par Émile Chambr y La Bibliothèque électronique du Québec Collection Philosophie Vol ume 4 : versi on 1.01 2. »
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